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Chapitre CXLIV
La campagne de Planchet

Les cavaliers levèrent la tête et virent que l’honnête Planchet disait l’exacte vérité.
Dix minutes après, ils étaient dans la rue de Lyon, de l’autre côté de l’Auberge du Beau-Paon.
Une grande haie de sureaux touffus, d’aubépines et de houblons formaient une clôture impénétrable et noire, derrière laquelle s’élevait une maison blanche à large toit de tuiles.
Deux fenêtres de cette maison donnaient sur la rue.
Toutes deux étaient sombres.
Entre les deux, une petite porte surmontée d’un auvent soutenu par des pilastres y donnait entrée.
On arrivait à cette porte par un seuil élevé.
Planchet mit pied à terre comme s’il allait frapper à cette porte ; puis, se ravisant, il prit son cheval par la bride et marcha environ trente pas encore.
Ses deux compagnons le suivirent.
Alors il arriva devant une porte charretière à claire-voie située trente pas plus loin, et, levant un loquet de bois, seule clôture de cette porte, il poussa l’un des battants.
Alors il entra le premier, tira son cheval par la bride, dans une petite cour entourée de fumier, dont la bonne odeur décelait une étable toute voisine.
- Il sent bon, dit bruyamment Porthos en mettant à son tour pied à terre, et je me croirais, en vérité dans mes vacheries de Pierrefonds.
- Je n’ai qu’une vache, se hâta de dire modestement Planchet.
- Et moi, j’en ai trente, dit Porthos, ou plutôt je ne sais pas le nombre de mes vaches.
Les deux cavaliers étaient entrés, Planchet referma la porte derrière eux.
Pendant ce temps, d’Artagnan, qui avait mis pied à terre avec sa légèreté habituelle, humait le bon air, et, joyeux comme un Parisien qui voit de la verdure, il arrachait un brin de chèvrefeuille d’une main, une églantine de l’autre.
Porthos avait mis ses mains sur des pois qui montaient le long des perches et mangeait ou plutôt broutait cosses et fruits.
Planchet s’occupa aussitôt de réveiller, dans ses appentis, une manière de paysan, vieux et cassé, qui couchait sur des mousses couvertes d’une souquenille.
Ce paysan, reconnaissant Planchet, l’appela notre maître, à la grande satisfaction de l’épicier.
- Mettez les chevaux au râtelier, mon vieux, et bonne pitance, dit Planchet.
- Oh ! oui-da ! les belles bêtes, dit le paysan ; oh ! il faut qu’elles en crèvent !
- Doucement, doucement, l’ami, dit d’Artagnan ; peste ! comme nous y allons : l’avoine et la botte de paille, rien de plus.
- Et de l’eau blanche pour ma monture à moi, dit Porthos, car elle a bien chaud, ce me semble.
- Oh ! ne craignez rien, messieurs, répondit Planchet, le père Célestin est un vieux gendarme d’Ivry. Il connaît l’écurie ; venez à la maison, venez.
Il attira les deux amis par une allée fort couverte qui traversait un potager, puis une petite luzerne, et qui, enfin, aboutissait à un petit jardin derrière lequel s’élevait la maison, dont on avait déjà vu la principale façade du côté de la rue.
A mesure que l’on approchait, on pouvait distinguer, par deux fenêtres ouvertes au rez-de-chaussée et qui donnaient accès à la chambre, l’intérieur, le pénétral de Planchet.
Cette chambre, doucement éclairée par une lampe placée sur la table, apparaissait au fond du jardin comme une riante image de la tranquillité, de l’aisance et du bonheur.
Partout où tombait la paillette de lumière détachée du centre lumineux sur une faïence ancienne, sur un meuble luisant de propreté, sur une arme pendue à la tapisserie, la pure clarté trouvait un pur reflet, et la goutte de feu venait dormir sur la chose agréable à l’oeil.
Cette lampe, qui éclairait la chambre, tandis que le feuillage des jasmins et des aristoloches tombait de l’encadrement des fenêtres, illuminait splendidement une nappe damassée blanche comme un quartier de neige.
Deux couverts étaient mis sur cette nappe. Un vin jauni roulait ses rubis dans le cristal à facettes de la longue bouteille, et un grand pot de faïence bleue, à couvercle d’argent, contenait un cidre écumeux.
Près de la table, dans un fauteuil à large dossier, dormait une femme de trente ans, au visage épanoui par la santé et la fraîcheur.
Et, sur les genoux de cette fraîche créature, un gros chat doux, pelotonnant son corps sur ses pattes pliées, faisait entendre le ronflement caractéristique qui, avec les yeux demi-clos, signifie, dans les moeurs félines : « Je suis parfaitement heureux. »
Les deux amis s’arrêtèrent devant cette fenêtre, tout ébahis de surprise.
Planchet, en voyant leur étonnement, fut ému d’une douce joie.
- Ah ! coquin de Planchet ! dit d’Artagnan, je comprends tes absences.
- Oh ! oh ! voilà du linge bien blanc, dit à son tour Porthos d’une voix de tonnerre.
Au bruit de cette voix, le chat s’enfuit, la ménagère se réveilla en sursaut, et Planchet, prenant un air gracieux, introduisit les deux compagnons dans la chambre où était dressé le couvert.
- Permettez-moi, dit-il, ma chère, de vous présenter M. le chevalier d’Artagnan, mon protecteur.
D’Artagnan prit la main de la dame en homme de Cour et avec les mêmes manières chevaleresques qu’il eût pris celle de Madame.
- M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, ajouta Planchet.
Porthos fit un salut dont Anne d’Autriche se fût déclarée satisfaite, sous peine d’être bien exigeante.
Alors, ce fut au tour de Planchet.
Il embrassa bien franchement la dame, après toutefois avoir fait un signe qui semblait demander la permission à d’Artagnan et à Porthos.
Permission qui lui fut accordée, bien entendu.
D’Artagnan fit un compliment à Planchet.
- Voilà, dit-il, un homme qui sait arranger sa vie.
- Monsieur, répondit Planchet en riant, la vie est un capital que l’homme doit placer le plus ingénieusement qu’il lui est possible...
- Et tu en retires de gros intérêts, dit Porthos en riant comme un tonnerre.
Planchet revint à sa ménagère.
- Ma chère amie, dit-il, vous voyez là les deux hommes qui ont conduit une partie de mon existence. Je vous les ai nommés bien des fois tous les deux.
- Et deux autres encore, dit la dame avec un accent flamand des plus prononcés.
- Madame est Hollandaise ? demanda d’Artagnan.
Porthos frisa sa moustache, ce que remarqua d’Artagnan, qui remarquait tout.
- Je suis Anversoise, répondit la dame.
- Et elle s’appelle dame Gechter, dit Planchet.
- Vous n’appelez point ainsi madame, dit d’Artagnan.
- Pourquoi cela ? demanda Planchet.
- Parce que ce serait la vieillir chaque fois que vous l’appelleriez.
- Non, je l’appelle TrŸchen.
- Charmant nom, dit Porthos.
- TrŸchen, dit Planchet, m’est arrivée de Flandre avec sa vertu et deux mille florins. Elle fuyait un mari fâcheux qui la battait. En ma qualité de Picard, j’ai toujours aimé les Artésiennes. De l’Artois à la Flandre, il n’y a qu’un pas. Elle vint pleurer chez son parrain, mon prédécesseur de la rue des Lombards ; elle plaça chez moi ses deux milles florins que j’ai fait fructifier, et qui lui en rapportent dix mille.
- Bravo, Planchet !
- Elle est libre, elle est riche ; elle a une vache, elle commande à une servante et au père Célestin ; elle me file toutes mes chemises, elle me tricote tous mes bas d’hiver elle ne me voit que tous les quinze jours, et elle veut bien se trouver heureuse.
