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Chapitre XXVIII
Mars et Vénus

Le lecteur, comme Marmagne, a sans doute deviné la vérité, si étrange qu'elle paraisse au premier abord. C'était la tête du colosse qui servait d'asile à Colombe. Mars logeait Vénus, ainsi que l'avait dit Jacques Aubry. Pour la seconde fois, Benvenuto faisait intervenir son oeuvre dans sa vie, appelait l'artiste au secours de l'homme, et outre sa pensée et son génie, mettait son sort dans ses statues. Il y avait autrefois, comme on l'a vu, enfoui déjà les projets d'évasion ; il y cachait maintenant la liberté de Colombe et le bonheur d'Ascanio.
Mais, arrivés au point où nous en sommes, il est nécessaire que pour plus de clarté nous revenions un peu sur nos pas.
Quand Cellini eut achevé l'histoire de Stéphana, un moment de silence succéda à son récit. Benvenuto, dans ses souvenirs terribles parfois, bruyants toujours, parmi les ombres éclatantes ou farouches qui avaient traversé son existence, regardait passer au fond la mélancolique et sereine figure de Stéphana, morte à vingt ans. Ascanio, la tête penchée, tâchait de se rappeler les traits pâlis de la femme qui, courbée sur son berceau, l'avait souvent réveillé enfant, en laissant tomber ses larmes sur son visage rose. Pour Colombe, elle regardait avec attendrissement ce Benvenuto qu'une autre femme, jeune et pure comme elle, avait tant aimé ; elle trouvait à cette heure sa voix presque aussi douce que celle d'Ascanio, et entre ces deux hommes, qui tous deux l'aimaient d'amour, elle se sentait instinctivement aussi en sûreté qu'un enfant pourrait l'être sur les genoux de sa mère.
- Eh bien ! demanda Benvenuto après une pause de quelques secondes, Colombe se confiera-t-elle à l'homme à qui Stéphana a confié Ascanio ?
- Vous, mon père ; lui, mon frère, répondit Colombe avec une grâce modeste et digne en leur tendant les deux mains, et je m'abandonne aveuglément à vous deux pour que vous me gardiez à mon époux.
- Merci, dit Ascanio, merci, ma bien-aimée, de ce que vous croyez en lui.
- Vous promettez donc de m'obéir en tout, Colombe ? reprit Benvenuto.
- En tout, dit Colombe.
- Eh bien ! écoutez, mes enfants. J'ai toujours été convaincu que l'homme pouvait ce qu'il voulait, mais à la condition d'avoir pour aide Dieu là-haut, et le temps ici-bas. Pour vous sauver du comte d'Orbec et de l'infamie, et pour vous donner à mon Ascanio, j'ai besoin de temps, Colombe, et dans quelques jours vous allez être la femme du comte. L'important est donc d'abord et avant tout de retarder cette union impie, n'est-ce pas, Colombe, ma soeur, mon enfant, ma fille ! Il est des heures dans cette triste vie où une faute est nécessaire pour prévenir un crime. Serez-vous vaillante et ferme ? Votre amour, qui a tant de pureté et de dévouement, aura-t-il un peu de courage ? répondez.
- C'est Ascanio qui répondra pour moi, dit Colombe en souriant et en se tournant vers le jeune homme. C'est à lui de disposer de moi.
- Soyez tranquille, maître ; Colombe sera courageuse, répondit Ascanio.
- Alors, voulez-vous, Colombe, sûre de notre loyauté et de votre innocence, quitter hardiment cette maison et nous suivre ?
Ascanio fit un mouvement de surprise, Colombe se tut une minute en regardant Cellini et Ascanio, puis elle se leva et dit simplement :
- Où faut-il aller ?
- Colombe ! Colombe ! s'écria Benvenuto, touché de tant de confiance. Vous êtes une noble et sainte créature, et pourtant Stéphana m'avait rendu difficile en grandeur. Tout dépendait de votre réponse. Nous sommes sauvés maintenant, mais il n'y a pas un moment à perdre. Cette heure est suprême, Dieu nous l'accorde, profitons-en ; donnez-moi la main, Colombe, et venez.
