Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CCXVIII
Le vin de Melun

Le roi était entré effectivement dans Melun avec l’intention de traverser seulement la ville. Le jeune monarque avait soif de plaisirs. Durant tout le voyage, il n’avait aperçu que deux fois La Vallière, et, devinant qu’il ne pourrait lui parler que la nuit, dans les jardins, après la cérémonie, il avait hâte de prendre ses logements à Vaux. Mais il comptait sans son capitaine des mousquetaires et aussi sans M. Colbert.
Semblable à Calypso, qui ne pouvait se consoler du départ d’Ulysse, notre Gascon ne pouvait se consoler de n’avoir pas deviné pourquoi Aramis faisait demander à Percerin l’exhibition des habits neufs du roi.
« Toujours est-il, se disait cet esprit flexible dans sa logique, que l’évêque de Vannes, mon ami, fait cela pour quelque chose. »
Et de se creuser la cervelle bien inutilement.
D’Artagnan, si fort assoupli à toutes les intrigues de cour ; d’Artagnan, qui connaissait la situation de Fouquet mieux que Fouquet lui-même, avait conçu les plus étranges soupçons à l’énoncé de cette fête qui eût ruiné un homme riche, et qui devenait une oeuvre impossible, insensée, pour un homme ruiné. Et puis, la présence d’Aramis, revenu de Belle-Ile et nommé grand ordonnateur par M. Fouquet, son immixtion persévérante dans toutes les affaires du surintendant, les visites de M. de Vannes chez Baisemeaux, tout ce louche avait profondément tourmenté d’Artagnan depuis quelques semaines.
« Avec des hommes de la trempe d’Aramis, disait-il, on n’est le plus fort que l’épée à la main. Tant qu’Aramis a fait l’homme de guerre, il y a eu espoir de le surmonter ; depuis qu’il a doublé sa cuirasse d’une étole, nous sommes perdus. Mais que veut Aramis ? »
Et d’Artagnan rêvait.
« Que m’importe ! après tout, s’il ne veut renverser que M. Colbert ?... Que peut-il vouloir autre chose ? »
D’Artagnan se grattait le front, cette fertile terre d’où le soc de ses ongles avait tant fouillé de belles et bonnes idées.
Il eut celle de s’aboucher avec M. Colbert, mais son amitié, son serment d’autrefois, le liaient trop à Aramis. Il recula. D’ailleurs, il haïssait ce financier.
Il voulut s’ouvrir au roi. Mais le roi ne comprendrait rien à ses soupçons, qui n’avaient pas même la réalité de l’ombre.
Il résolut de s’adresser directement à Aramis, la première fois qu’il le verrait.
« Je le prendrai entre deux chandelles, directement, brusquement, se dit le mousquetaire. Je lui mettrai la main sur le coeur, et il me dira... Que me dira-t-il ? oui, il me dira quelque chose, car, mordioux ! il y a quelque chose là-dessous ! »
Plus tranquille, d’Artagnan fit ses apprêts de voyage, et donna ses soins à ce que la maison militaire du roi, fort peu considérable encore, fût bien commandée et bien ordonnée dans ses médiocres proportions. Il résulta, de ces tâtonnements du capitaine, que le roi se mit à la tête des mousquetaires, de ses Suisses et d’un piquet de gardes-françaises, lorsqu’il arriva devant Melun. On eût dit d’une petite armée. M. Colbert regardait ces hommes d’épée avec beaucoup de joie. Il en voulait encore un tiers en sus.
- Pourquoi ? disait le roi.
- Pour faire plus d’honneur à M. Fouquet, répliquait Colbert.
« Pour le ruiner plus vite », pensait d’Artagnan.
L’armée parut devant Melun, dont les notables apportèrent au roi les clefs, et l’invitèrent à entrer à l’Hôtel de Ville pour prendre le vin d’honneur.
Le roi, qui s’attendait à passer outre et à gagner Vaux tout de suite, devint rouge de dépit.
- Quel est le sot qui m’a valu ce retard ? grommela-t-il entre ses dents, pendant que le maître échevin faisait son discours.
- Ce n’est pas moi, répliqua d’Artagnan ; mais je crois bien que c’est M. Colbert.
Colbert entendit son nom.
- Que plaît-il à M. d’Artagnan ? demanda-t-il.
- Il me plaît savoir si vous êtes celui qui a fait entrer le roi dans le vin de Brie ?
- Oui, monsieur.
- Alors, c’est à vous que le roi a donné un nom.
- Lequel, monsieur ?
- Je ne sais trop... Attendez... imbécile... non, non... sot, sot, stupide, voilà ce que Sa Majesté a dit de celui qui lui a valu le vin de Melun.
D’Artagnan, après cette bordée, caressa tranquillement son cheval. La grosse tête de M. Colbert enfla comme un boisseau.
D’Artagnan, le voyant si laid par la colère, ne s’arrêta pas en chemin. L’orateur allait toujours ; le roi rougissait à vue d’oeil.
- Mordioux ! dit flegmatiquement le mousquetaire, le roi va prendre un coup de sang. Où diable avez-vous eu cette idée-là, monsieur Colbert ? Vous n’avez pas de chance.
