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Chapitre CL
Montalais et Malicorne

Montalais avait raison. M. de Guiche, appelé partout, était fort exposé, par la multiplication même des affaires, à ne répondre nulle part.
Aussi, telle est la force des situations faibles, que Madame, malgré son orgueil blessé, malgré sa colère intérieure, ne put rien reprocher, momentanément, du moins, à Montalais, qui venait de violer si audacieusement la consigne quasi royale qui l’avait éloignée.
De Guiche aussi perdit la tête, ou, plutôt, disons-le, de Guiche avait perdu la tête avant l’arrivée de Montalais ; car à peine eut-il entendu la voix de la jeune fille, que, sans prendre congé de Madame, comme la plus simple politesse l’exigeait même entre égaux, il s’enfuit le coeur brûlant, la tête folle, laissant la princesse une main levée et lui faisant un geste d’adieu. C’est que de Guiche pouvait dire, comme le dit Chérubin cent ans plus tard, qu’il emportait aux lèvres du bonheur pour une éternité.
Montalais trouva donc les deux amants fort en désordre : il y avait désordre chez celui qui s’enfuyait, désordre chez celle qui restait.
Aussi la jeune fille murmura, tout en jetant un regard interrogateur autour d’elle :
- Je crois que, cette fois, j’en sais autant que la femme la plus curieuse peut désirer en savoir.
Madame fut tellement embarrassée de ce regard inquisiteur, que, comme si elle eût entendu l’aparté de Montalais, elle ne dit pas un seul mot à sa fille d’honneur, et, baissant les yeux, rentra dans sa chambre à coucher.
Ce que voyant, Montalais écouta.
Alors elle entendit Madame qui fermait les verrous de sa chambre.
De ce moment elle comprit qu’elle avait sa nuit à elle, et, faisant du côté de cette porte qui venait de se fermer un geste assez irrespectueux, lequel voulait dire : « Bonne nuit, princesse ! » elle descendit retrouver Malicorne, fort occupé pour le moment à suivre de l’oeil un courrier tout poudreux qui sortait de chez le comte de Guiche.
Montalais comprit que Malicorne accomplissait quelque oeuvre d’importance ; elle le laissa tendre les yeux, allonger le cou, et, quand Malicorne en fut revenu à sa position naturelle, elle lui frappa seulement sur l’épaule.
- Eh bien ! dit Montalais, quoi de nouveau ?
- M. de Guiche aime Madame, dit Malicorne.
- Belle nouvelle ! Je sais quelque chose de plus frais, moi.
- Et que savez-vous ?
- C’est que Madame aime M. de Guiche.
- L’un était la conséquence de l’autre.
- Pas toujours, mon beau monsieur.
- Cet axiome serait-il à mon adresse ?
- Les personnes présentes sont toujours exceptées.
- Merci, fit Malicorne. Et de l’autre côté ? continua-t-il en interrogeant.
- Le roi a voulu ce soir, après la loterie, voir Mlle de La Vallière.
- Eh bien ! il l’a vue ?
- Non pas.
- Comment, non pas ?
- La porte était fermée.
- De sorte que ?...
- De sorte que le roi s’en est retourné tout penaud comme un simple voleur qui a oublié ses outils.
- Bien.
- Et du troisième côté ? demanda Montalais.
- Le courrier qui arrive à M. de Guiche est envoyé par M. de Bragelonne.
- Bon ! fit Montalais en frappant dans ses mains.
- Pourquoi, bon ?
- Parce que voilà de l’occupation. Si nous nous ennuyons maintenant, nous aurons du malheur.
- Il importe de se diviser la besogne, fit Malicorne, afin de ne point faire confusion.
- Rien de plus simple, répliqua Montalais. Trois intrigues un peu bien chauffées, un peu bien menées, donnent, l’une dans l’autre, et au bas chiffre, trois billets par jour.