La jeune fille baissa son voile comme pour dérober sa propre rougeur à elle- même, puis elle suivit le maître et Ascanio. La porte de communication entre le Petit-Nesle et le Grand-Nesle était fermée, mais on avait la clef en dedans. Benvenuto l'ouvrit sans bruit.
Arrivée à cette porte, Colombe s'arrêta.
- Attendez un peu, dit-elle d'une voix émue.
Et sur le seuil de cette maison qu'elle quittait parce que cette maison ne lui offrait plus un asile assez saint, l'enfant s'agenouilla et pria. Sa prière est restée entre elle et le Seigneur ; mais sans doute elle demanda à Dieu pardon pour son père de ce qu'elle allait faire. Puis, elle se releva calme et forte, et se remit à marcher conduite par Cellini. Ascanio, le coeur troublé, les suivait en silence, contemplant avec amour sa robe blanche qui fuyait dans l'ombre. Ils traversèrent ainsi le jardin du Grand-Nesle : les chants et les rires des ouvriers qui soupaient, car, on se le rappelle, c'était fête au château, arrivaient insouciants et joyeux jusqu'à nos amis, inquiets et frissonnants comme on l'est d'ordinaire aux instants suprêmes de la vie.
Arrivé au pied de la statue, Benvenuto quitta Colombe un moment, alla jusqu'à la fonderie, et reparut chargé d'une longue échelle qu'il dressa contre le colosse. La lune, céleste veilleuse, éclairait toute cette scène de sa pâle lueur ; le maître, après avoir assuré l'échelle, mit un genou en terre devant Colombe. Le plus touchant respect adoucissait son puissant regard.
- Mon enfant, dit-il à la jeune fille, entoure-moi de tes bras et tiens-toi bien.
Colombe obéit sans mot dire, et Benvenuto souleva la jeune fille comme il eût fait d'une plume.
- Que le frère, dit-il à Ascanio qui s'approchait, laisse le père porter là-haut sa fille bien-aimée.
Et le vigoureux orfèvre, chargé de son précieux fardeau, se mit à gravir l'échelle aussi aisément que s'il n'eût porté qu'un oiseau. A travers son voile, Colombe, sa tête charmante abandonnée sur l'épaule du maître, regardait la mâle et bienveillante figure de son sauveur, et se sentait pénétrée pour lui d'une confiance toute filiale que la pauvre enfant, hélas ! n'avait pas éprouvée encore. Quant à Cellini, telle était la puissante volonté de cet homme de fer qu'il tenait dans ses bras celle pour qui, deux heures auparavant, il eût exposé sa vie, sans que sa main tremblât, sans que son coeur battît plus vite, sans qu'aucun de ses muscles d'acier fléchît. Il avait commandé à son coeur d'être calme, et son coeur avait obéi.
Quand il fut arrivé au col de la statue, il ouvrit une petite porte, entra dans la tête du Mars, et y déposa Colombe.
L'intérieur de cette tête colossale d'une statue qui avait près de soixante pieds de haut formait une petite chambre ronde qui pouvait avoir huit pieds de diamètre et dix pieds de hauteur ; l'air et le jour y pénétraient par les ouvertures des yeux, du nez, de la bouche et des oreilles. Cette chambrette avait été pratiquée par Cellini, lorsqu'il travaillait à la tête ; il y enfermait les instruments dont il se servait journellement afin de n'avoir pas la peine de les monter et de les descendre cinq ou six fois par jour ; souvent aussi il emportait son déjeuner avec lui, le dressait sur une table qui tenait le milieu de cette singulière salle à manger, de sorte qu'il ne quittait pas même son échafaudage pour son repas du matin. Cette innovation qui lui était si commode l'avait mis en goût : après la table, il y avait transporté une espèce de petit lit, et dans les derniers temps, non seulement il déjeunait dans la tête de son Mars, mais encore il y faisait sa sieste. Il était donc tout simple que l'idée lui fût venue de transporter Colombe dans la cachette la plus sûre évidemment de toutes celles qu'il pouvait lui offrir.