- Monsieur, dit le financier en se redressant, elle m’a été inspirée par mon zèle pour le service du roi.
- Bah !
- Monsieur, Melun est une ville, une bonne ville qui paie bien, et qu’il est inutile de mécontenter.
- Voyez-vous cela ! Moi qui ne suis pas un financier, j’avais seulement vu une idée dans votre idée.
- Laquelle, monsieur ?
- Celle de faire faire un peu de bile à M. Fouquet, qui s’évertue, là-bas, sur ses donjons, à nous attendre.
Le coup était juste et rude. Colbert en fut désarçonné. Il se retira l’oreille basse. Heureusement, le discours était fini. Le roi but, puis tout le monde reprit la marche à travers la ville. Le roi rongeait ses lèvres, car la nuit venait et tout espoir de promenade avec La Vallière s’évanouissait.
Pour faire entrer la maison du roi dans Vaux, il fallait au moins quatre heures, grâce à toutes les consignes. Aussi le roi, qui bouillait d’impatience, pressa-t-il les reines, afin d’arriver avant la nuit, mais au moment de se remettre en marche, les difficultés surgirent.
- Est-ce que le roi ne va pas coucher à Melun ? dit M. Colbert, bas, à d’Artagnan.
M. Colbert était bien mal inspiré, ce jour-là, de s’adresser ainsi au chef des mousquetaires. Celui-ci avait deviné que le roi ne tenait pas en place. D’Artagnan ne voulait le laisser entrer à Vaux que bien accompagné : il désirait donc que Sa Majesté n’entrât qu’avec toute l’escorte. D’un autre côté, il sentait que les retards irriteraient cet impatient caractère. Comment concilier ces deux difficultés ? D’Artagnan prit Colbert au mot et le lança sur le roi.
- Sire, dit-il, M. Colbert demande si Votre Majesté ne couchera pas à Melun ?
- Coucher à Melun ! Et pour quoi faire ? s’écria Louis XIV Coucher à Melun ! Qui diable a pu songer à cela, quand M. Fouquet nous attend ce soir ?
- C’était, reprit vivement Colbert, la crainte de retarder Votre Majesté, qui, d’après l’étiquette, ne peut entrer autre part que chez elle, avant que les logements aient été marqués par son fourrier, et la garnison distribuée.
D’Artagnan écoutait de ses oreilles en se mordant la moustache.
Les reines entendaient aussi. Elles étaient fatiguées ; elles eussent voulu dormir, et surtout empêcher le roi de se promener, le soir, avec M. de Saint- Aignan et les dames ; car, si l’étiquette renfermait chez elles les princesses, les dames, leur service fait, avaient toute faculté de se promener.
On voit que tous ces intérêts, s’amoncelant en vapeurs, devaient produire des nuages, et les nuages une tempête. Le roi n’avait pas de moustache à mordre : il mâchait avidement le manche de son fouet. Comment sortir de là ? D’Artagnan faisait les doux yeux et Colbert le gros dos. Sur qui mordre ?
- On consultera là-dessus la reine, dit Louis XIV en saluant les dames.
Et cette bonne grâce qu’il eut pénétra le coeur de Marie-Thérèse, qui était bonne et généreuse, et qui, remise à son libre arbitre, répliqua respectueusement :
- Je ferai la volonté du roi, toujours avec plaisir.
- Combien faut-il de temps pour aller à Vaux ? demanda Anne d’Autriche en traînant sur chaque syllabe, et en appuyant la main sur son sein endolori.
- Une heure pour les carrosses de Leurs Majestés, dit d’Artagnan, par des chemins assez beaux.
Le roi le regarda.
- Un quart d’heure pour le roi, se hâta-t-il d’ajouter.
- On arriverait au jour, dit Louis XIV.
- Mais les logements de la maison militaire, objecta doucement Colbert, feront perdre au roi toute la hâte du voyage, si prompt qu’il soit.
« Double brute ! pensa d’Artagnan, si j’avais intérêt à démolir ton crédit, je le ferais en dix minutes. »
- A la place du roi, ajouta-t-il tout haut, en me rendant chez M. Fouquet, qui est un galant homme, je laisserais ma maison, j’irais en ami ; j’entrerais seul avec mon capitaine des gardes ; j’en serais plus grand et plus sacré.
La joie brilla dans les yeux du roi.
- Voilà un bon conseil, dit-il, mesdames ; allons chez un ami, en ami. Marchez doucement, messieurs des équipages ; et nous, messieurs, en avant !
Il entraîna derrière lui tous les cavaliers.
Colbert cacha sa grosse tête renfrognée derrière le cou de son cheval.
- J’en serai quitte, dit d’Artagnan tout en galopant, pour causer, dès ce soir, avec Aramis. Et puis M. Fouquet est un galant homme, mordioux ! je l’ai dit, il faut le croire.
Voilà comment, vers sept heures du soir, sans trompettes et sans gardes avancées, sans éclaireurs ni mousquetaires, le roi se présenta devant la grille de Vaux, où Fouquet, prévenu, attendait, depuis une demi-heure, tête nue, au milieu de sa maison et de ses amis.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente