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Chapitre CXLI
La lettre de M. de Baisemeaux

D’Artagnan, fidèle à son plan, alla dès le lendemain matin rendre visite à M. de Baisemeaux.
C’était jour de propreté à la Bastille : les canons étaient brossés, fourbis, les escaliers grattés ; les porte-clefs semblaient occupés du soin de polir leurs clefs elles-mêmes.
Quant aux soldats de la garnison, ils se promenaient dans leurs cours, sous prétexte qu’ils étaient assez propres.
Le commandant Baisemeaux reçut d’Artagnan d’une façon plus que polie ; mais il fut avec lui d’une réserve tellement serrée, que toute la finesse de d’Artagnan ne lui tira pas une syllabe.
Plus il se retenait dans ses limites, plus la défiance de d’Artagnan croissait.
Ce dernier crut même remarquer que le commandant agissait en vertu d’une recommandation récente.
Baisemeaux n’avait pas été au Palais-Royal, avec d’Artagnan, l’homme froid et impénétrable que celui-ci trouva dans le Baisemeaux de la Bastille.
Quand d’Artagnan voulut le faire parler sur les affaires si pressantes d’argent qui avaient amené Baisemeaux à la recherche d’Aramis et le rendaient expansif malgré tout ce soir-là, Baisemeaux prétexta des ordres à donner dans la prison même, et laissa d’Artagnan se morfondre si longtemps à l’attendre, que notre mousquetaire, certain de ne point obtenir un mot de plus, partit de la Bastille sans que Baisemeaux fût revenu de son inspection.
Mais il avait un soupçon, d’Artagnan, et, une fois le soupçon éveillé, l’esprit de d’Artagnan ne dormait plus.
Il était aux hommes ce que le chat est aux quadrupèdes l’emblème de l’inquiétude à la fois et de l’impatience.
Un chat inquiet ne demeure pas plus en place que le flocon de soie qui se balance à tout souffle d’air. Un chat qui guette est mort devant son poste d’observation, et ni la faim ni la soif ne savent le tirer de sa méditation.
D’Artagnan, qui brûlait d’impatience, secoua tout à coup ce sentiment comme un manteau trop lourd. Il se dit que la chose qu’on lui cachait était précisément celle qu’il importait de savoir.
En conséquence, il réfléchit que Baisemeaux ne manquerait pas de faire prévenir Aramis, si Aramis lui avait donné une recommandation quelconque. C’est ce qui arriva.
Baisemeaux avait à peine eu le temps matériel de revenir du donjon, que d’Artagnan s’était mis en embuscade près de la rue du Petit-Musc, de façon à voir tous ceux qui sortiraient de la Bastille.
Après une heure de station à la Herse-d’Or, sous l’auvent où l’on prenait un peu d’ombre, d’Artagnan vit sortir un soldat de garde.
Or, c’était le meilleur indice qu’il pût désirer. Tout gardien ou porte-clefs a ses jours de sortie et même ses heures à la Bastille, puisque tous sont astreints à n’avoir ni femme ni logement dans le château ; ils peuvent donc sortir sans exciter la curiosité.
Mais un soldat caserné est renfermé pour vingt-quatre heures lorsqu’il est de garde, on le sait bien, et d’Artagnan le savait mieux que personne. Ce soldat ne devait donc sortir en tenue de service que pour un ordre exprès et pressé.
Le soldat, disons-nous, partit de la Bastille, et lentement, lentement, comme un heureux mortel à qui, au lieu d’une faction devant un insipide corps de garde, ou sur un bastion non moins ennuyeux, arrive la bonne aubaine d’une liberté jointe à une promenade, ces deux plaisirs comptant comme service. Il se dirigea vers le faubourg Saint-Antoine, humant l’air, le soleil, et regardant les femmes.
D’Artagnan le suivit de loin. Il n’avait pas encore fixé ses idées là-dessus.
« Il faut tout d’abord, pensa-t-il, que je voie la figure de ce drôle. Un homme vu est un homme jugé. »
D’Artagnan doubla le pas, et, ce qui n’était pas bien difficile, devança le soldat.
Non seulement il vit sa figure, qui était assez intelligente et résolue, mais encore il vit son nez, qui était un peu rouge.
« Le drôle aime l’eau-de-vie », se dit-il.
En même temps qu’il voyait le nez rouge, il voyait dans la ceinture du soldat un papier blanc.
« Bon ! il a une lettre, ajouta d’Artagnan. Or, un soldat se trouve trop joyeux d’être choisi par M. de Baisemeaux pour estafette, il ne vend pas le message. »
Comme d’Artagnan se rongeait les poings, le soldat avançait toujours dans le faubourg Saint-Antoine.
« Il va certainement à Saint-Mandé, se dit-il, et je ne saurai pas ce qu’il y a dans la lettre... »
C’était à en perdre la tête.
« Si j’étais en uniforme, se dit d’Artagnan, je ferais prendre le drôle et sa lettre avec lui. Le premier corps de garde me prêterait la main. Mais du diable si je dis mon nom pour un fait de ce genre. Le faire boire, il se défiera et puis il me grisera... Mordioux ! je n’ai plus d’esprit, et c’en est fait de moi. Attaquer ce malheureux, le faire dégainer, le tuer pour sa lettre. Bon, s’il s’agissait d’une lettre de reine à un lord, ou d’une lettre de cardinal à une reine. Mais, mon Dieu, quelles piètres intrigues que celles de MM. Aramis et Fouquet avec M. Colbert ! La vie d’un homme pour cela, oh ! non, pas même dix écus. »
Comme il philosophait de la sorte en mangeant ses ongles et moustaches, il aperçut un petit groupe d’archers et un commissaire.
Ces gens emmenaient un homme de belle mine qui se débattaient du meilleur coeur.
Les archers lui avaient déchiré ses habits, et on le traînait. Il demandait qu’on le conduisît avec égards, se prétendant gentilhomme et soldat.
Il vit notre soldat marcher dans la rue, et cria :
- Soldat, à moi !
Le soldat marcha du même pas vers celui qui l’interpellait, et la foule le suivit.
Une idée vint alors à d’Artagnan.
C’était la première : on verra qu’elle n’était pas mauvaise.
Tandis que le gentilhomme racontait au soldat qu’il venait d’être pris dans une maison comme voleur, tandis qu’il n’était qu’un amant, le soldat le plaignait et lui donnait des consolations et des conseils avec cette gravité que le soldat français met au service de son amour-propre et de l’esprit de corps. D’Artagnan se glissa derrière le soldat pressé par la foule, et lui tira nettement et promptement le papier de la ceinture.
Comme, à ce moment, le gentilhomme déchiré tiraillait ce soldat, comme le commissaire tiraillait le gentilhomme, d’Artagnan put opérer sa capture sans le moindre inconvénient.
Il se mit à dix pas derrière un pilier de maison, et lut sur l’adresse :