- C'est ici qu'il faudra rester, Colombe, dit Benvenuto, et vous devez, ma chère enfant, vous résigner à ne descendre que la nuit. Attendez dans cet asile, sous le regard de Dieu et sous la garde de notre amitié, le résultat de mes efforts. Jupiter, ajouta-t-il en souriant et en faisant allusion à la promesse du roi, achèvera, je l'espère, ce que Mars aura commencé. Vous ne me comprenez pas, mais je sais ce que je veux dire. Nous avons pour nous l'Olympe, et vous avez, vous, le Paradis. Le moyen que nous ne réussissions pas ! Voyons, souriez donc un peu, Colombe, sinon au présent, du moins à l'avenir. Je vous dis sérieusement qu'il faut espérer. Espérez donc avec confiance, sinon en moi, du moins en Dieu. – J'ai été dans une prison plus dure que la vôtre, croyez-moi, et mon espérance m'étourdissait sur ma captivité. – D'ici au jour du succès, Colombe, vous ne me reverrez plus. Votre frère Ascanio, moins soupçonné et moins surveillé que moi, viendra vous voir et veillera sur vous ; c'est lui que je charge de transformer cette chambre d'ouvrier en cellule de religieuse. Au moment donc où je vous quitte, retenez bien mes paroles : vous avez fait, confiante et courageuse enfant, tout ce que vous aviez à faire ; le reste maintenant me regarde. Nous n'avons plus qu'à laisser agir la Providence, Colombe. Or, écoutez-moi. Quoi qu'il arrive, songez-y : dans quelque situation désespérée que vous paraissiez être ou que vous soyez réellement, lors même qu'aux pieds des autels vous n'auriez plus qu'à dire le terrible oui qui vous unirait à jamais au comte d'Orbec, ne doutez pas de votre ami, Colombe ; ne doutez pas de votre père, mon enfant ; comptez sur Dieu et sur nous ; j'arriverai à temps, j'en réponds. Aurez-vous cette foi et cette fermeté ? dites, l'aurez-vous ?
- Oui, dit la jeune fille d'une voix assurée.
- C'est bien, reprit Cellini, adieu ; maintenant je vous laisse dans votre petite solitude ; quand tout le monde sera endormi, Ascanio viendra vous apporter tout ce qu'il vous faut. Adieu, Colombe.
Il tendit la main à Colombe, mais la jeune fille lui présenta son front comme elle avait l'habitude de faire à son père. Benvenuto tressaillit, mais passant la main devant ses yeux et maîtrisant à la fois les pensées qui se pressaient dans son esprit et les passions qui bouillonnaient dans son coeur, il déposa sur ce front pur le plus paternel des baisers, murmurant à demi-voix :
- Adieu, chère fille de Stéphana.
Et il redescendit promptement vers Ascanio, qui l'attendait, et tous deux allèrent rejoindre paisiblement les ouvriers, qui ne mangeaient plus, mais qui buvaient encore.
Une nouvelle vie, étrange, inouïe, commença alors pour Colombe, et elle s'en arrangea comme d'une existence de reine.
Voici comment fut meublée la chambre aérienne.
Elle avait déjà, comme on le sait, un lit et une table, Ascanio y ajouta une chaise basse en velours, une glace de Vénus, une bibliothèque composée de livres de piété que désigna elle-même Colombe, un crucifix, merveille de ciselure, enfin un flacon d'argent, aussi du maître, et dont chaque nuit on renouvelait les fleurs.
C'était tout ce que pouvait contenir la coque blanche qui recélait tant d'innocence et de grâce.
