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Chapitre VI
A quoi servent les duègnes

A peine avaient-ils fait dix pas dans la rue, qu'ils rencontrèrent un homme de cinquante ans à peu près, assez exigu de taille, mais d'une physionomie mobile et fine.
- J'allais chez vous, Benvenuto, dit le nouvel arrivant, qu'Ascanio salua avec un respect mêlé de vénération, et auquel Benvenuto tendit cordialement la main.
- Etait-ce pour affaire d'importance, mon cher Francesco ? dit l'orfèvre : alors je retourne avec vous ; ou bien était-ce purement et simplement pour me voir ? alors venez avec moi.
- C'était pour vous donner un avis, Benvenuto.
- J'écoute. Un avis est toujours bon à recevoir lorsqu'il vient de la part d'un ami.
- Mais celui que j'ai à vous donner ne peut être donné qu'à vous seul.
- Ce jeune homme est un autre moi-même, Francesco, parlez.
- Je l'eusse déjà fait si j'avais cru devoir le faire, répondit l'ami de Benvenuto.
- Pardon, maître, dit Ascanio en s'éloignant avec discrétion.
- Eh bien ! va donc seul où je comptais aller avec toi, mon cher enfant, dit Benvenuto ; aussi bien tu sais que ce que tu as vu, je l'ai vu. Examine tout dans les plus grands détails ; vois si l'atelier aura un bon jour, si la cour sera commode pour une fonte, s'il y aura moyen de séparer notre laboratoire de celui des autres apprentis. N'oublie pas le jeu de paume.
Et Benvenuto passa son bras sous celui de l'étranger, fit un signe de la main à Ascanio, et reprit le chemin de l'atelier, laissant le jeune homme debout et immobile au milieu de la rue Saint-Martin.
En effet, il y avait dans la commission dont son maître venait de le charger plus qu'il n'en fallait pour jeter un grand trouble dans l'esprit d'Ascanio. Ce trouble n'avait pas été médiocre, même quand Benvenuto lui avait proposé de faire la visite à eux deux. Qu'on juge donc de ce qu'il devint lorsqu'il se vit appelé à faire cette visite tout seul.
Ainsi, lui qui avait, pendant deux dimanches, vu Colombe sans oser la suivre, et qui, le troisième, l'avait suivie sans oser lui parler, il allait se présenter chez elle, et pourquoi ? pour visiter l'hôtel de Nesle, que Benvenuto comptait, le dimanche suivant, par forme de récréation, enlever de gré ou de force au père de Colombe.
La position était fausse pour tout le monde : elle était terrible pour un amoureux.
Heureusement qu'il y avait loin de la rue Saint-Martin à l'hôtel de Nesle. S'il n'y avait eu que deux pas, Ascanio ne les eût pas faits ; il y avait une demi lieue, il se mit en route.
Rien ne familiarise avec le danger comme le temps ou la distance qui nous en sépare. Pour toutes les âmes fortes ou pour toutes les organisations heureuses, la réflexion est un puissant auxiliaire. C'était à cette dernière classe qu'appartenait Ascanio. Il n'était pas encore d'habitude à cette époque de faire le dégoûté de la vie avant que d'y être entré. Toutes les sensations étaient franches et se traduisaient franchement, la joie par le rire, la douleur par les larmes. La manière était chose à peu près inconnue dans la vie comme dans l'art, et un jeune et joli garçon de vingt ans n'était pas le moins du monde humilié à cette époque d'avouer qu'il était heureux.
Or, dans tout ce trouble d'Ascanio, il y avait un certain bonheur. Il n'avait compté revoir Colombe que le dimanche suivant, et il allait la revoir le jour même. C'étaient six jours de gagnés, et six jours d'attente, on le sait, sont six siècles au compte des amoureux.
Aussi, à mesure qu'il s'approchait, la chose paraissait plus simple à ses yeux : c'était lui, il est vrai, qui avait donné le conseil à Benvenuto de demander au roi le séjour de Nesle pour en faire son atelier, mais Colombe pouvait-elle lui en vouloir d'avoir cherché à se rapprocher d'elle ? Cette impatronisation de l'orfèvre florentin dans le vieux palais d'Amaury ne pouvait se faire, il est vrai, qu'au détriment du père de Colombe, qui le regardait comme à lui, mais ce dommage était-il réel, puisque messire Robert d'Estourville ne l'habitait pas ? D'ailleurs, Benvenuto avait mille moyens de payer son loyer : – une coupe donnée au prévôt, un collier donné à sa fille et Ascanio se chargeait de faire le collier pouvaient et devaient, dans cette époque d'art, aplanir bien des choses. Ascanio avait vu des grands-ducs, des rois et des papes, près de vendre leur couronne, leur sceptre ou leur tiare, pour acheter un de ces merveilleux bijoux qui sortaient des mains de son maître. C'était donc, au bout du compte, messire Robert qui, en supposant que les choses s'arrangeassent ainsi, serait encore redevable à maître Benvenuto, – car maître Benvenuto était si généreux que si messire d'Estourville faisait les choses galamment, Ascanio en était certain, maître Benvenuto ferait les choses royalement.
Arrivé au bout de la rue Saint-Martin, Ascanio se regardait donc comme un messager de paix élu par le Seigneur pour maintenir l'harmonie entre deux puissances.
Cependant, malgré cette conviction, Ascanio, qui n'était pas fâché, – les amoureux sont des êtres bien étranges, – d'allonger sa route d'une dizaine de minutes, au lieu de traverser la Seine en bateau, remonta le long du quai, et passa la rivière au pont aux Moulins. Peut-être aussi avait-il pris ce chemin parce que c'était celui qu'il avait fait la veille en suivant Colombe.
Quelle que soit, au reste, la cause qui lui avait fait prendre ce détour, il n'en était moins, au bout de vingt minutes à peu près, en face de l'hôtel de Nesle.
Mais arrivé là, et lorsqu'il vit la petite porte ogive qu'il lui fallait traverser, lorsqu'il aperçut le charmant petit palais gothique qui élançait ses hardis clochetons au-dessus du mur, lorsqu'il pensa que derrière ces jalousies à moitié fermées à cause de la chaleur était sa belle Colombe, tout cet échafaudage de riches rêveries bâti dans ce chemin s'évanouit comme ces édifices que l'on voit dans les nuages et que le vent renverse d'un coup d'aile : il se retrouva face à face avec la réalité, et la réalité ne lui parut pas des plus rassurantes.
Cependant, après une pause de quelques minutes, pause d'autant plus étrange que par le grand soleil qu'il faisait il était absolument seul sur le quai, Ascanio comprit qu'il fallait prendre un parti quelconque. Or, il n'y avait d'autre parti à prendre que d'entrer à l'hôtel. Il s'avança donc jusque sur le seuil et souleva le marteau. Mais Dieu sait quand il l'eût laissé retomber, si à ce moment même et par hasard la porte ne se fût ouverte, et s'il ne se fût trouvé face à face avec une espèce de maître Jacques d'une trentaine d'années, moitié valet, moitié paysan. C'était le jardinier de messire d'Estourville.
Ascanio et le jardinier reculèrent chacun de son côté.
- Que voulez-vous ? dit le jardinier, que demandez-vous ?
Ascanio, forcé d'aller en avant, rappela tout son courage et répondit bravement :
- Je demande à visiter l'hôtel.
- Comment, visiter l'hôtel ! s'écria le jardinier stupéfait, et au nom de qui ?
- Au nom du roi ! répondit Ascanio.
- Au nom du roi ! s'écria le jardinier. Jésus Dieu ! est-ce que le roi voudrait nous le reprendre ?
- Peut-être ! répondit Ascanio.
- Mais qu'est-ce que cela signifie ?
- Vous comprenez, mon ami, dit Ascanio avec un aplomb dont il se sut gré à lui-même, que je n'ai pas de compte à vous rendre ?
- C'est juste. A qui voulez-vous parler ?
- Mais, monsieur le prévôt y est-il ? demanda Ascanio, qui savait parfaitement que le prévôt n'y était point.
- Non, monsieur ; il est au Châtelet.
- Eh bien ! en son absence, qui est-ce qui le remplace ?
- Il y a sa fille, mademoiselle Colombe.
Ascanio se sentit rougir jusqu'aux oreilles.
- Et puis, continua le jardinier, il y a encore dame Perrine. Monsieur veut il parler à dame Perrine ou à mademoiselle Colombe ?
Cette demande était bien simple, et cependant elle produisit un terrible combat dans l'âme d'Ascanio. Il ouvrit la bouche pour dire que c'était mademoiselle Colombe qu'il voulait voir, et cependant, comme si des paroles aussi hasardeuses se refusaient à sortir de ses lèvres, ce fut dame Perrine qu'il demanda.