- Heureuse che suis effectivement... dit TrŸchen avec abandon.
Porthos frisa l’autre hémisphère de sa moustache.
« Diable ! diable ! pensa d’Artagnan, est-ce que Porthos aurait des intentions ?... »
En attendant, TrŸchen, comprenant de quoi il était question, avait excité sa cuisinière, ajouté deux couverts, et chargé la table de mets exquis, qui font d’un souper un repas, et d’un repas un festin.
Beurre frais, boeuf salé, anchois et thon, toute l’épicerie de Planchet.
Poulets, légumes, salade, poisson d’étang, poisson de rivière, gibier de forêt, toutes les ressources de la province.
De plus, Planchet revenait du cellier, chargé de dix bouteilles dont le verre disparaissait sous une épaisse couche de poudre grise.
Cet aspect réjouit le coeur de Porthos.
- J’ai faim, dit-il.
Et il s’assit près de dame TrŸchen avec un regard assassin.
D’Artagnan s’assit de l’autre côté.
Planchet, discrètement et joyeusement, se plaça en face.
- Ne vous ennuyez pas, dit-il, si, pendant le souper, TrŸchen quitte souvent la table ; elle surveille vos chambres à coucher.
En effet, la ménagère faisait de nombreux voyages, et l’on entendait au premier étage gémir les bois de lit et crier des roulettes sur le carreau.
Pendant ce temps, les trois hommes mangeaient et buvaient, Porthos surtout.
C’était merveille que de les voir.
Les dix bouteilles étaient dix ombres lorsque TrŸchen redescendit avec du fromage.
D’Artagnan avait conservé toute sa dignité.
Porthos, au contraire, avait perdu une partie de la sienne.
On chantait bataille, on parla chansons.
D’Artagnan conseilla un nouveau voyage à la cave, et, comme Planchet ne marchait pas avec toute la régularité du sçavant fantassin, le capitaine des mousquetaires proposa de l’accompagner.
Ils partirent donc en fredonnant des chansons à faire peur aux diables les plus flamands.
TrŸchen demeura à table près de Porthos.
Tandis que les deux gourmets choisissaient derrière les falourdes, on entendit ce bruit sec et sonore que produisent, en faisant le vide, deux lèvres sur une joue.
« Porthos se sera cru à La Rochelle », pensa d’Artagnan.
Ils remontèrent chargés de bouteilles.
Planchet n’y voyait plus, tant il chantait.
D’Artagnan, qui y voyait toujours, remarqua combien la joue gauche de TrŸchen était plus rouge que la droite.
Or, Porthos souriait à la gauche de TrŸchen, et frisait, de ses deux mains, les deux côtés de ses moustaches à la fois.
TrŸchen souriait aussi au magnifique seigneur.
Le vin pétillant d’Anjou fit des trois hommes trois diables d’abord, trois soliveaux ensuite.
D’Artagnan n’eut que la force de prendre un bougeoir pour éclairer à Planchet son propre escalier.
Planchet traîna Porthos, que poussait TrŸchen, fort joviale aussi de son côté.
Ce fut d’Artagnan qui trouva les chambres et découvrit les lits. Porthos se plongea dans le sien, déshabillé par son ami le mousquetaire.
D’Artagnan se jeta sur le sien en disant :
- Mordioux ! j’avais cependant juré de ne plus toucher à ce vin jaune qui sent la pierre à fusil. Fi ! si les mousquetaires voyaient leur capitaine dans un pareil état !
Et, tirant les rideaux du lit :
- Heureusement qu’ils ne me verront pas, ajouta-t-il.
Planchet fut enlevé dans les bras de TrŸchen, qui le déshabilla et ferma rideaux et portes.
- C’est divertissant, la campagne, dit Porthos en allongeant ses jambes qui passèrent à travers le bois du lit, ce qui produisit un écroulement énorme auquel nul ne prit garde, tant on s’était diverti à la campagne de Planchet.
Tout le monde ronflait à deux heures de l’après minuit.

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