Colombe dormait ordinairement le jour : Ascanio le lui avait conseillé, de peur qu'un mouvement involontaire ne la trahît ; elle s'éveillait avec la lueur des étoiles et le chant des rossignols, s'agenouillait sur son lit, devant son crucifix, et restait longtemps absorbée dans une fervente prière ; puis elle faisait sa toilette, peignait ses beaux et longs cheveux, et rêvait. Alors une échelle se posait contre la statue, et Ascanio venait frapper à la petite porte. Si la toilette de Colombe était achevée, elle ouvrait à son ami, qui restait auprès d'elle jusqu'à minuit. A minuit, si le temps était beau, Colombe descendait : Ascanio rentrait au Grand-Nesle et dormait quelques heures tandis que Colombe faisait sa promenade nocturne, en recommençant les songes de son allée, plus voisins désormais de la réalité. Au bout de deux heures, la blanche apparition rentrait dans son coquet refuge, où elle attendait le jour en respirant les fleurs qu'elle venait de cueillir pour parfumer son doux nid, et en écoutant chanter les rossignols du Petit-Nesle et les coqs du Pré-aux-Clercs.
Un peu avant l'aube, Ascanio revenait voir sa fiancée et lui apportait ses provisions du jour, adroitement dérobées à dame Ruperte, grâce à la complicité de Cellini. Alors commençaient de bonnes et ravissantes causeries, souvenirs d'amants, projets d'époux. Quelquefois aussi Ascanio restait silencieusement en contemplation devant son idole, et Colombe se laissait regarder en lui souriant. Souvent, quand ils se quittaient, ils n'avaient pas prononcé une seule parole ; mais c'était alors même qu'ils s'étaient plus parlé. Chacun d'eux n'avait-il pas dans le coeur tout ce que l'autre eût pu lui dire, plus ce que le coeur ne dit pas et que Dieu lit !
La douleur et la solitude dans le jeune âge ont cela de bon, qu'en faisant l'âme meilleure et plus grande, elles la conservent aussi fraîche. Colombe, la vierge fière et digne, était en même temps une jeune fille gaie et folle ; il y avait donc, outre les jours où on rêvait les jours où l'on riait, les jours où l'on jouait comme des enfants, et chose étonnante ! ce n'étaient pas ces jours ou plutôt ces nuits, – car, comme on le sait, les jeunes gens avaient interverti l'ordre de la nature, – ce n'étaient pas ces jours qui passaient le plus vite. L'amour, comme toute chose rayonnante, a besoin d'ombre pour mieux briller.
Jamais un mot d'Ascanio n'effraya la timide et pure enfant qui l'appelait son frère. Ils étaient seuls, ils s'aimaient ; mais justement parce qu'ils étaient seuls, ils sentaient mieux la présence de Dieu, dont ils voyaient de plus près le ciel, et justement parce qu'ils s'aimaient, ils respectaient leur amour comme une divinité.
Dès que l'aurore commençait à dorer faiblement les toits des maisons, Colombe, à grand regret, renvoyait son ami, mais comme Juliette renvoyait Roméo, en le rappelant dix fois. L'un ou l'autre avait toujours oublié quelque chose de bien important ; cependant il fallait partir à la fin, et Colombe, jusqu'au moment où, vers midi, elle remettait son coeur à Dieu et s'endormait du sommeil des anges, restait seule à rêver, écoutait à la fois les pensées qui murmuraient dans son coeur et les petits oiseaux qui s'éveillaient en chantant sous les tilleuls de son ancien jardin. Il va sans dire qu'en se retirant Ascanio emportait l'échelle.
Pour ces petits oiseaux, elle émiettait chaque matin du pain à l'entrée de la bouche de la statue ; les hardis pillards venaient chercher ce pain, et vite ils s'envolaient d'abord ; mais ils s'apprivoisèrent peu à peu. Les oiseaux comprennent les âmes des jeunes filles, ailées comme eux. Ils restaient donc longtemps et payaient en chansons le repas que leur donnait Colombe. Il y eut même un chardonneret audacieux qui se hasarda dans l'intérieur de la chambre et qui s' habitua à venir manger dans la main de la jeune fille, le matin et le soir. Puis, comme les nuits commençaient à devenir fraîches, une nuit il se laissa prendre par la jeune prisonnière, qui le mit dans son sein, où il dormit jusqu'au jour malgré la visite d'Ascanio, malgré la promenade de Colombe. Le captif volontaire ne manqua pas de revenir le lendemain et tous les autres soirs. A l'aube il se mettait à chanter. Colombe alors le prenait, le donnait à baiser à Ascanio, et lui rendait la liberté.
Ainsi se passait l'existence de Colombe dans la tête de la statue.
Deux événements en troublèrent seuls le cours paisible ; ces deux événements furent les deux visites domiciliaires du prévôt. Une fois Colombe se réveilla en sursaut en entendant la voix de son père ; ce n'était pas un rêve : il était là dans le jardin au-dessous d'elle, et Benvenuto lui disait :
- Vous demandez ce que c'est que ce colosse, monsieur d'Estourville ? C'est la statue de Mars que Sa Majesté le roi François Ier a eu la bonté de me commander pour Fontainebleau. Un petit bijou de soixante pieds, comme vous voyez, rien que cela !
- C'est fort grandiose et fort beau, répondit messire d'Estourville ; mais passons, ce n'est pas cela que je viens chercher.
- Ce serait trop facile à trouver.
Et ils passèrent.
Colombe, à genoux, les bras étendus, avait envie de crier à son père : « Mon père, mon père, je suis ici ! » Le vieillard cherchait sa fille, il la pleurait peut-être ; mais la pensée du comte d'Orbec, mais les projets odieux de madame d'Etampes, mais le souvenir de la conversation qu'avait entendue Ascanio paralysèrent son élan. Aussi cette sensation ne lui vint-elle même point à la seconde visite, quand la voix du hideux comte se mêla à celle du prévôt.
- Voilà une étrange statue, et faite comme une maison ! disait d'Orbec arrêté aux pieds du colosse. Si elle résiste à l'hiver, les hirondelles pourront y bâtir leur nid au printemps.
Le matin même de ce jour où la seule voix de son fiancé causa une si grande terreur à Colombe, Ascanio lui avait apporté une lettre de Cellini.

« Mon enfant, disait Benvenuto, je suis obligé de partir, mais soyez tranquille, je laisse tout préparé pour votre délivrance et votre bonheur. Une parole du roi me garantit le succès, et, vous le savez, le roi n'a jamais manqué à sa parole. Dès aujourd'hui, votre père va s'absenter aussi. Ne désespérez pas. J'ai eu maintenant tout le temps qu'il me fallait. Je vous le dis donc encore, chère fille, fussiez-vous sur le seuil de l'église, fussiez-vous agenouillée devant l'autel et prête à prononcer les paroles qui lient à jamais, laissez faire la fatalité ; la Providence, je vous le jure, interviendra à temps. Adieu.

                    Votre père,
                              Benvenuto Cellini. »

Cette lettre, qui remplit de joie Colombe en ravivant ses espérances, eut le malheureux effet d'inspirer aux pauvres enfants une sécurité dangereuse. La jeunesse ne connaît pas les sentiments modérés ; elle saute du désespoir à l'extrême confiance ; pour elle le ciel est toujours ou gros de tempêtes ou resplendissant d'azur. Rassurés doublement et par l'absence du prévôt et par la lettre de Cellini, ils négligèrent dès lors les précautions, donnèrent plus d'amour et moins à la prudence. Colombe ne veillait plus avec autant de soin sur ses mouvements et fut aperçue de Perrine, qui ne vit, par bonheur, en elle que le moine bourru. Ascanio alluma la lampe sans tirer les rideaux, et la lumière fut aperçue par dame Ruperte. Le double récit des deux commères éveilla la curiosité de Jacques Aubry, et l'indiscret écolier, pareil à l'Horace de l'Ecole des Femmes, alla tout révéler, juste à celui à qui il eût fallu tout taire. On connaît le résultat de cette confidence.