- Oh ! s’écria Malicorne en haussant les épaules, vous n’y pensez pas, ma chère, trois billets en un jour, c’est bon pour des sentiments bourgeois. Un mousquetaire en service, une petite fille au couvent, échangeant le billet quotidiennement par le haut de l’échelle ou par le trou fait au mur. En un billet tient toute la poésie de ces pauvres petits coeurs-là. Mais chez nous... Oh ! que vous connaissez peu le Tendre royal, ma chère.
- Voyons, concluez, dit Montalais impatientée. On peut venir.
- Conclure ! Je n’en suis qu’à la narration. J’ai encore trois points.
- En vérité, il me fera mourir, avec son flegme de Flamand ! s’écria Montalais.
- Et vous, vous me ferez perdre la tête avec vos vivacités d’Italienne. Je vous disais donc que nos amoureux s’écriront des volumes, mais où voulez vous en venir ?
- A ceci, qu’aucune de nos dames ne peut garder les lettres qu’elle recevra.
- Sans aucun doute.
- Que M. de Guiche n’osera pas garder les siennes non plus.
- C’est probable.
- Eh bien ! je garderai tout cela, moi.
- Voilà justement ce qui est impossible, dit Malicorne.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que vous n’êtes pas chez vous ; que votre chambre est commune à La Vallière et à vous ; que l’on pratique assez volontiers des visites et des fouilles dans une chambre de fille d’honneur ; que je crains fort la reine, jalouse comme une Espagnole, la reine mère, jalouse comme deux Espagnoles, et, enfin, Madame jalouse comme dix Espagnoles.
- Vous oubliez quelqu’un.
- Qui ?
- Monsieur.
- Je ne parlais que pour les femmes. Numérotons donc. Monsieur, N° 1.
- N° 2, de Guiche.
- N° 3, le vicomte de Bragelonne.
- N° 4, et le roi.
- Le roi ?
- Certainement, le roi, qui sera non seulement plus jaloux, mais encore plus puissant que tout le monde. Ah ! ma chère !
- Après ?
- Dans quel guêpier vous êtes-vous fourrée !
- Pas encore assez avant, si vous voulez m’y suivre.
- Certainement que je vous y suivrai. Cependant...
- Cependant ?...
- Tandis qu’il en est temps encore, je crois qu’il serait prudent de retourner en arrière.
- Et moi, au contraire, je crois que le plus prudent est de nous mettre du premier coup à la tête de toutes ces intrigues-là.
- Vous n’y suffirez pas.
- Avec vous, j’en mènerais dix. C’est mon élément, voyez-vous. J’étais faite pour vivre à la Cour, comme la salamandre est faite pour vivre dans les flammes.
- Votre comparaison ne me rassure pas le moins du monde, chère amie. J’ai entendu dire à des savants fort savants, d’abord qu’il n’y a pas de salamandres, et qu’y en eût-il, elles seraient parfaitement grillées, elles seraient parfaitement rôties en sortant du feu.
- Vos savants peuvent être fort savants en affaires de salamandres. Or, vos savants ne vous diront point ceci, que je vous dis, moi : Aure de Montalais est appelée à être, avant un mois, le premier diplomate de la Cour de France !
- Soit, mais à la condition que j’en serai le deuxième.
- C’est dit : alliance offensive et défensive, bien entendu.
- Seulement, défiez-vous des lettres.
- Je vous les remettrai au fur et à mesure qu’on me les remettra.
- Que dirons-nous au roi, de Madame ?
- Que Madame aime toujours le roi.
- Que dirons-nous à Madame, du roi ?
- Qu’elle aurait le plus grand tort de ne pas le ménager.
- Que dirons-nous à La Vallière, de Madame ?
- Tout ce que nous voudrons : La Vallière est à nous.
- A nous ?
- Doublement.
- Comment cela ?
- Par le vicomte de Bragelonne, d’abord.
- Expliquez-vous.
- Vous n’oubliez pas, je l’espère, que M. de Bragelonne a écrit beaucoup de lettres à Mlle de La Vallière ?
- Je n’oublie rien.
- Ces lettres, c’est moi qui les recevais, c’est moi qui les cachais.
- Et, par conséquent, c’est vous qui les avez ?
- Toujours.
- Où cela ? ici ?
- Oh ! que non pas. Je les ai à Blois, dans la petite chambre que vous savez.
- Petite chambre chérie, petite chambre amoureuse, antichambre du palais que je vous ferai habiter un jour. Mais, pardon, vous dites que toutes ces lettres sont dans cette petite chambre ?
- Oui.
- Ne les mettiez-vous pas dans un coffret ?
- Sans doute, dans le même coffret où je mettais les lettres que je recevais de vous, et où je déposais les miennes quand vos affaires ou vos plaisirs vous empêchaient de venir au rendez-vous.
- Ah ! fort bien, dit Malicorne.
- Pourquoi cette satisfaction ?
- Parce que je vois la possibilité de ne pas courir à Blois après les lettres. Je les ai ici.
- Vous avez rapporté le coffret ?
- Il m’était cher, venant de vous.
- Prenez-y garde, au moins ; le coffret contient des originaux qui auront un grand prix plus tard.
- Je le sais parbleu bien ! et voilà justement pourquoi je ris, et de tout mon coeur même.
- Maintenant, un dernier mot.
- Pourquoi donc un dernier ?
- Avons-nous besoin d’auxiliaires ?
- D’aucun.
- Valets, servantes ?
- Mauvais, détestable ! Vous donnerez les lettres, vous les recevrez. Oh ! pas de fierté ; sans quoi, M. Malicorne et Mlle Aure, ne faisant pas leurs affaires eux-mêmes, devront se résoudre à les voir faire par d’autres.
- Vous avez raison ; mais que se passe-t-il chez M. de Guiche ?
- Rien ; il ouvre sa fenêtre.
- Disparaissons.
Et tous deux disparurent ; la conjuration était nouée.
La fenêtre qui venait de s’ouvrir était, en effet, celle du comte de Guiche.
Mais, comme eussent pu le penser les ignorants, ce n’était pas seulement pour tâcher de voir l’ombre de Madame à travers ses rideaux qu’il se mettait à cette fenêtre, et sa préoccupation n’était pas toute amoureuse.
Il venait, comme nous l’avons dit, de recevoir un courrier ; ce courrier lui avait été envoyé par de Bragelonne. De Bragelonne avait écrit à de Guiche.
Celui-ci avait lu et relu la lettre, laquelle lui avait fait une profonde impression.
- Etrange ! étrange ! murmurait-il. Par quels moyens puissants la destinée entraîne-t-elle donc les gens à leur but ?
Et, quittant la fenêtre pour se rapprocher de la lumière, il relut une troisième fois cette lettre, dont les lignes brûlaient à la fois son esprit et ses yeux.

« Calais.

« Mon cher comte,
J’ai trouvé à Calais M. de Wardes, qui a été blessé grièvement dans une affaire avec M. de Buckingham.
C’est un homme brave, comme vous savez, que de Wardes, mais haineux et méchant.
Il m’a entretenu de vous, pour qui, dit-il, son coeur a beaucoup de penchant ; de Madame, qu’il trouve belle et aimable.
Il a deviné votre amour pour la personne que vous savez.
Il m’a aussi entretenu d’une personne que j’aime, et m’a témoigné le plus vif intérêt en me plaignant fort, le tout avec des obscurités qui m’ont effrayé d’abord, mais que j’ai fini par prendre pour les résultats de ses habitudes de mystère.
Voici le fait :
Il aurait reçu des nouvelles de la Cour. Vous comprenez que ce n’est que par M. de Lorraine.
On s’entretient, disent ses nouvelles, d’un changement survenu dans l’affection du roi.
Vous savez qui cela regarde.
Ensuite, disaient encore ses nouvelles, on parle d’une fille d’honneur qui donne sujet à la médisance.
Ces phrases vagues ne m’ont point permis de dormir. J’ai déploré depuis hier que mon caractère droit et faible, malgré une certaine obstination, m’ait laissé sans réplique à ces insinuations.
En un mot, M. de Wardes partait pour Paris ; je n’ai point retardé son départ avec des explications ; et puis il me paraissait dur, je l’avoue, de mettre à la question un homme dont les blessures sont à peine fermées.
Bref, il est parti à petites journées, parti pour assister, dit-il, au curieux spectacle que la Cour ne peut manquer d’offrir sous peu de temps.
Il a ajouté à ces paroles certaines félicitations, puis certaines condoléances. Je n’ai pas plus compris les unes que les autres. J’étais étourdi par mes pensées et par une défiance envers cet homme, défiance, vous le savez mieux que personne, que je n’ai jamais pu surmonter.
Mais, lui parti, mon esprit s’est ouvert.
Il est impossible qu’un caractère comme celui de de Wardes n’ait pas infiltré quelque peu de sa méchanceté dans les rapports que nous avons eus ensemble.
Il est donc impossible que dans toutes les paroles mystérieuses que M. de Wardes m’a dites, il n’y ait point un sens mystérieux dont je puisse me faire l’application à moi ou à qui savez.
Forcé que j’étais de partir promptement pour obéir au roi, je n’ai point eu l’idée de courir après M. de Wardes pour obtenir l’explication de ses réticences ; mais je vous expédie un courrier et vous écris cette lettre, qui vous exposera tous mes doutes. Vous, c’est moi : j’ai pensé, vous agirez.
M. de Wardes arrivera sous peu : sachez ce qu’il a voulu dire, si déjà vous ne le savez.
Au reste M. de Wardes a prétendu que M. de Buckingham avait quitté Paris, comblé par Madame ; c’est une affaire qui m’eût immédiatement mis l’épée à la main sans la nécessité où je crois me trouver de faire passer le service du roi avant toute querelle.
Brûlez cette lettre, que vous remet Olivain.
Qui dit Olivain, dit la sûreté même.
Veuillez, je vous prie, mon cher comte, me rappeler au souvenir de Mlle de La Vallière, dont je baise respectueusement les mains.
Vous, je vous embrasse.
                    Vicomte de Bragelonne.

P.-S.– Si quelque chose de grave survenait, tout doit se prévoir, cher ami, expédiez-moi un courrier avec ce seul mot : « Venez », et je serai à Paris, trente-six heures après votre lettre reçue.

De Guiche soupira, replia la lettre une troisième fois, et, au lieu de la brûler, comme le lui avait recommandé Raoul, il la remit dans sa poche.
Il avait besoin de la lire et de la relire encore.
- Quel trouble et quelle confiance à la fois, murmura le comte ; toute l’âme de Raoul est dans cette lettre ; il y oublie le comte de La Fère, et il y parle de son respect pour Louise ! Il m’avertit pour moi, il me supplie pour lui. Ah ! continua de Guiche avec un geste menaçant, vous vous mêlez de mes affaires, monsieur de Wardes ? Eh bien ! je vais m’occuper des vôtres. Quant à toi, mon pauvre Raoul, ton coeur me laisse un dépôt ; je veillerai sur lui, ne crains rien.
Cette promesse faite, de Guiche fit prier Malicorne de passer chez lui sans retard, s’il était possible.
Malicorne se rendit à l’invitation avec une vivacité qui était le premier résultat de sa conversation avec Montalais.
Plus de Guiche, qui se croyait couvert, questionna Malicorne, plus celui-ci, qui travaillait à l’ombre, devina son interrogateur.
Il s’ensuivit que, après un quart d’heure de conversation, pendant lequel de Guiche crut découvrir toute la vérité sur La Vallière et sur le roi, il n’apprit absolument rien que ce qu’il avait vu de ses yeux ; tandis que Malicorne apprit ou devina, comme on voudra, que Raoul avait de la défiance à distance et que de Guiche allait veiller sur le trésor des Hespérides.
Malicorne accepta d’être le dragon.
De Guiche crut avoir tout fait pour son ami et ne s’occupa plus que de soi.
On annonça le lendemain au soir le retour de de Wardes, et sa première apparition chez le roi.
Après sa visite, le convalescent devait se rendre chez Monsieur.
De Guiche se rendit chez Monsieur avant l’heure.

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