Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CLXVIII
Chaillot

Quoiqu’on ne les eût point appelés, Manicamp et Malicorne avaient suivi le roi et d’Artagnan.
C’étaient deux hommes fort intelligents ; seulement, Malicorne arrivait souvent trop tôt par ambition ; Manicamp arrivait souvent trop tard par paresse.
Cette fois, ils arrivèrent juste.
Cinq chevaux étaient préparés.
Deux furent accaparés par le roi et d’Artagnan ; deux par Manicamp et Malicorne. Un page des écuries monta le cinquième. Toute la cavalcade partit au galop.
D’Artagnan avait bien réellement choisi les chevaux lui-même ; de véritables chevaux d’amants en peine ; des chevaux qui ne couraient pas, qui volaient.
Dix minutes après le départ, la cavalcade, sous la forme d’un tourbillon de poussière, arrivait à Chaillot.
Le roi se jeta littéralement à bas de son cheval. Mais, si rapidement qu’il accomplît cette manoeuvre, il trouva d’Artagnan à la bride de sa monture.
Le roi fit au mousquetaire un signe de remerciement, et jeta la bride au bras du page.
Puis il s’élança dans le vestibule, et, poussant violemment la porte, il entra dans le parloir.
Manicamp, Malicorne et le page demeurèrent dehors ; d’Artagnan suivit son maître.
En entrant dans le parloir, le premier objet qui frappa le roi fut Louise, non pas à genoux, mais couchée au pied d’un grand crucifix de pierre.
La jeune fille était étendue sur la dalle humide, et à peine visible, dans l’ombre de cette salle, qui ne recevait le jour que par une étroite fenêtre grillée et toute voilée par des plantes grimpantes.
Elle était seule, inanimée, froide comme la pierre sur laquelle reposait son corps.
En l’apercevant ainsi, le roi la crut morte, et poussa un cri terrible qui fit accourir d’Artagnan.
Le roi avait déjà passé un bras autour de son corps. D’Artagnan aida le roi à soulever la pauvre femme, que l’engourdissement de la mort avait déjà saisie.
Le roi la prit entièrement dans ses bras, réchauffa de ses baisers ses mains et ses tempes glacées.
D’Artagnan se pendit à la cloche du tour.
Alors accoururent les soeurs carmélites.
Les saintes filles poussèrent des cris de scandale à la vue de ces hommes tenant une femme dans leurs bras.
La supérieure accourut aussi.
Mais, femme plus mondaine que les femmes de la Cour, malgré toute son austérité, du premier coup d’oeil, elle reconnut le roi au respect que lui témoignaient les assistants, comme aussi à l’air de maître avec lequel il bouleversait toute la communauté.
A la vue du roi, elle s’était retirée chez elle ; ce qui était un moyen de ne pas compromettre sa dignité.
Mais elle envoya par les religieuses toutes sortes de cordiaux, d’eaux de la reine de Hongrie, de mélisse, etc., etc., ordonnant, en outre, que les portes fussent fermées.
Il était temps : la douleur du roi devenait bruyante et désespérée.
Le roi paraissait décidé à envoyer chercher son médecin, lorsque La Vallière revint à la vie.
En rouvrant les yeux, la première chose qu’elle aperçut fut le roi, à ses pieds. Sans doute elle ne le reconnut point, car elle poussa un douloureux soupir.
Louis la couvait d’un regard avide.
Enfin, ses yeux errants se fixèrent sur le roi. Elle le reconnut, et fit un effort pour s’arracher de ses bras.
- Eh quoi ! murmura-t-elle, le sacrifice n’est donc pas encore accompli ?
- Oh ! non, non ! s’écria le roi, et il ne s’accomplira pas, c’est moi qui vous le jure.
Elle se releva faible et toute brisée qu’elle était.
- Il le faut cependant, dit-elle ; il le faut, ne m’arrêtez plus.
- Je vous laisserais vous sacrifier, moi ? s’écria Louis. Jamais ! jamais !
- Bon ! murmura d’Artagnan, il est temps de sortir. Du moment qu’ils commencent à parler, épargnons-leur les oreilles.
D’Artagnan sortit, les deux amants demeurèrent seuls.
- Sire, continua La Vallière, pas un mot de plus, je vous en supplie. Ne perdez pas le seul avenir que j’espère, c’est-à-dire mon salut ; tout le vôtre, c’est-à-dire votre gloire, pour un caprice.
- Un caprice ? s’écria le roi.
- Oh ! maintenant, dit La Vallière, maintenant, Sire, je vois clair dans votre coeur.
- Vous, Louise ?
- Oh ! oui, moi !
- Expliquez-vous.