Revenons donc à l'hôtel d'Etampes.
Quand on demanda à Marmagne comment il était arrivé à cette précieuse découverte, il ne voulut rien dire et fit le mystérieux. La vérité était trop simple et laissait trop peu d'honneur à sa pénétration : il aima mieux donner à entendre que c'était à force de ruses et de luttes qu'il en était arrivé aux magnifiques résultats dont on s'étonnait. La duchesse, comme nous l'avons dit, était radieuse ; elle allait, venait, interrogeait le vicomte ; on la tenait donc enfin, la petite rebelle, qui avait causé tant d'alarmes ! Madame d'Etampes voulait aller elle-même à l'hôtel de Nesle, s'assurer du bonheur de ses amis. D'ailleurs, après ce qui était arrivé, après la fuite ou plutôt l'enlèvement de Colombe, on ne pouvait plus laisser la jeune fille au Petit- Nesle. La duchesse s'en chargerait ; elle l'amènerait à l'hôtel d'Etampes ; elle saurait bien l'y garder, elle, mieux que n'avaient fait duègne et fiancé ; elle l'y garderait comme une rivale, et Colombe, comme on le voit, serait bien gardée.
La duchesse fit approcher sa litière.
- La chose est restée à peu près secrète, dit madame d'Etampes au prévôt. Vous, d'Orbec, vous n'êtes pas homme, n'est-ce pas, à vous préoccuper d'une escapade d'enfant ? Ainsi, je ne vois pas ce qui empêcherait le mariage d'avoir lieu et nos projets de tenir.
- Oh ! madame, fit en s'inclinant messire d'Estourville enchanté.
- Aux mêmes conditions, n'est-ce pas, duchesse ? dit d'Orbec.
- Sans doute, aux mêmes conditions, mon cher comte. Quant au Benvenuto, continua la duchesse, coupable ou complice d'un rapt infâme, soyez tranquille, cher vicomte, nous vous en vengerons en nous en vengeant.
- Mais on me disait, madame, reprit Marmagne, que le roi, dans son enthousiasme artistique, avait pris avec lui, dans le cas où la fonte de son Jupiter réussirait, de tels engagements qu'il n'aurait plus qu'à souhaiter pour voir ses souhaits accomplis.
- Soyez tranquille, c'est là où je le guette, répondit la duchesse ; je lui ménage pour ce jour-là une surprise à laquelle il ne s'attend pas. Ainsi reposez-vous sur moi et laissez-moi tout mener.
C'est ce qu'il y avait de mieux à faire ; il y avait longtemps que la duchesse ne s'était montrée aussi empressée, aussi active, aussi charmante. Sa joie éclatait malgré elle. Elle envoya en hâte le prévôt, chercher ses hoquetons, et bientôt le prévôt, d'Orbec et Marmagne, précédés de sergents d'armes, arrivèrent à la porte de l'hôtel de Nesle, suivis à distance par madame d'Etampes, qui, toute frémissante d'impatience et la tête sans cesse hors de sa litière, attendit sur le quai.
C'était l'heure du dîner des ouvriers, et Ascanio, Pagolo, le petit Jehan et les femmes, se trouvaient seuls pour le moment au Grand-Nesle. On n'attendait Benvenuto que le lendemain soir ou le surlendemain au matin. Ascanio, qui reçut les visiteurs, crut à une troisième visite domiciliaire, et, comme il avait reçu à ce sujet des ordres très positifs du maître, il n'opposa aucune résistance et les reçut au contraire avec la plus grande politesse.
Le prévôt, ses amis et ses gens, allèrent droit à la fonderie.
- Ouvrez-nous cette porte, dit d'Estourville à Ascanio.
Le coeur du jeune homme se serra de je ne sais quel terrible pressentiment. Cependant il pouvait se tromper, et comme la moindre hésitation était faite pour donner des soupçons, il remit sans sourciller la clef au prévôt.