A M. du Vallon, chez M. Fouquet, à Saint-Mandé.

- Bon, dit-il.
Et il décacheta sans déchirer, puis il tira le papier plié en quatre, qui contenait seulement ces mots :
Cher monsieur du Vallon, veuillez faire dire à M. d’Herblay qu’il est venu à la Bastille et qu’il a questionné.
          Votre dévoué,
                    De Baisemeaux.

- Eh bien ! à la bonne heure, s’écria d’Artagnan, voilà qui est parfaitement limpide. Porthos en est.
Sûr de ce qu’il voulait savoir :
« Mordioux ! pensa le mousquetaire, voilà un pauvre diable de soldat à qui cet enragé sournois de Baisemeaux va faire payer cher ma supercherie... S’il rentre sans lettre... que lui fera-t-on ? Au fait, je n’ai pas besoin de cette lettre ; quand l’oeuf est avalé, à quoi bon les coquilles ? »
D’Artagnan vit que le commissaire et les archers avaient convaincu le soldat et continuaient d’emmener leur prisonnier.
Celui-ci restait environné de la foule et continuait ses doléances.
D’Artagnan vint au milieu de tous et laissa tomber la lettre sans que personne le vit, puis il s’éloigna rapidement. Le soldat reprenait sa route vers Saint-Mandé, pensant beaucoup à ce gentilhomme qui avait imploré sa protection.
Tout à coup il pensa un peu à sa lettre, et, regardant sa ceinture, il la vit dépouillée. Son cri d’effroi fit plaisir à d’Artagnan.
Ce pauvre soldat jeta les yeux tout autour de lui avec angoisse, et enfin, derrière lui, à vingt pas, il aperçut la bienheureuse enveloppe. Il fondit dessus comme un faucon sur sa proie.
L’enveloppe était bien un peu poudreuse, un peu froissée, mais enfin la lettre était retrouvée.
D’Artagnan vit que le cachet brisé occupait beaucoup le soldat. Le brave homme finit cependant par se consoler, il remit le papier dans sa ceinture.
« Va, dit d’Artagnan, j’ai le temps désormais ; précède-moi. Il paraît qu’Aramis n’est pas à Paris, puisque Baisemeaux écrit à Porthos. Ce cher Porthos, quelle joie de le revoir... et de causer avec lui ! » dit le Gascon.
Et, réglant son pas sur celui du soldat, il se promit d’arriver un quart d’heure après lui chez M. Fouquet.

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