Le jardinier, qui ne se doutait pas que sa question, qu'il regardait comme fort simple, eût causé un si grand remue ménage, inclina la tête en signe d'obéissance et s'avança à travers la cour du côté de la porte intérieure du Petit-Nesle. Ascanio le suivit.
Il fallut traverser une seconde cour, puis une deuxième porte, puis un petit parterre, puis les marches d'un perron, puis une longue galerie. Après quoi le jardinier ouvrit une porte et dit :
- Dame Perrine, c'est un jeune homme qui demande à visiter l'hôtel au nom du roi.
Et se dérangeant alors, il fit place à Ascanio, qui lui succéda sur le seuil de la porte.
Ascanio s'appuya au mur, un nuage venait de lui passer sur les yeux : une chose bien simple et que cependant il n'avait pas prévu était arrivé : dame Perrine était avec Colombe, et il se trouvait en face de toutes deux.
Dame Perrine était au rouet et filait. Colombe était à son métier et faisait de la tapisserie.
Toutes deux levèrent la tête en même temps et regardèrent du côté de la porte.
Colombe reconnut à l'instant même Ascanio. Elle l'attendait, quoique sa raison lui eût dit qu'il ne devait pas revenir. Quant à lui, lorsqu'il vit les yeux de la jeune fille se lever sur lui, quoique le regard qui sortait de ces yeux fût d'une douceur infinie, il crut qu'il allait mourir.
C'est qu'il avait prévu mille difficultés, c'est qu'il avait rêvé mille obstacles avant d'arriver à sa bien-aimée ; ces obstacles devaient l'exalter, ces difficultés devaient l'affermir, et voilà qu'au contraire toutes choses avaient été bonnement et simplement, comme si du premier coup Dieu, touché de la pureté de leur amour, l'avait encouragé et béni ; voilà qu'il se trouvait en face d'elle au moment où il s'y attendait le moins, si bien que de tout ce beau discours qu'il avait préparé, et dont l'ardente éloquence devait l'étonner et l'attendrir, il ne trouvait pas une phrase, pas un mot, pas une syllabe.
Colombe, de son côté, demeurait immobile et muette. Ces deux jeunes et pures existences qui, comme mariées d'avance dans le ciel, sentaient déjà qu'elles s'appartenaient, et qui, une fois rapprochées l'une de l'autre, devaient se confondre, et, comme celles de Salmacis et d'Hermaphrodite, n'en plus former qu'une, tout effrayées à cette première rencontre, tremblaient, hésitaient et restaient sans paroles l'une vis-à-vis de l'autre.
Ce fut dame Perrine qui se soulevant à demi sur sa chaise, tirant sa quenouille de son corset et s'appuyant sur la bobine de son rouet, rompit la première le silence.
- Que nous dit-il donc, ce butor de Raimbault ? s'écria la digne duègne. Avez-vous entendu, Colombe ? Puis, comme Colombe ne répondait pas : Que demandez-vous céans, mon jeune maître ? continua-t-elle en faisant quelques pas vers Ascanio. Mais, Dieu me pardonne ! s'écria-t-elle tout à coup en reconnaissant celui à qui elle avait affaire, c'est ce gentil cavalier qui, ces trois derniers dimanches, m'a si galamment offert de l'eau bénite à la porte de l'église ! Que vous plaît-il, mon bel ami ?
- Je voudrais vous parler, balbutia Ascanio.
- A moi seule ? demanda en minaudant dame Perrine.
- A vous... seule...
Et Ascanio, en répondant ainsi, se disait à lui-même qu'il était affreusement niais.
- Alors, venez par ici, jeune homme ; venez, dit dame Perrine en ouvrant une porte latérale et en faisant signe à Ascanio de la suivre.
Ascanio la suivit, mais en la suivant, il jeta sur Colombe un de ces longs regards dans lesquels les amoureux savent mettre tant de choses, et qui, si prolixes et si inintelligibles qu'ils soient pour les indifférents, finissent toujours par être compris par la personne à qui ils sont adressés. Sans doute Colombe ne perdit pas un mot de sa signification, car ses yeux, sans qu'elle sût comment, ayant rencontré ceux du jeune homme, elle rougit prodigieusement, et comme elle se sentit rougir, elle baissa les yeux sur sa tapisserie et se mit à estropier une pauvre fleur qui n'en pouvait mais. Ascanio vit cette rougeur, et s'arrêtant tout à coup, il fit un pas vers Colombe, mais en ce moment dame Perrine se retourna et appela le jeune homme, qui fut forcé de la suivre. A peine eut-il passé le seuil de la porte que Colombe abandonna son aiguille, laissa tomber ses bras aux deux côtés de sa chaise en renversant sa tête en arrière, poussa un long soupir, dans lequel se combinait par un de ces inexplicables mystères du coeur le regret de voir Ascanio s'éloigner avec un certain bien-être de ne plus le sentir là.