- Prenez cette grande échelle, dit le prévôt à ses hoquetons.
Les hoquetons obéirent, et guidés par messire d'Estourville, marchèrent droit à la statue. Arrivé là, le prévôt dressa lui même l'échelle et s'apprêta à monter ; mais Ascanio, pâle de courroux et de terreur, posa le pied sur le premier échelon.
- Que prétendez-vous, messieurs ? s'écria-t-il ; cette statue est le chef- d'oeuvre du maître ; la garde de cette statue m'est confiée, et le premier qui portera la main sur elle, pour quelque chose que ce soit, celui-là, je vous en préviens, est un homme mort !
Et il tira de sa ceinture un poignard mince et affilé, mais si parfaitement trempé que la lame, d'un seul coup, perçait un écu d'or.
Le prévôt fit un signe et ses hoquetons s'avancèrent contre Ascanio, la pique haute. Ascanio fit une résistance désespérée et blessa deux hommes ; mais il ne pouvait rien, seul contre huit, sans compter le prévôt, Marmagne et d'Orbec. Il lui fallut céder au nombre ; il fut terrassé, garrotté, bâillonné, et le prévôt se mit à gravir l'échelle, suivi, de peur de surprise, par deux de ses sergents.
Colombe avait tout vu et tout entendu ; son père la trouva évanouie ; en voyant tomber Ascanio, elle l'avait cru mort.
Saisi à cette vue de colère, plutôt encore que d'inquiétude, le prévôt chargea brusquement Colombe sur sa robuste épaule et redescendit ; puis tous retournèrent au quai, les sergents d'armes entraînant Ascanio, que d'Orbec regardait avec attention. Pagolo vit passer son camarade et ne bougea point. Le petit Jehan était disparu. Scozzone seule, ne comprenant rien à ce qui se passait, essaya de barrer la porte en criant :
- Qu'est-ce que cette violence, messieurs ? Pourquoi entraîner Ascanio ? Quelle est cette femme ?
Mais en ce moment le voile qui couvrait le visage de Colombe se dérangea, et Scozzone reconnut le modèle de la statue d'Hébé.
Elle se rangea alors pâle de jalousie et laissa passer, sans plus dire une seule parole, le prévôt, ses amis, ses gens et ceux qu'ils emmenaient.
- Qu'est-ce que cela signifie, et pourquoi avez-vous maltraité ce jeune homme ? dit madame d'Etampes en voyant Ascanio garrotté, pâle et tout sanglant ; déliez-le ! déliez-le !
- Madame, dit le prévôt, ce jeune homme nous a opposé une résistance désespérée : il a blessé deux de mes hommes ; il est complice de son maître, sans doute, et il me paraît urgent de le conduire en lieu sûr.
- Puis, dit d'Orbec à demi-voix à la duchesse, il ressemble si fort au page italien que j'ai vu chez vous et qui a assisté à toute notre conversation, que s'il n'avait un autre costume et s'il ne parlait la langue que vous m'aviez assuré qu'il n'entendait pas, sur l'honneur ! madame la duchesse, je jurerais que c'est lui.
- Vous avez raison, monsieur le prévôt, dit vivement la duchesse d'Etampes, revenant sur l'ordre qu'elle avait donné de rendre la liberté à Ascanio ; vous avez raison, ce jeune homme peut être dangereux. Assurez vous donc de lui.
- Au Châtelet le prisonnier, dit le prévôt.
- Et nous, dit la duchesse, aux côtés de laquelle on avait placé Colombe toujours évanouie ; nous, messieurs, à l'hôtel d'Etampes !
Un instant après, le galop d'un cheval retentit sur le quai.
C'était le petit Jehan qui courait à toute bride annoncer à Cellini ce qui venait de se passer à l'hôtel de Nesle.
Quant à Ascanio, il entra au Châtelet sans avoir vu la duchesse et sans savoir la part qu'elle venait de prendre à l'événement qui ruinait toutes ses espérances.

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