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Chapitre CLIV
Après souper

Le roi prit le bras de Saint-Aignan et passa dans la chambre voisine.
- Que vous avez tardé, comte ! dit le roi.
- J’apportais la réponse, Sire, répondit le comte.
- C’est donc bien long pour elle de répondre à ce que je lui écrivais ?
- Sire, Votre Majesté avait daigné faire des vers ; Mlle de La Vallière a voulu payer le roi de la même monnaie, c’est-à-dire en or.
- Des vers, de Saint-Aignan !... s’écria le roi ravi. Donne, donne.
Et Louis rompit le cachet d’une petite lettre qui renfermait effectivement des vers que l’histoire nous a conservés, et qui sont meilleurs d’intention que de facture.
Tels qu’ils étaient, cependant, ils enchantèrent le roi, qui témoigna sa joie par des transports non équivoques ; mais le silence général avertit Louis, si chatouilleux sur les bienséances, que sa joie pouvait donner matière à des interprétations.
Il se retourna et mit le billet dans sa poche ; puis, faisant un pas qui le ramena sur le seuil de la porte auprès de ses hôtes :
- Monsieur du Vallon, dit-il, je vous ai vu avec le plus vif plaisir, et je vous reverrai avec un plaisir nouveau.
Porthos s’inclina, comme eût fait le colosse de Rhodes, et sortit à reculons.
- Monsieur d’Artagnan, continua le roi, vous attendrez mes ordres dans la galerie ; je vous suis obligé de m’avoir fait connaître M. du Vallon. Messieurs, je retourne demain à Paris, pour le départ des ambassadeurs d’Espagne et de Hollande. A demain donc.
La salle se vida aussitôt.
Le roi prit le bras de Saint-Aignan, et lui fit relire encore les vers de La Vallière.
- Comment les trouves-tu ? dit-il.
- Sire... charmants !
- Ils me charment, en effet, et s’ils étaient connus...
- Oh ! les poètes en seraient jaloux ; mais ils ne les connaîtront pas.
- Lui avez-vous donné les miens ?
- Oh ! Sire, elle les a dévorés.
- Ils étaient faibles, j’en ai peur.
- Ce n’est pas ce que Mlle de La Vallière en a dit.
- Vous croyez qu’elle les a trouvés de son goût ?
- J’en suis sûr, Sire...
- Il me faudrait répondre, alors.
- Oh ! Sire... tout de suite... après souper... Votre Majesté se fatiguera.
- Je crois que vous avez raison : l’étude après le repas est nuisible.
- Le travail du poète surtout ; et puis, en ce moment, il y aurait préoccupation chez Mlle de La Vallière.
- Quelle préoccupation ?
- Ah ! Sire, comme chez toutes ces dames.
- Pourquoi ?
- A cause de l’accident de ce pauvre de Guiche.
- Ah ! mon Dieu ! est-il arrivé un malheur à de Guiche ?
- Oui, Sire, il a toute une main emportée, il a un trou à la poitrine, il se meurt.
- Bon Dieu ! et qui vous a dit cela ?
- Manicamp l’a rapporté tout à l’heure chez un médecin de Fontainebleau, et le bruit s’en est répandu ici.
- Rapporté ? Pauvre de Guiche ! et comment cela lui est-il arrivé ?
- Ah ! voilà, Sire ! comment cela lui est-il arrivé ?
- Vous me dites cela d’un air tout à fait singulier, de Saint-Aignan. Donnez-moi des détails... Que dit-il ?
- Lui, ne dit rien, Sire, mais les autres.
- Quels autres ?
- Ceux qui l’ont rapporté, Sire.
- Qui sont-ils, ceux-là ?
- Je ne sais, Sire ; mais M. de Manicamp le sait, M. de Manicamp est de ses amis.
- Comme tout le monde, dit le roi.
- Oh ! non, reprit de Saint-Aignan, vous vous trompez, Sire ; tout le monde n’est pas précisément des amis de M. de Guiche.
- Comment le savez-vous ?
- Est-ce que le roi veut que je m’explique ?
- Sans doute, je le veux.
- Eh bien ! Sire, je crois avoir ouï parler d’une querelle entre deux gentilshommes.
- Quand ?
- Ce soir même, avant le souper de Votre Majesté.
- Cela ne prouve guère. J’ai fait des ordonnances si sévères à l’égard des duels, que nul, je suppose, n’osera y contrevenir.
- Aussi Dieu me préserve d’accuser personne ! s’écria de Saint-Aignan. Votre Majesté m’a ordonné de parler, je parle.
- Dites donc alors comment le comte de Guiche a été blessé.
- Sire, on dit à l’affût.
- Ce soir ?
- Ce soir.
- Une main emportée ! un trou à la poitrine ! Qui était à l’affût avec M. de Guiche ?
- Je ne sais, Sire... Mais M. de Manicamp sait ou doit savoir.
- Vous me cachez quelque chose, de Saint-Aignan.
- Rien, Sire, rien.
- Alors expliquez-moi l’accident ; est-ce un mousquet qui a crevé ?
- Peut-être bien. Mais, en y réfléchissant, non, Sire, car on a trouvé près de de Guiche son pistolet encore chargé.
- Son pistolet ? Mais, on ne va pas à l’affût avec un pistolet, ce me semble.
- Sire, on ajoute que le cheval de de Guiche a été tué, et que le cadavre du cheval est encore dans la clairière.
- Son cheval ? De Guiche va à l’affût à cheval ? De Saint-Aignan, je ne comprends rien à ce que vous me dites. Où la chose s’est-elle passée ?
- Sire, au bois Rochin, dans le rond-point.
- Bien. Appelez M. d’Artagnan.
De Saint-Aignan obéit. Le mousquetaire entra.
- Monsieur d’Artagnan, dit le roi, vous allez sortir par la petite porte du degré particulier.
- Oui, Sire.
- Vous monterez à cheval.
- Oui, Sire.
- Et vous irez au rond-point du bois Rochin. Connaissez-vous l’endroit ?
- Sire, je m’y suis battu deux fois.
- Comment ! s’écria le roi, étourdi de la réponse.
- Sire, sous les édits de M. le cardinal de Richelieu repartit d’Artagnan avec son flegme ordinaire.
- C’est différent, monsieur. Vous irez donc là, et vous examinerez soigneusement les localités. Un homme y a été blessé, et vous y trouverez un cheval mort. Vous me direz ce que vous pensez sur cet événement.
- Bien, Sire.
- Il va sans dire que c’est votre opinion à vous, et non celle d’un autre que je veux avoir.
- Vous l’aurez dans une heure, Sire.
- Je vous défends de communiquer avec qui que ce soit.
- Excepté avec celui qui me donnera une lanterne, dit d’Artagnan.
- Oui, bien entendu, dit le roi en riant de cette liberté, qu’il ne tolérait que chez son capitaine des mousquetaires.
D’Artagnan sortit par le petit degré.
- Maintenant, qu’on appelle mon médecin, ajouta Louis.
Dix minutes après, le médecin du roi arrivait essoufflé.
- Monsieur, vous allez, lui dit le roi, vous transporter avec M. de Saint- Aignan où il vous conduira, et me rendrez compte de l’état du malade que vous verrez dans la maison où je vous prie d’aller.
Le médecin obéit sans observation, comme on commençait dès cette époque à obéir à Louis XIV, et sortit précédant de Saint-Aignan.
- Vous, de Saint-Aignan, envoyez-moi Manicamp, avant que le médecin ait pu lui parler.
De Saint-Aignan sortit à son tour.

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