Quant au jeune homme, il était franchement de mauvaise humeur : de mauvaise humeur contre Benvenuto, qui lui avait donné une si singulière commission ; de mauvaise humeur contre lui-même, de n'avoir pas mieux su en profiter, et de mauvaise humeur surtout contre dame Perrine, qui avait eu le tort de le faire sortir juste au moment où il semblait que les yeux de Colombe lui disaient de rester.
Aussi lorsque la duègne se trouvant tête à tête avec lui s'informa du but de sa visite, Ascanio lui répondit-il d'une façon fort délibérée, décidé qu'il était à se venger sur elle de sa propre maladresse :
- Le but de ma visite, ma chère dame, est de vous prier de me montrer l'hôtel de Nesle, et cela d'un bout à l'autre.
- Vous montrer l'hôtel de Nesle ! s'écria dame Perrine ; et pourquoi donc faire voulez-vous le visiter ?
- Pour voir s'il est à notre convenance, si nous y serons bien, et si cela vaut la peine que nous nous dérangions pour venir l'habiter.
- Comment, pour venir l'habiter ! Vous l'avez donc loué à M. le prévôt ?
- Non, mais Sa Majesté nous le donne.
- Sa Majesté vous le donne ! s'exclama dame Perrine de plus en plus étonnée.
- En toute propriété, répondit Ascanio.
- A vous ?
- Non, pas tout à fait, ma bonne dame, mais à mon maître.
- Et quel est votre maître, sans indiscrétion, jeune homme ? quelque grand seigneur étranger sans doute ?
- Mieux que cela, dame Perrine, – un grand artiste venu tout exprès de Florence pour servir Sa Majesté Très Chrétienne.
- Ah ! ah ! dit la bonne dame, qui ne comprenait pas très bien ; et que fait il, votre maître ?
- Ce qu'il fait ? il fait tout : des bagues pour mettre au doigt des jeunes filles ; des aiguières pour placer sur la table des rois ; des statues pour mettre dans les temples des dieux ; puis, dans ses moments perdus, il assiège ou défend les villes, selon que c'est son caprice de faire trembler un empereur ou de rassurer un pape.
- Jésus-Dieu ! s'écria dame Perrine ; et comment s'appelle votre maître ?
- Il s'appelle Benvenuto Cellini.
- C'est drôle, je ne connais pas ce nom-là, murmura la bonne dame ; et qu'est-il de son état ?
- Il est orfèvre.
Dame Perrine regarda Ascanio avec de grands yeux étonnés.
- Orfèvre ! murmura-t-elle, orfèvre ! et vous croyez que messire le prévôt cédera comme cela son palais à... un... orfèvre !
- S'il ne le cède pas, nous le lui prendrons.
- De force ?
- Très bien.
- Mais votre maître n'osera pas tenir tête à M. le prévôt, j'espère !
- Il a tenu tête à trois ducs et à deux papes.
- Jésus-Dieu ! à deux papes ! Ce n'est pas un hérétique, au moins ?
- Il est catholique comme vous et moi, dame Perrine ; rassurez-vous, et Satan n'est pas le moins du monde notre allié ; mais à défaut du diable, nous avons pour nous le roi.
- Ah ! oui, mais M. le prévôt a mieux que cela encore, lui.
- Et qu'a-t-il donc ?
- Il a madame d'Etampes.
- Alors, partie égale, dit Ascanio.
- Et si messire d'Estourville refuse ?
- Maître Benvenuto prendra.
- Et si messire Robert s'enferme comme dans une citadelle ?
- Maître Cellini en fera le siège.
- Messire le prévôt a vingt-quatre sergents d'armes, songez-y.
- Maître Benvenuto Cellini a dix apprentis : partie égale toujours, comme vous voyez, dame Perrine.
- Mais, personnellement, messire d'Estourville est un rude jouteur ; au tournoi qui a eu lieu lors du mariage de François Ier, il a été un des tenants, et tous ceux qui ont osé se mesurer contre lui ont été portés jusqu'à terre.
- Eh bien ! dame Perrine, c'est justement l'homme que cherchait Benvenuto, lequel n'a jamais trouvé son maître en fait d'armes, et qui, comme messire d'Estourville, a porté tous ses adversaires à terre, avec cette différence cependant que quinze jours après, ceux qu'avait combattus votre prévôt étaient remis sur leurs jambes, gais et bien portants, tandis que ceux qui ont eu affaire à mon maître ne s'en sont jamais relevés, et trois jours après étaient couchés, morts et enterrés.
- Tout cela finira mal ! tout cela finira mal ! murmura dame Perrine. On dit qu'il se passe de terribles choses, jeune homme, dans les villes prises d'assaut.
- Rassurez-vous, dame Perrine, répondit Ascanio en riant, vous aurez affaire à des vainqueurs cléments.
- Ce que j'en dis, mon cher enfant, répondit dame Perrine, qui n'était pas fâchée peut-être de se ménager un appui parmi les assiégeants, c'est que j'ai peur qu'il n'y ait du sang répandu ; car, quant à votre voisinage, vous comprenez bien qu'il ne peut nous être que très agréable, attendu que la société manque un peu dans ce maudit désert où messire d'Estourville nous a consignées, sa fille et moi, comme deux pauvres religieuses, quoique ni elle ni moi n'ayons prononcé de voeux, Dieu merci ! or, il n'est pas bon que l'homme soit seul, dit l'écriture, et quand l'écriture dit l'homme, elle sous entend la femme ; n'est-ce pas votre avis, jeune homme ?
- Cela va sans dire.
- Et nous sommes bien seules et par conséquent bien tristes dans cet immense séjour.
- Mais n'y recevez-vous donc aucune visite ? demanda Ascanio.
- Jésus-Dieu ! pires que des religieuses, comme je vous le disais. Les religieuses, au moins, ont des parents, elles ont des amis qui viennent les voir à la grille. Elles ont le réfectoire, où elles se réunissent, où elles parlent, où elles causent. Ce n'est pas bien récréatif, je le sais ; mais encore, c'est quelque chose. Nous, nous n'avons que messire le prévôt, qui vient de temps en temps pour morigéner sa fille de ce qu'elle devient trop belle, je crois ; car c'est son seul crime, pauvre enfant ! et pour me gronder, moi, de ce que je ne la surveille pas encore assez sévèrement, Dieu merci ! quand elle ne voit âme qui vive au monde, et quand, à part les paroles qu'elle m'adresse, elle n'ouvre la bouche que pour faire ses prières au bon Dieu. Aussi, je vous en prie, jeune homme, ne dites à personne que vous avez été reçu ici, que vous avez visité le Grand-Nesle avec moi, et qu'après avoir visité le Grand Nesle, vous êtes venu causer un instant avec nous au Petit.
- Comment ! s'écria Ascanio, après avoir visité le Grand-Nesle, je vais donc revenir avec vous au Petit ? Je vais donc... Ascanio s'arrêta, voyant que sa joie allait trop loin.
- Je ne crois pas qu'il serait poli, jeune homme, après vous être présenté ainsi devant mademoiselle Colombe, qui, à tout prendre, en l'absence de son père, est la maîtresse de la maison, et avoir demandé à me parler à moi seule, je ne crois pas qu'il serait poli, dis je, de quitter le séjour de Nesle sans lui dire un petit mot d'adieu. Après cela, si la chose ne vous agrée pas, vous êtes libre, comme vous le comprenez bien, de sortir directement par le Grand-Nesle, qui a sa sortie.
- Non pas, non pas ! s'écria Ascanio. Peste ! dame Perrine, je me vante d'être aussi bien élevé que qui que ce soit au monde, et de savoir me conduire courtoisement à l'égard des dames. Seulement, dame Perrine, visitons le séjour en question sans perdre un seul instant, car je suis on ne peut plus pressé.
Et en effet, maintenant qu'Ascanio savait qu'il devait revenir par le Petit- Nesle, il avait toute hâte d'en finir avec le Grand. Or, comme de son côté dame Perrine avait toujours une sourde crainte d'être surprise par le prévôt au moment où elle y pensait le moins, elle ne voulut point mettre Ascanio en retard, et détachant un trousseau de clefs pendu derrière une porte, elle marcha devant lui.
Jetons donc avec Ascanio un regard sur l'hôtel de Nesle, où vont se passer désormais les principales scènes de l'histoire que nous racontons.
L'hôtel, ou plutôt le séjour de Nesle, comme on l'appelait plus communément alors, occupait sur la rive gauche de la Seine, ainsi que nos lecteurs le savent déjà, l'emplacement où s'éleva ensuite l'hôtel de Nevers, et où l'on a bâti depuis la Monnaie et l'Institut. Il terminait Paris au sud-ouest, car au-delà de ses murailles on ne voyait plus que le fossé de la ville et les verdoyantes pelouses du Pré-aux-Clercs. C'était Amaury, seigneur de Nesle en Picardie, qui l'avait fait construire vers la fin du huitième siècle. Philippe le Bel le lui acheta en 1308, et en fit dès lors son château royal. En 1520, la tour de Nesle, de sanglante et luxurieuse mémoire, en avait été séparée pour former le quai, le pont sur le fossé et la porte de Nesle, de sorte que la sombre tour était restée sur la rive du fleuve isolée et morne comme une pécheresse qui fait pénitence.
Mais le séjour de Nesle était heureusement assez vaste pour que cette suppression n'y parût pas. L'hôtel était grand comme un village : une haute muraille, percée d'un large porche ogive et d'une petite porte de service, le défendait du côté du quai. On entrait d'abord dans une vaste cour tout entourée de murs ; cette seconde muraille quadrangulaire avait une porte à gauche et une porte au fond. Si l'on entrait, comme Ascanio venait de le faire, par la porte à gauche, on trouvait un charmant petit édifice dans le style gothique du quatorzième siècle : c'était le Petit-Nesle, qui avait au midi son jardin séparé. Si l'on passait au contraire par la porte du fond, on voyait à main droite le Grand-Nesle tout de pierres et flanqué de deux tourelles, avec ses toits aigus bordés de balustrades, sa façade anguleuse, ses hautes fenêtres, ses vitres coloriées et ses vingt girouettes criant au vent : il y avait là de quoi loger trois banquiers d'aujourd'hui.
Puis, si vous alliez toujours en avant, vous vous perdiez dans toutes sortes de jardins, et vous trouviez dans les jardins un jeu de paume, un jeu de bague, une fonderie, un arsenal ; après quoi venaient les basses-cours, les bergeries, les étables et les écuries : il y avait là de quoi loger trois fermiers de nos jours.
Le tout, il faut le dire, était fort négligé, et partant en très mauvais état, Raimbault et ses deux aides suffisant à peine pour entretenir le jardin du Petit-Nesle, où Colombe cultivait des fleurs, et où dame Perrine plantait des choux. Mais le tout était vaste, bien éclairé, solidement bâti, et avec quelque peu de soin et de dépense, on en pouvait faire le plus magnifique atelier qui fût au monde.
Puis la chose eût-elle été infiniment moins convenable, qu'Ascanio n'en eût pas moins été ravi, le principal pour lui étant surtout de se rapprocher de Colombe.
Au reste, la visite fut courte : en un tour de main, l'agile jeune homme eut tout vu, tout parcouru, tout apprécié. Ce que voyant dame Perrine, qui avait essayé vainement de le suivre, elle lui avait donné tout bonnement le trousseau de clefs, qu'à la fin de son investigation il lui rendit fidèlement.
- Et maintenant, dame Perrine, dit Ascanio, me voici à vos ordres.
-Eh bien ! rentrons donc un instant au Petit-Nesle, jeune homme, puisque vous pensez comme moi que la chose est convenable.
- Comment donc ! ce serait de la plus grande impolitesse que d'agir autrement.
- Mais, motus avec Colombe sur le sujet de votre visite.
- Oh ! mon Dieu ! de quoi vais-je lui parler alors ! s'écria Ascanio.
- Vous voilà bien embarrassé, beau jouvenceau ! ne m'avez-vous pas dit que vous étiez orfèvre ?
- Sans doute.
- Eh bien ! parlez-lui bijoux ; c'est une conversation qui réjouit toujours le coeur de la plus sage. On est fille d'Eve ou on ne l'est pas, et si l'on est fille d'Eve, on aime ce qui brille. D'ailleurs, elle a si peu de distraction dans sa retraite, pauvre enfant ! que c'est une bénédiction de la récréer quelque peu. Il est vrai que la récréation qui conviendrait à son âge serait un bon mariage. Aussi, maître Robert ne vient pas une seule fois au logis que je ne lui glisse dans le tuyau de l'oreille : – Mariez-la donc, cette pauvre petite, mariez-la donc.
Et sans s'apercevoir de ce que l'aveu de cette familiarité pouvait laisser planer de conjectures sur sa position chez messire le prévôt, dame Perrine reprit le chemin du Petit-Nesle et rentra suivie d'Ascanio dans la salle où elle avait laissé Colombe.
Colombe était encore pensive et rêveuse, et dans la même attitude où nous l'avons laissée. Seulement, vingt fois peut-être sa tête s'était relevée et son regard s'était fixé sur la porte par laquelle était sorti le beau jeune homme, de sorte que quelqu'un qui eût suivi ces regards répétés aurait pu croire qu'elle l'attendait. Cependant, à peine vit-elle la porte tourner sur ses gonds, que Colombe se remit au travail avec tant d'empressement, que ni dame Perrine ni Ascanio ne purent se douter que son travail eût été interrompu.
Comment avait-elle deviné que le jeune homme suivait la duègne, c'est ce que le magnétisme aurait pu seul expliquer, si le magnétisme eût été inventé à cette époque.
- Je vous ramène notre donneur d'eau bénite, ma chère Colombe, car c'est lui en personne, et je l'avais bien reconnu. J'allais le reconduire par la porte du Grand-Nesle, lorsqu'il m'a fait observer qu'il n'avait pas pris congé de vous. La chose était vraie, car vous ne vous êtes pas dit un seul pauvre petit mot tout à l'heure. Vous n'êtes pourtant muets ni l'un ni l'autre, Dieu merci !
- Dame Perrine... interrompit Colombe toute troublée.
- Eh bien ! quoi ? il ne faut pas rougir comme cela. Monsieur Ascanio est un honnête jeune homme comme vous êtes une sage demoiselle. D'ailleurs c'est, à ce qu'il paraît, un bon artiste en bijoux, pierres précieuses et affiquets qui sont ordinairement du goût des jolies filles. Il viendra vous en montrer, mon enfant, si cela vous plaît.
- Je n'ai besoin de rien, murmura Colombe.
- A cette heure c'est possible ; mais il faut espérer que vous ne mourrez pas en recluse dans cette maudite retraite. Nous avons seize ans, Colombe, et le jour viendra où vous serez une belle fiancée à laquelle on donnera toutes sortes de bijoux ; puis une grande dame à laquelle il faudra toutes sortes de parures. Eh bien ! autant donner la préférence à celles de ce jeune homme qu'à celles de quelque autre artiste qui ne le vaudra sûrement pas.
Colombe était au supplice. Ascanio, que les prévisions de dame Perrine ne réjouissaient que médiocrement, s'en aperçut et vint au secours de la pauvre enfant, pour laquelle une conversation directe était mille fois moins embarrassante que ce monologue par interprète.
- Oh ! mademoiselle, dit-il, ne me refusez point cette grâce de vous apporter quelques-uns de mes ouvrages ; il me semble maintenant que c'est pour vous que je les ai faits, et qu'en les faisant je songeais à vous.- Oh ! oui, croyez-le bien, car nous autres artistes en bijoux, nous mêlons parfois à l'or, à l'argent, aux pierres précieuses, nos propres pensées. Dans ces diadèmes qui couronnent vos têtes, dans ces bracelets qui étreignent vos bras, dans ces colliers qui caressent vos épaules, dans ces fleurs, dans ces oiseaux, dans ces anges, dans ces chimères, que nous faisons balbutier à vos oreilles, nous mettons parfois de respectueuses adorations.
Et il faut bien le dire, en notre qualité d'historien, à ces douces paroles le coeur de Colombe se dilatait, car Ascanio, si longtemps muet, parlait enfin et parlait comme elle rêvait qu'il devait parler, car, sans lever les yeux, la jeune fille sentait le rayon ardent de ses yeux fixé sur elle, et il n'y avait pas jusqu'à l'accent étranger de cette voix qui ne prêtât un charme singulier à ces paroles nouvelles et inconnues pour Colombe, un accent profond et irrésistible à cette langue facile et harmonieuse de l'amour que les jeunes filles comprennent avant de la parler.
- Je sais bien, continuait Ascanio, les regards toujours fixés sur Colombe, je sais bien que nous n'ajoutons rien à votre beauté. On ne rend pas Dieu plus riche parce qu'on pare son autel. Mais au moins nous entourons votre grâce de tout ce qui est suave et beau comme elle, et lorsque, pauvres et humbles ouvriers d'enchantements et d'éclat, nous vous voyons du fond de notre ombre passer dans votre lumière, nous nous consolons d'être si fort au dessous de vous en pensant que notre art vous élève encore.
- Oh ! monsieur, répondit Colombe toute troublée, vos belles choses me seront probablement toujours étrangères, ou du moins inutiles ; je vis dans l'isolement et l'obscurité, et loin que cet isolement et cette obscurité me pèsent, j'avoue que je les aime, j'avoue que je voudrais y demeurer toujours, et cependant j'avoue encore que je voudrais bien voir vos parures, non pas pour moi, mais pour elles ; non pas pour les mettre, mais pour les admirer.
Et tremblante d'en avoir déjà trop dit et peut-être d'en dire plus encore, Colombe, en achevant ces mots, salua et sortit avec une telle rapidité, qu'aux yeux d'un homme plus savant en pareille matière, cette sortie eût pu tout bonnement passer pour une fuite.
- Eh bien ! à la bonne heure ! dit dame Perrine, la voilà qui se réconcilie un peu avec la coquetterie. Il est vrai de dire que vous parlez comme un livre, jeune homme. Oui, vraiment, il faut croire que dans votre pays on a des secrets pour charmer les gens ; la preuve, c'est que vous m'avez mise dans vos intérêts tout de suite, moi qui vous parle, et d'honneur ! je souhaite que messire le prévôt ne vous fasse pas un trop mauvais parti. Allons, au revoir, jeune homme, et dites à votre maître de prendre garde à lui. Prévenez-le que messire d'Estourville est dur en diable et fort puissant en cour. Ainsi donc, si votre maître voulait m'en croire, il renoncerait à se loger au Grand-Nesle, et surtout à le prendre de force. Quant à vous, nous nous reverrons, n'est-ce pas ? Mais surtout ne croyez pas Colombe : elle est du seul bien de défunte sa mère plus riche qu'il ne faut pour se passer des fantaisies vingt fois plus coûteuses que celles que vous lui offrez. Puis, écoutez-moi, apportez aussi quelques objets plus simples : elle pensera peut- être à me faire un petit présent. On n'est pas encore, Dieu merci ! d'âge à se refuser toute coquetterie. Vous entendez, n'est-ce pas ?
Et jugeant qu'il était nécessaire, pour être mieux comprise, d'ajouter le geste aux paroles, dame Perrine appuya sa main sur le bras du jeune homme. Ascanio tressaillit comme un homme qu'on réveille en sursaut. En effet, il lui semblait que tout cela était un rêve. Il ne comprenait pas qu'il fût chez Colombe, et il doutait que cette blanche apparition, dont la voix mélodieuse murmurait encore à son oreille, dont la forme légère venait de glisser devant ses yeux, fût bien réellement celle-là pour un regard de laquelle, la veille et le matin encore, il eût donné sa vie.
Aussi, plein de son bonheur présent et de son espoir à venir, promit-il à dame Perrine tout ce qu'elle voulut, sans même écouter ce qu'elle lui demandait. Que lui importait ! N'était-il pas prêt à donner tout ce qu'il possédait pour revoir Colombe ?
Puis, songeant lui-même qu'une plus longue visite serait inconvenante, il prit congé de dame Perrine en lui promettant de revenir le lendemain.
En sortant du Petit-Nesle, Ascanio se trouva presque nez à nez avec deux hommes qui allaient y entrer. A la manière dont l'un de ces deux hommes le regarda, encore plus qu'à son costume, il reconnut que ce devait être le prévôt.
Bientôt ses soupçons furent changés en certitude lorsqu'il vit ces deux hommes frapper à la même porte par laquelle il venait de sortir : il eut alors le regret de n'être point parti plus tôt, car qui pouvait dire si son imprudence n'allait pas retomber sur Colombe.
Pour ôter tout caractère d'importance à sa visite, en supposant que le prévôt y eût fait attention, Ascanio s'éloigna sans même retourner la tête vers ce petit coin du monde qui était le seul dont en ce moment il eût voulu être le roi.
En rentrant à l'atelier, il trouva Benvenuto fort préoccupé. – Cet homme qui les avait arrêtés dans la rue était le Primatice, et il accourait en bon confrère prévenir Cellini que, pendant cette visite qu'était venue lui faire le matin François Ier, l'imprudent artiste avait trouvé moyen de se faire de madame la duchesse d'Etampes une ennemie mortelle.

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