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Chapitre CXC
Bragelonne continue ses interrogations

Le capitaine était de service ; il faisait sa huitaine, enseveli dans le fauteuil de cuir, l’éperon fiché dans le parquet, l’épée entre les jambes, et lisait force lettres en tortillant sa moustache.
D’Artagnan poussa un grognement de joie en apercevant le fils de son ami.
- Raoul, mon garçon, dit-il, par quel hasard est-ce que le roi t’a rappelé ?
Ces mots sonnèrent mal à l’oreille du jeune homme, qui, s’asseyant, répliqua :
- Ma foi ! je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que je suis revenu.
- Hum ! fit d’Artagnan en repliant les lettres avec un regard plein d’intention dirigé vers son interlocuteur. Que dis-tu là, garçon ? Que le roi ne t’a pas rappelé, et que te voilà revenu ? Je ne comprends pas bien cela.
Raoul était déjà pâle, il roulait déjà son chapeau d’un air contraint.
- Quelle diable de mine fais-tu, et quelle conversation mortuaire ! fit le capitaine. Est-ce que c’est en Angleterre qu’on prend ces façons-là ? Mordioux ! j’y ai été, moi, en Angleterre, et j’en suis revenu gai comme un pinson. Parleras-tu ?
- J’ai trop à dire.
- Ah ! ah ! Comment va ton père ?
- Cher ami, pardonnez-moi ; j’allais vous le demander.
D’Artagnan redoubla l’acuité de ce regard auquel nul secret ne résistait.
- Tu as du chagrin ? dit-il.
- Pardieu ! vous le savez bien, monsieur d’Artagnan.
- Moi ?
- Sans doute. Oh ! ne faites pas l’étonné.
- Je ne fais pas l’étonné, mon ami.
- Cher capitaine, je sais fort bien qu’au jeu de la finesse comme au jeu de la force, je serai battu par vous. En ce moment, voyez-vous, je suis un sot, et je suis un ciron. Je n’ai ni cerveau ni bras, ne me méprisez pas. aidez-moi. En deux mots, je suis le plus misérable des êtres vivants.
- Oh ! oh ! pourquoi cela ? demanda d’Artagnan en débouclant son ceinturon et en adoucissant son sourire.
- Parce que Mlle de La Vallière me trompe.
D’Artagnan ne changea pas de physionomie.
- Elle te trompe ! elle te trompe ! voilà de grands mots. Qui te les a dits ?
- Tout le monde.
- Ah ! si tout le monde l’a dit, il faut qu’il y ait quelque chose de vrai. Moi, je crois au feu quand je vois la fumée. Cela est ridicule, mais cela est.
- Ainsi, vous croyez ? s’écria vivement Bragelonne.
- Ah ! si tu me prends à partie...
- Sans doute.
- Je ne me mêle pas de ces affaires-là, moi ; tu le sais bien.
- Comment, pour un ami ? pour un fils ?
- Justement. Si tu étais un étranger, je te dirais... je ne te dirais rien du tout... Comment va Porthos, le sais-tu ?
- Monsieur, s’écria Raoul, en serrant la main de d’Artagnan, au nom de cette amitié que vous avez vouée à mon père !
- Ah ! diable ! tu es bien malade... de curiosité.
- Ce n’est pas de curiosité, c’est d’amour.
- Bon ! autre grand mot. Si tu étais réellement amoureux, mon cher Raoul, ce serait différent.
- Que voulez-vous dire ?
- Je te dis que, si tu étais pris d’un amour tellement sérieux, que je pusse croire m’adresser toujours à ton coeur... Mais c’est impossible.
- Je vous dis que j’aime éperdument Louise.
D’Artagnan lut avec ses yeux au fond du coeur de Raoul.
- Impossible, te dis-je... Tu es comme tous les jeunes gens ; tu n’es pas amoureux, tu es fou.
- Eh bien ! quand il n’y aurait que cela ?
- Jamais homme sage n’a fait dévier une cervelle d’un crâne qui tourne. J’y ai perdu mon latin cent fois en ma vie. Tu m’écouterais, que tu ne m’entendrais pas ; tu m’entendrais, que tu ne me comprendrais pas ; tu me comprendrais, que tu ne m’obéirais pas.
- Oh ! essayez, essayez !
- Je dis plus : si j’étais assez malheureux pour savoir quelque chose et assez bête pour t’en faire part... Tu es mon ami, dis-tu ?
- Oh ! oui.
- Eh bien ! je me brouillerais avec toi. Tu ne me pardonnerais jamais d’avoir détruit ton illusion, comme on dit en amour.
- Monsieur d’Artagnan, vous savez tout ; vous me laissez dans l’embarras, dans le désespoir, dans la mort ! c’est affreux !
- Là ! là !
- Je ne crie jamais, vous le savez. Mais, comme mon père et Dieu ne me pardonneraient jamais de m’être cassé la tête d’un coup de pistolet, eh bien ! je vais aller me faire conter ce que vous me refusez par le premier venu ; je lui donnerai un démenti...
- Et tu le tueras ? la belle affaire ! Tant mieux ! Qu’est-ce que cela me fait à moi ? Tue, mon garçon, tue, si cela peut te faire plaisir. C’est comme pour les gens qui ont mal aux dents ; ils me disent : « Oh ! que je souffre ! Je mordrais dans du fer. » Je leur dis : « Mordez, mes amis, mordez ! la dent y restera. »
- Je ne tuerai pas, monsieur, dit Raoul d’un air sombre.
- Oui, oh ! oui, vous prenez de ces airs-là, vous autres, aujourd’hui. Vous vous ferez tuer, n’est-ce pas ? Ah ! que c’est joli ! et comme je te regretterai, par exemple ! Comme je dirai toute la journée : « C’était un fier niais, que le petit Bragelonne ! une double brute ! J’avais passé ma vie à lui faire tenir proprement une épée, et ce drôle est allé se faire embrocher comme un oiseau. : Allez, Raoul, allez vous faire tuer, mon ami. Je ne sais pas qui vous a appris la logique ; mais, Dieu me damne ! comme disent les Anglais, celui-là, monsieur a volé l’argent de votre père.
Raoul, silencieux, enfonça sa tête dans ses mains et murmura :
- On n’a pas d’amis, non !
- Ah bah ! dit d’Artagnan.
- On n’a que des railleurs ou des indifférents.
- Sornettes ! Je ne suis pas un railleur, tout Gascon que je suis. Et indifférent ! Si je l’étais, il y a un quart d’heure déjà que je vous aurais envoyé à tous les diables ; car vous rendriez triste un homme fou de joie, et mort un homme triste. Comment, jeune homme, vous voulez que j’aille vous dégoûter de votre amoureuse, et vous apprendre à exécrer les femmes, qui sont l’honneur et la félicité de la vie humaine ?
- Monsieur, dites, dites, et je vous bénirai !
- Eh ! mon cher, croyez-vous, par hasard, que je me suis fourré dans la cervelle toutes les affaires du menuisier et du peintre, de l’escalier et du portrait, et cent mille autres contes à dormir debout ?
- Un menuisier ! qu’est-ce que signifie ce menuisier ?
- Ma foi ! je ne sais pas ; on m’a dit qu’il y avait un menuisier qui avait percé un parquet.
- Chez La Vallière ?...
- Ah ! je ne sais pas où.
- Chez le roi ?
- Bon ! Si c’était chez le roi, j’irais vous le dire, n’est-ce pas ?
- Chez qui, alors ?
- Voilà une heure que je me tue à vous répéter que je l’ignore.
- Mais le peintre, alors ? ce portrait ?...
- Il paraîtrait que le roi aurait fait faire le portrait d’une dame de la Cour.
- De La Vallière ?
- Eh ! tu n’as que ce nom-là dans la bouche. Qui te parle de La Vallière ?
- Mais, alors, si ce n’est pas d’elle, pourquoi voulez-vous que cela me touche ?
- Je ne veux pas que cela te touche. Mais tu me questionnes, je te réponds. Tu veux savoir la chronique scandaleuse, je te la donne. Fais-en ton profit.
Raoul se frappa le front avec désespoir.
- C’est à en mourir ! dit-il.
- Tu l’as déjà dit.
- Oui, vous avez raison.
Et il fit un pas pour s’éloigner.
- Où vas-tu ? dit d’Artagnan.
- Je vais trouver quelqu’un qui me dira la vérité.
- Qui cela ?
- Une femme.
- Mlle de La Vallière elle-même, n’est-ce pas ? dit d’Artagnan avec un sourire. Ah ! tu as là une fameuse idée ; tu cherchais à être consolé, tu vas l’être tout de suite. Elle ne te dira pas de mal d’elle-même, va.
- Vous vous trompez, monsieur, répliqua Raoul ; la femme à qui je m’adresserai me dira beaucoup de mal.
- Montalais, je parie ?
- Oui, Montalais.
- Ah ! son amie ? Une femme qui, en cette qualité, exagérera fortement le bien ou le mal. Ne parlez pas à Montalais, mon bon Raoul.
- Ce n’est pas la raison qui vous pousse à m’éloigner de Montalais.
- Eh bien ! je l’avoue... Et, de fait, pourquoi jouerais-je avec toi comme le chat avec une pauvre souris ? Tu me fais peine, vrai. Et si je désire que tu ne parles pas à la Montalais, en ce moment, c’est que tu vas livrer ton secret et qu’on en abusera. Attends, si tu peux.
- Je ne peux pas.
- Tant pis ! Vois-tu, Raoul, si j’avais une idée... Mais je n’en ai pas.
- Promettez-moi, mon ami, de me plaindre, cela me suffira, et laissez-moi sortir d’affaire tout seul.
- Ah bien ! oui ! t’embourber, à la bonne heure ! Place-toi ici, à cette table, et prends la plume.
- Pour quoi faire ?
- Pour écrire à la Montalais et lui demander un rendez-vous.
- Ah ! fit Raoul en se jetant sur la plume que lui tendait le capitaine.
Tout à coup la porte s’ouvrit, et un mousquetaire, s’approchant de d’Artagnan :
- Mon capitaine, dit-il, il y a là Mlle de Montalais qui voudrait vous parler.
- A moi ? murmura d’Artagnan. Qu’elle entre, et je verrai bien si c’était à moi qu’elle voulait parler.
Le rusé capitaine avait flairé juste.
Montalais, en entrant, vit Raoul, et s’écria :
- Monsieur ! Monsieur !... Pardon, monsieur d’Artagnan.
- Je vous pardonne, mademoiselle, dit d’Artagnan ; je sais qu’à mon âge ceux qui me cherchent bien ont besoin de moi.
- Je cherchais M. de Bragelonne, répondit Montalais.
- Comme cela se trouve ! je vous cherchais aussi.
- Raoul, ne voulez-vous pas aller avec Mademoiselle !
- De tout mon coeur.
- Allez donc !
Et il poussa doucement Raoul hors du cabinet ; puis, prenant la main de Montalais :
- Soyez bonne fille, dit-il tout bas ; ménagez-le, et ménagez-la.
- Ah ! dit-elle sur le même ton, ce n’est pas moi qui lui parlerai.
- Comment cela ?
- C’est Madame qui le fait chercher.
- Ah ! bon ! s’écria d’Artagnan, c’est Madame ! Avant une heure, le pauvre garçon sera guéri.
- Ou mort ! fit Montalais avec compassion. Adieu, monsieur d’Artagnan !
Et elle courut rejoindre Raoul, qui l’attendait loin de la porte, bien intrigué, bien inquiet de ce dialogue qui ne promettait rien de bon.

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