- Un entraînement incompréhensible, déraisonnable, peut vous paraître momentanément une excuse suffisante ; mais vous avez des devoirs qui sont incompatibles avec votre amour pour une pauvre fille. Oubliez-moi.
- Moi, vous oublier ?
- C’est déjà fait.
- Plutôt mourir !
- Sire, vous ne pouvez aimer celle que vous avez consenti à tuer cette nuit aussi cruellement que vous l’avez fait.
- Que me dites-vous ? Voyons, expliquez-vous.
- Que m’avez-vous demandé hier au matin, dites, de vous aimer ? Que m’avez-vous promis en échange. De ne jamais passer minuit sans m’offrir une réconciliation, quand vous auriez eu de la colère contre moi.
- Oh ! pardonnez-moi, pardonnez-moi, Louise ! J’étais fou de jalousie.
- Sire, la jalousie est une mauvaise pensée, qui venait comme l’ivraie quand on l’a coupée. Vous serez encore jaloux, et vous achèverez de me tuer. Ayez la pitié de me laisser mourir.
- Encore un mot comme celui-là, mademoiselle, et vous me verrez expirer à vos pieds.
- Non, non, Sire, je sais mieux ce que je vaux. Croyez-moi, et vous ne vous perdrez pas pour une malheureuse que tout le monde méprise.
- Oh ! nommez-moi donc ceux-là que vous accusez, nommez-les-moi !
- Je n’ai de plaintes à faire contre personne, Sire ; je n’accuse que moi. Adieu, Sire ! Vous vous compromettez en me parlant ainsi.
- Prenez garde, Louise ; en me parlant ainsi, vous me réduisez au désespoir ; prenez garde !
- Oh ! Sire ! Sire ! laissez-moi avec Dieu, je vous en supplie !
- Je vous arracherai à Dieu même !
- Mais, auparavant, s’écria la pauvre enfant, arrachez-moi donc à ces ennemis féroces qui en veulent à ma vie et à mon honneur. Si vous avez assez de force pour aimer, ayez donc assez de pouvoir pour me défendre ; mais non, celle que vous dites aimer, on l’insulte, on la raille, on la chasse.
Et l’inoffensive enfant, forcée par sa douleur d’accuser, se tordait les bras avec des sanglots.
- On vous a chassée ! s’écria le roi. Voilà la seconde fois que j’entends ce mot.
- Ignominieusement, Sire. Vous le voyez bien, je n’ai plus d’autre protecteur que Dieu, d’autre consolation que la prière, d’autre asile que le cloître.
- Vous aurez mon palais, vous aurez ma Cour. Oh ! ne craignez plus rien, Louise ; ceux-là ou plutôt celles-là qui vous ont chassée hier trembleront demain devant vous ; que dis-je, demain ? ce matin j’ai déjà grondé, menacé. Je puis laisser échapper la foudre que je retiens encore. Louise ! Louise ! vous serez cruellement vengée. Des larmes de sang paieront vos larmes. Nommez-moi seulement vos ennemis.
- Jamais ! jamais !
- Comment voulez-vous que je frappe alors ?
- Sire, ceux qu’il faudrait frapper feraient reculer votre main.
- Oh ! vous ne me connaissez point ! s’écria Louis exaspéré. Plutôt que de reculer, je brûlerais mon royaume et je maudirais ma famille. Oui, je frapperais jusqu’à ce bras, si ce bras était assez lâche pour ne pas anéantir tout ce qui s’est fait l’ennemi de la plus douce des créatures.
Et, en effet, en disant ces mots, Louis frappa violemment du poing sur la cloison de chêne, qui rendit un lugubre murmure.
La Vallière s’épouvanta. La colère de ce jeune homme tout-puissant avait quelque chose d’imposant et de sinistre, parce que, comme celle de la tempête, elle pouvait être mortelle.
Elle, dont la douleur croyait n’avoir pas d’égale, fut vaincue par cette douleur qui se faisait jour par la menace et par la violence.
- Sire, dit-elle, une dernière fois, éloignez-vous, je vous en supplie ; déjà le calme de cette retraite m’a fortifiée : je me sens plus calme sous la main de Dieu. Dieu est un protecteur devant qui tombent toutes les petites méchancetés humaines. Sire, encore une fois, laissez-moi avec Dieu.
- Alors, s’écria Louis, dites franchement que vous ne m’avez jamais aimé, dites que mon humilité, dites que mon repentir flattent votre orgueil, mais que vous ne vous affligez pas de ma douleur. Dites que le roi de France n’est plus pour vous un amant dont la tendresse pouvait faire votre bonheur, mais un despote dont le caprice a brisé dans votre coeur jusqu’à la dernière fibre de la sensibilité. Ne dites pas que vous cherchez Dieu, dites que vous fuyez le roi. Non, Dieu n’est pas complice des résolutions inflexibles. Dieu admet la pénitence et le remords : il pardonne, il veut qu’on aime.
Louise se tordait de souffrance en entendant ces paroles, qui faisaient couler la flamme jusqu’au plus profond de ses veines.
- Mais vous n’avez donc pas entendu ? dit-elle.
- Quoi ?
- Vous n’avez donc pas entendu que je suis chassée, méprisée, méprisable ?
- Je vous ferai la plus respectée, la plus adorée, la plus enviée à ma cour.
- Prouvez-moi que vous n’avez pas cessé de m’aimer.
- Comment cela ?
- Fuyez-moi.
- Je vous le prouverai en ne vous quittant plus.
- Mais croyez-vous donc que je souffrirai cela, Sire ? Croyez-vous que je vous laisserai déclarer la guerre à toute votre famille ? Croyez-vous que je vous laisserai repousser pour moi mère, femme et soeur ?
- Ah ! vous les avez donc nommées, enfin ; ce sont donc elles qui ont fait le mal ? Par le Dieu tout-puissant ! je les punirai !
- Et moi, voilà pourquoi l’avenir m’effraie, voilà pourquoi je refuse tout, voilà pourquoi je ne veux pas que vous me vengiez. Assez de larmes, mon Dieu ! assez de douleurs, assez de plaintes comme cela. Oh ! jamais, je ne coûterai plaintes, douleurs, ni larmes à qui que ce soit. J’ai trop gémi, j’ai trop pleuré, j’ai trop souffert !
- Et mes larmes à moi, mes douleurs à moi, mes plaintes à moi, les comptez-vous donc pour rien ?
- Ne me parlez pas ainsi, Sire, au nom du Ciel ! Au nom du Ciel ! ne me parlez pas ainsi. J’ai besoin de tout mon courage pour accomplir le sacrifice.
- Louise, Louise, je t’en supplie ! Commande, ordonne, venge-toi ou pardonne, mais ne m’abandonne pas !
- Hélas ! il faut que nous nous séparions, Sire.
- Mais tu ne m’aimes donc point ?
- Oh ! Dieu le sait !
- Mensonge ! Mensonge !
- Oh ! si je ne vous aimais pas, Sire, mais je vous laisserais faire, je me laisserais venger, j’accepterais, en échange de l’insulte que l’on m’a faite, ce doux triomphe de l’orgueil que vous me proposez ! Tandis que, vous le voyez bien, je ne veux pas même de la douce compensation de votre amour, de votre amour qui est ma vie, cependant, puisque j’ai voulu mourir, croyant que vous ne m’aimiez plus.
- Eh bien ! oui, oui, je le sais maintenant, je le reconnais à cette heure : vous êtes la plus sainte, la plus vénérable des femmes. Nulle n’est digne, comme vous, non seulement de mon amour et de mon respect, mais encore de l’amour et du respect de tous ; aussi, nulle ne sera aimée comme vous, Louise ! nulle n’aura sur moi l’empire que vous avez. Oui, je vous le jure, je briserais en ce moment le monde comme du verre, si le monde me gênait. Vous m’ordonnez de me calmer, de pardonner ? Soit, je me calmerai. Vous voulez régner par la douceur et par la clémence ? Je serai clément et doux. Dictez-moi seulement ma conduite, j’obéirai.
- Ah ! mon Dieu ! que suis-je, moi, pauvre fille, pour dicter une syllabe à un roi tel que vous ?
- Vous êtes ma vie et mon âme ! N’est-ce pas l’âme qui régit le corps ?
- Oh ! vous m’aimez donc, mon cher Sire ?
- A deux genoux, les mains jointes, de toutes les forces que Dieu a mises en moi. Je vous aime assez pour vous donner ma vie en souriant si vous dites un mot !
- Vous m’aimez ?
- Oh ! oui.
- Alors, je n’ai plus rien à désirer au monde... Votre main, Sire, et disons nous adieu ! J’ai eu dans cette vie tout le bonheur qui m’était échu.
- Oh ! non, ne dis pas que ta vie commence ! Ton bonheur, ce n’est pas hier, c’est aujourd’hui, c’est demain, c’est toujours ! A toi l’avenir ! à toi tout ce qui est à moi ! Plus de ces idées de séparation, plus de ces désespoirs sombres : l’amour est notre Dieu, c’est le besoin de nos âmes. Tu vivras pour moi, comme je vivrai pour toi.
Et, se prosternant devant elle, il baisa ses genoux avec des transports inexprimables de joie et de reconnaissance.
- Oh ! Sire ! Sire ! tout cela est un rêve.
- Pourquoi un rêve ?
- Parce que je ne puis revenir à la Cour. Exilée, comment vous revoir ? Ne vaut-il pas mieux prendre le cloître pour y enterrer, dans le baume de votre amour, les derniers élans de votre coeur et votre dernier aveu ?
- Exilée, vous ? s’écria Louis XIV. Et qui donc exile quand je rappelle ?
- Oh ! Sire, quelque chose qui règne au-dessus des rois : le monde et l’opinion. Réfléchissez-y, vous ne pouvez aimer une femme chassée ; celle que votre mère a tachée d’un soupçon, celle que votre soeur a flétrie d’un châtiment, celle-là est indigne de vous.
- Indigne, celle qui m’appartient ?
- Oui, c’est justement cela, Sire ; du moment qu’elle vous appartient, votre maîtresse est indigne.
- Ah ! vous avez raison, Louise, et toutes les délicatesses sont en vous. Eh bien ! vous ne serez pas exilée.
- Oh ! vous n’avez pas entendu Madame, on le voit bien.
- J’en appellerai à ma mère.
- Oh ! vous n’avez pas vu votre mère !
- Elle aussi ? Pauvre Louise ! Tout le monde était donc contre vous ?
- Oui, oui, pauvre Louise, qui pliait déjà sous l’orage lorsque vous êtes venu, lorsque vous avez achevé de la briser.
- Oh ! pardon.
Donc, vous ne fléchirez ni l’une ni l’autre ; croyez-moi, le mal est sans remède, car je ne vous permettrai jamais ni la violence ni l’autorité.
- Eh bien ! Louise, pour vous prouver combien je vous aime, je veux faire une chose : j’irai trouver Madame.
- Vous ?
- Je lui ferai révoquer la sentence : je la forcerai.
- Forcer ? oh ! non, non !
- C’est vrai : je la fléchirai.
Louise secoua la tête.
- Je prierai, s’il le faut, dit Louis. Croirez-vous à mon amour après cela ?
Louise releva la tête.
- Oh ! jamais pour moi, jamais ne vous humiliez ; laissez-moi bien plutôt mourir.
Louis réfléchit, ses traits prirent une teinte sombre.
- J’aimerai autant que vous avez aimé, dit-il ; je souffrirai autant que vous avez souffert ; ce sera mon expiation à vos yeux. Allons, mademoiselle, laissons là ces mesquines considérations ; soyons grands comme notre douleur, soyons forts comme notre amour !
Et, en disant ces paroles, il la prit dans ses bras et lui fit une ceinture de ses deux mains.
- Mon seul bien ! ma vie ! suivez-moi, dit-il.
Elle fit un dernier effort dans lequel elle concentra non plus toute sa volonté, sa volonté était déjà vaincue, mais toutes ses forces.
- Non ! répliqua-t-elle faiblement, non, non ! je mourrais de honte !
- Non ! vous rentrerez en reine. Nul ne sait votre sortie... D’Artagnan seul...
- Il m’a donc trahie, lui aussi ?
- Comment cela ?
- Il avait juré...
- J’avais juré de ne rien dire au roi, dit d’Artagnan passant sa tête fine à travers la porte entrouverte, j’ai tenu ma parole. J’ai parlé à M. de Saint Aignan : ce n’est point ma faute si le roi a entendu, n’est-ce pas, Sire ?
- C’est vrai, pardonnez-lui, dit le roi.
La Vallière sourit et tendit au mousquetaire sa main frêle et blanche.
- Monsieur d’Artagnan, dit le roi ravi, faites donc chercher un carrosse pour Mademoiselle.
- Sire, répondit le capitaine, le carrosse attend.
- Oh ! j’ai là le modèle des serviteurs ! s’écria le roi.
- Tu as mis le temps à t’en apercevoir, murmura d’Artagnan, flatté, toutefois, de la louange.
La Vallière était vaincue : après quelques hésitations, elle se laissa entraîner, défaillante, par son royal amant.
Mais, à la porte du parloir, au moment de le quitter, elle s’arracha des bras du roi et revint au crucifix de pierre qu’elle baisa en disant :
- Mon Dieu ! vous m’aviez attirée ; mon Dieu ! vous m’avez repoussée ; mais votre grâce est infinie. Seulement quand je reviendrai, oubliez que je m’en suis éloignée ; car, lorsque je reviendrai à vous, ce sera pour ne plus vous quitter.
Le roi laissa échapper un sanglot.
D’Artagnan essuya une larme.
Louis entraîna la jeune femme, la souleva jusque dans le carrosse et mit d’Artagnan auprès d’elle.
Et lui-même, montant à cheval, piqua vers le Palais-Royal, où, dès son arrivée, il fit prévenir Madame qu’elle eût à lui accorder un moment d’audience.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente