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Chapitre CCXXV
L'ombre de M. Fouquet

D’Artagnan, tout lourd encore de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le roi, se demandait s’il était bien dans son bon sens ; si la scène se passait bien à Vaux ; si lui, d’Artagnan, était bien le capitaine des mousquetaires, et M. Fouquet le propriétaire du château dans lequel Louis XIV venait de recevoir l’hospitalité. Ces réflexions n’étaient pas celles d’un homme ivre. On avait cependant bien banqueté à Vaux. Les vins de M. le surintendant avaient cependant figuré avec honneur à la fête. Mais le Gascon était homme de sang-froid : il savait, en touchant son épée d’acier, prendre au moral le froid de cet acier pour les grandes occasions.
- Allons, dit-il en quittant l’appartement royal, me voilà jeté tout historiquement dans les destinées du roi et dans celles du ministre ; il sera écrit que M. d’Artagnan, cadet de Gascogne, a mis la main sur le collet de M. Nicolas Fouquet, surintendant des finances de France. Mes descendants, si j’en ai, se feront une renommée avec cette arrestation, comme les messieurs de Luynes s’en sont fait une avec les défroques de ce pauvre maréchal d’Ancre. Il s’agit d’exécuter proprement les volontés du roi. Tout homme saura bien dire à M. Fouquet : « Votre épée, monsieur ! » Mais tout le monde ne saura pas garder M. Fouquet sans faire crier personne. Comment donc opérer, pour que M. le surintendant passe de l’extrême faveur à la dernière disgrâce, pour qu’il voie se changer Vaux en un cachot, pour que, après avoir goutté l’encens d’Assuérus, il touche à la potence d’Aman, c’est-à-dire d’Enguerrand de Marigny ?
Ici, le front de d’Artagnan, s’assombrit à faire pitié. Le mousquetaire avait des scrupules. Livrer ainsi à la mort car certainement Louis XIV haïssait M. Fouquet, livrer, disons-nous, à la mort celui qu’on venait de breveter galant homme, c’était un véritable cas de conscience.
- Il me semble, se dit d’Artagnan, que, si je ne suis pas un croquant, je ferai savoir à M. Fouquet l’idée du roi à son égard. Mais, si je trahis le secret de mon maître, je suis un perfide et un traître, crime tout à fait prévu par les lois militaires, à telles enseignes que j’ai vu vingt fois, dans les guerres, brancher des malheureux qui avaient fait en petit ce que mon scrupule me conseille de faire en grand. Non, je pense qu’un homme d’esprit doit sortir de ce pas avec beaucoup plus d’adresse. Et maintenant, admettons-nous que j’aie de l’esprit ? C’est contestable, en ayant fait depuis quarante ans une telle consommation que, s’il m’en reste pour une pistole, ce sera bien du bonheur.
D’Artagnan se prit la tête dans les mains, s’arracha, bon gré mal gré, quelques poils de moustache et ajouta :
- Pour quelle cause M. Fouquet serait-il disgracié ? Pour trois causes : la première, parce qu’il n’est pas aimé de M. Colbert ; la seconde, parce qu’il a voulu aimer Mlle de La Vallière ; la troisième, parce que le roi aime M. Colbert et Mlle de La Vallière. C’est un homme perdu ! Mais lui mettrai- je le pied sur la tête, moi, un homme, quand il succombe sous des intrigues de femmes et de commis ? Fi donc ! S’il est dangereux, je l’abattrai ; s’il n’est que persécuté, je verrai ! J’en suis venu à ce point que ni roi ni homme ne prévaudra sur mon opinion. Athos serait ici qu’il ferait comme moi. Ainsi donc, au lieu d’aller trouver brutalement M. Fouquet, de l’appréhender au corps et de le calfeutrer, je vais tâcher de me conduire en homme de bonnes façons. On en parlera, d’accord ; mais on en parlera bien.
Et d’Artagnan, rehaussant par un geste particulier son baudrier sur son épaule, s’en alla droit chez M. Fouquet, lequel, après les adieux faits aux dames, se préparait à dormir tranquillement sur ses triomphes de la journée.
L’air était encore parfumé ou infecté, comme on voudra, de l’odeur du feu d’artifice. Les bougies jetaient leurs mourantes clartés, les fleurs tombaient détachées des guirlandes, les grappes de danseurs et de courtisans s’égrenaient dans les salons.
Au centre de ses amis, qui le complimentaient et recevaient ses compliments, le surintendant fermait à demi ses yeux fatigués. Il aspirait au repos, il tombait sur la litière de lauriers amassés depuis tant de jours. On eût dit qu’il courbait sa tête sous le poids de dettes nouvelles contractées pour faire honneur à cette fête.
M. Fouquet venait de se retirer dans sa chambre, souriant et plus qu’à moitié mort. Il n’écoutait plus, il ne voyait plus ; son lit l’attirait, le fascinait. Le dieu Morphée, dominateur du dôme, peint par Le Brun, avait étendu sa puissance aux chambres voisines, et lancé ses plus efficaces pavots chez le maître de la maison.
M. Fouquet, presque seul, était déjà dans les mains de son valet de chambre, lorsque M. d’Artagnan apparut sur le seuil de son appartement.
D’Artagnan n’avait jamais pu réussir à se vulgariser à la Cour : en vain le voyait-on partout et toujours il faisait son effet toujours et partout. C’est le privilège de certaines natures, qui ressemblent en cela aux éclairs ou au tonnerre. Chacun les connaît, mais leur apparition étonne, et, quand on les sent, la dernière impression est toujours celle qu’on croit avoir été la plus forte.
- Tiens ! M. d’Artagnan ? dit M. Fouquet, dont la manche droite était déjà séparée du corps.
- Pour vous servir, répliqua le mousquetaire.
- Entrez donc, cher monsieur d’Artagnan.
- Merci !
- Venez-vous me faire quelque critique sur la fête ? Vous êtes un esprit ingénieux.
- Oh ! non.
- Est-ce qu’on gêne votre service ?
- Pas du tout.
- Vous êtes mal logé peut-être ?
- A merveille.
- Eh bien ! je vous remercie d’être aussi aimable, et c’est moi qui me déclare votre obligé pour tout ce que vous me dites de flatteur.
Ces paroles signifiaient sans conteste : « Mon cher d’Artagnan, allez vous coucher, puisque vous avez un lit, et laissez-moi en faire autant. »
D’Artagnan ne parut pas avoir compris.
- Vous vous couchez déjà ? dit-il au surintendant.
- Oui. Avez-vous quelque chose à me communiquer ?
- Rien, monsieur, rien. Vous couchez donc ici ?
- Comme vous voyez.
- Monsieur, vous avez donné une bien belle fête au roi.
- Vous trouvez ?
- Oh ! superbe.
- Le roi est content ?
- Enchanté.
- Vous aurait-il prié de m’en faire part ?
- Il ne choisirait pas un si peu digne messager, monseigneur.
- Vous vous faites tort, monsieur d’Artagnan.
- C’est votre lit, ceci ?
- Oui. Pourquoi cette question ? n’êtes-vous pas satisfait du vôtre ?
- Faut-il vous parler avec franchise ?
- Assurément.
- Eh bien ! non.
Fouquet tressaillit.
- Monsieur d’Artagnan, dit-il, prenez ma chambre.
- Vous en priver, monseigneur ? Jamais !
- Que faire, alors ?
- Me permettre de la partager avec vous.
M. Fouquet regarda fixement le mousquetaire.
- Ah ! ah ! dit-il, vous sortez de chez le roi ?
- Mais oui, monseigneur.
- Et le roi voudrait vous voir coucher dans ma chambre ?
- Monseigneur...
- Très bien, monsieur d’Artagnan, très bien. Vous êtes ici le maître. Allez, monsieur.
- Je vous assure, monseigneur, que je ne veux point abuser...
M. Fouquet, s’adressant à son valet de chambre :
- Laissez-nous, dit-il.
Le valet sortit.
- Vous avez à me parler, monsieur ? dit-il à d’Artagnan.
- Moi ?
- Un homme de votre esprit ne vient pas causer avec un homme du mien, à l’heure qu’il est, sans de graves motifs ?
- Ne m’interrogez pas.
- Au contraire, que voulez-vous de moi ?
- Rien que votre société.
- Allons au jardin, fit le surintendant tout à coup, dans le parc ?
- Non, répondit vivement le mousquetaire, non.
- Pourquoi ?
- La fraîcheur...
- Voyons, avouez donc que vous m’arrêtez, dit le surintendant au capitaine.
- Jamais ! fit celui-ci.
- Vous me veillez, alors ?
- Par honneur, oui, monseigneur.
- Par honneur ?... C’est autre chose ! Ah ! l’on m’arrête chez moi ?
- Ne dites pas cela !
- Je le crierai, au contraire !
- Si vous le criez, je serai forcé de vous engager au silence.
- Bien ! de la violence chez moi ? Ah ! c’est très bien !
- Nous ne nous comprenons pas du tout. Tenez, il y a là un échiquier : jouons, s’il vous plaît, monseigneur.
- Monsieur d’Artagnan, je suis donc en disgrâce ?
- Pas du tout, mais...
- Mais défense m’est faite de me soustraire à vos regards ?
- Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites, monseigneur, et si vous voulez que je me retire, annoncez-le-moi.
- Cher monsieur d’Artagnan, vos façons me rendront fou. Je tombais de sommeil, vous m’avez réveillé.
- Je ne me le pardonnerai jamais, et si vous voulez me réconcilier avec moi-même...
- Eh bien ?
- Eh bien ! dormez là, devant moi, j’en serai ravi.
- Surveillance ?...
- Je m’en vais alors.
- Je ne vous comprends plus.
- Bonsoir, monseigneur.
Et d’Artagnan feignit de se retirer.
Alors M. Fouquet courut après lui.
- Je ne me coucherai pas, dit-il. Sérieusement, et puisque vous refusez de me traiter en homme, et que vous jouez au fin avec moi, je vais vous forcer comme on fait du sanglier.
- Bah ! s’écria d’Artagnan affectant de sourire.
- Je commande mes chevaux et je pars pour Paris, dit M. Fouquet plongeant jusqu’au coeur du capitaine des mousquetaires.
- Ah ! s’il en est ainsi, monseigneur, c’est différent.
- Vous m’arrêtez ?
- Non, mais je pars avec vous.
- En voilà assez, monsieur d’Artagnan, reprit Fouquet d’un ton froid. Ce n’est pas pour rien que vous avez cette réputation d’homme d’esprit et d’homme de ressources ; mais, avec moi, tout cela est superflu. Droit au but : un service. Pourquoi m’arrêtez-vous ? qu’ai-je fait ?
- Oh ! je ne sais rien de ce que vous avez fait ; mais je ne vous arrête pas... ce soir...
- Ce soir ! s’écria Fouquet en pâlissant. mais demain ?
- Oh ! nous ne sommes pas à demain, monseigneur. Qui peut répondre jamais du lendemain ?
- Vite ! vite ! capitaine, laissez-moi parler à M. d’Herblay.
- Hélas ! voilà qui devient impossible, monseigneur. J’ai ordre de veiller à ce que vous ne causiez avec personne.
- Avec M. d’Herblay, capitaine, avec votre ami !
- Monseigneur, est-ce que, par hasard, M. d’Herblay, mon ami, ne serait pas le seul avec qui je dusse vous empêcher de communiquer ?
Fouquet rougit, et, prenant l’air de la résignation :
- Monsieur, dit-il, vous avez raison, je reçois une leçon que je n’eusse pas dû provoquer. L’homme tombé n’a droit à rien, pas même de la part de ceux dont il a fait la fortune, à plus forte raison de ceux à qui il n’a pas eu le bonheur de rendre jamais service.
- Monseigneur !
- C’est vrai, monsieur d’Artagnan, vous vous êtes toujours mis avec moi dans une bonne situation, dans la situation qui convient à l’homme destiné à m’arrêter. Vous ne m’avez jamais rien demandé, vous !
- Monseigneur, répondit le Gascon touché de cette douleur éloquente et noble, voulez-vous, je vous prie, m’engager votre parole d’honnête homme que vous ne sortirez pas de cette chambre ?
- A quoi bon, cher monsieur d’Artagnan, puisque vous m’y gardez ? Craignez-vous que je ne lutte contre la plus vaillante épée du royaume ?
- Ce n’est pas cela, monseigneur, c’est que je vais vous aller chercher M. d’Herblay, et, par conséquent, vous laisser seul.
Fouquet poussa un cri de joie et de surprise.
- Chercher M. d’Herblay ! me laisser seul ! s’écria-t-il en joignant les mains.
- Où loge M. d’Herblay ? dans la chambre bleue ?
- Oui, mon ami, oui.
- Votre ami ! merci du mot, monseigneur. Vous me donnez aujourd’hui, si vous ne m’avez pas donné autrefois.
- Ah ! vous me sauvez !
- Il y a bien pour dix minutes de chemin d’ici à la chambre bleue pour aller et revenir ? reprit d’Artagnan.
- A peu près.
- Et pour réveiller Aramis, qui dort bien quand il dort, pour le prévenir, je mets cinq minutes : total, un quart d’heure d’absence. Maintenant, monseigneur, donnez-moi votre parole que vous ne chercherez en aucune façon à fuir, et qu’en rentrant ici je vous y retrouverai ?
- Je vous la donne, monsieur, répondit Fouquet en serrant la main du mousquetaire avec une affectueuse reconnaissance.
D’Artagnan disparut.
Fouquet le regarda s’éloigner, attendit avec une impatience visible que la porte se fût refermée derrière lui, et, la porte refermée, se précipita sur ses clefs, ouvrit quelques tiroirs à secret cachés dans des meubles, chercha vainement quelques papiers, demeurés sans doute à Saint-Mandé et qu’il parut regretter de ne point y trouver ; puis, saisissant avec empressement des lettres, des contrats, des écritures, il en fit un monceau qu’il brûla hâtivement sur la plaque de marbre de l’âtre, ne prenant pas la peine de tirer de l’intérieur les pots de fleurs qui l’encombraient.
Puis, cette opération achevée, comme un homme qui vient d’échapper à un immense danger, et que la force abandonne dès que ce danger n’est plus à craindre, il se laissa tomber anéanti dans un fauteuil.
D’Artagnan rentra et trouva Fouquet dans la même position. Le digne mousquetaire n’avait pas fait un doute que Fouquet, ayant donné sa parole ne songerait pas même à y manquer ; mais il avait pensé qu’il utiliserait son absence en se débarrassant de tous les papiers de toutes les notes, de tous les contrats qui pourraient rendre plus dangereuse la position déjà assez grave dans laquelle il se trouvait. Aussi, levant la tête comme un chien qui prend le vent, il flaira cette odeur de fumée qu’il comptait bien découvrir dans l’atmosphère, et, l’y ayant trouvée, il fit un mouvement de tête en signe de satisfaction.
A l’entrée de d’Artagnan, Fouquet avait, de son côté, levé la tête, et aucun des mouvements de d’Artagnan ne lui avait échappé.
Puis les regards des deux hommes se rencontrèrent ; tous deux virent qu’ils s’étaient compris sans avoir échangé une parole.
- Eh bien ! demanda, le premier, Fouquet, et M. d’Herblay ?
- Ma foi ! monseigneur, répondit d’Artagnan, il faut que M. d’Herblay aime les promenades nocturnes et fasse, au clair de la lune, dans le parc de Vaux, des vers avec quelques-uns de vos poètes, mais il n’était pas chez lui.
- Comment ! pas chez lui ? s’écria Fouquet, à qui échappait sa dernière espérance, car, sans qu’il se rendît compte de quelle façon l’évêque de Vannes pouvait le secourir, il comprenait qu’en réalité il ne pouvait attendre de secours que de lui.
- Ou bien, s’il est chez lui, continua d’Artagnan, il a eu des raisons pour ne pas répondre.
- Mais vous n’avez donc pas appelé de façon qu’il entendît, monsieur ?
- Vous ne supposez pas, monseigneur, que, déjà en dehors de mes ordres, qui me défendaient de vous quitter un seul instant, vous ne supposez pas que j’aie été assez fou pour réveiller toute la maison et me faire voir dans le corridor de l’évêque de Vannes, afin de bien faire constater par M. Colbert que je vous donnais le temps de brûler vos papiers ?
- Mes papiers ?
- Sans doute ; c’est du moins ce que j’eusse fait à votre place. Quand on m’ouvre une porte, j’en profite.
- Eh bien ! oui, merci, j’en ai profité.
- Et vous avez bien fait, morbleu ! Chacun a ses petits secrets qui ne regardent pas les autres. Mais revenons à Aramis, monseigneur.
- Eh bien ! je vous dis, vous aurez appelé trop bas, et il n’aura pas entendu.
- Si bas qu’on appelle Aramis, monseigneur, Aramis entend toujours quand il a intérêt à entendre. Je répète donc ma phrase : Aramis n’était pas chez lui, monseigneur, ou Aramis a eu, pour ne pas reconnaître ma voix, des motifs que j’ignore et que vous ignorez peut-être vous-même, tout votre homme-lige qu’est Sa Grandeur Mgr l’évêque de Vannes.
Fouquet poussa un soupir, se leva, fit trois ou quatre pas dans la chambre, et finit par aller s’asseoir, avec une expression de profond abattement, sur son magnifique lit de velours, tout garni de splendides dentelles.
D’Artagnan regarda Fouquet avec un sentiment de profonde pitié.
- J’ai vu arrêter bien des gens dans ma vie, dit le mousquetaire avec mélancolie, j’ai vu arrêter M. de Cinq-Mars, j’ai vu arrêter M. de Chalais. J’étais bien jeune. J’ai vu arrêter M. de Condé avec les princes, j’ai vu arrêter M. de Retz, j’ai vu arrêter M. Broussel. Tenez, monseigneur, c’est fâcheux à dire, mais celui de tous ces gens-là à qui vous ressemblez le plus en ce moment, c’est le bonhomme Broussel. Peu s’en faut que vous ne mettiez, comme lui, votre serviette dans votre portefeuille, et que vous ne vous essuyiez la bouche avec vos papiers. Mordioux ! monsieur Fouquet, un homme comme vous n’a pas de ces abattements-là. Si vos amis vous voyaient !...
- Monsieur d’Artagnan, reprit le surintendant avec un sourire plein de tristesse, vous ne comprenez point : c’est justement parce que mes amis ne me voient pas, que je suis tel que vous me voyez, vous. Je ne vis pas tout seul, moi ! je ne suis rien tout seul. Remarquez bien que j’ai employé mon existence à me faire des amis dont j’espérais me faire des soutiens. Dans la prospérité, toutes ces voix heureuses, et heureuses par moi, me faisaient un concert de louanges et d’actions de grâces. Dans la moindre défaveur, ces voix plus humbles accompagnaient harmonieusement les murmures de mon âme. L’isolement, je ne l’ai jamais connu. La pauvreté, fantôme que parfois j’ai entrevu avec ses haillons au bout de ma route ! la pauvreté, c’est le spectre avec lequel plusieurs de mes amis se jouent depuis tant d’années, qu’ils poétisent, qu’ils caressent, qu’ils me font aimer ! La pauvreté ! mais je l’accepte, je la reconnais, je l’accueille comme une soeur déshéritée ; car la pauvreté, ce n’est pas la solitude, ce n’est pas l’exil, ce n’est pas la prison ! Est-ce que je serais jamais pauvre, moi, avec des amis comme Pélisson, comme La Fontaine, comme Molière ? avec une maîtresse, comme... Oh ! mais la solitude, à moi, homme de bruit, à moi, homme de plaisirs, à moi qui ne suis que parce que les autres sont !... Oh ! Si vous saviez comme je suis seul en ce moment ! et comme vous me paraissez être, vous qui me séparez de tout ce que j’aimais, l’image de la solitude, du néant et de la mort !
- Mais je vous ai déjà dit, monsieur Fouquet, répondit d’Artagnan touché jusqu’au fond de l’âme, je vous ai déjà dit que vous exagériez les choses. Le roi vous aime.
- Non, dit Fouquet en secouant la tête, non !
- M. Colbert vous hait.
- M. Colbert ? que m’importe !
- Il vous ruinera.
- Oh ! quant à cela, je l’en défie : je suis ruiné.
A cet étrange aveu du surintendant, d’Artagnan promena un regard expressif autour de lui. Quoiqu’il n’ouvrît pas la bouche, Fouquet le comprit si bien, qu’il ajouta :
- Que faire de ces magnificences, quand on n’est plus magnifique ? Savez- vous à quoi nous servent la plupart de nos possessions, à nous autres riches ? C’est à nous dégoûter, par leur splendeur même, de tout ce qui n’égale pas cette splendeur. Vaux ! me direz-vous, les merveilles de Vaux, n’est-ce pas ? Eh bien ! quoi ? Que faire de cette merveille ? Avec quoi, si je suis ruiné, verserai-je l’eau dans les urnes de mes naïades, le feu dans les entrailles de mes salamandres, l’air dans la poitrine de mes tritons ? Pour être assez riche, monsieur d’Artagnan, il faut être trop riche.
D’Artagnan hocha la tête.
- Oh ! je sais bien ce que vous pensez, répliqua vivement Fouquet. Si vous aviez Vaux, vous le vendriez, vous, et vous achèteriez une terre en province. Cette terre aurait des bois, des vergers et des champs ; cette terre nourrirait son maître. De quarante millions, vous feriez bien...
- Dix millions, interrompit d’Artagnan.
- Pas un million, mon cher capitaine. Nul, en France, n’est assez riche pour acheter Vaux deux millions et l’entretenir comme il est, nul ne le pourrait, nul ne le saurait.
- Dame ! fit d’Artagnan, en tout cas, un million...
- Eh bien ?
- Ce n’est pas la misère.
- C’est bien près, mon cher monsieur.
- Comment ?
- Oh ! vous ne comprenez pas. Non, je ne veux pas vendre ma maison de Vaux. Je vous la donne, si vous voulez.
Et Fouquet accompagna ces mots d’un inexprimable mouvement d’épaules.
- Donnez-la au roi, vous ferez un meilleur marché.
- Le roi n’a pas besoin que je la lui donne, dit Fouquet ; il me la prendra parfaitement bien, si elle lui fait plaisir : voilà pourquoi j’aime mieux qu’elle périsse. Tenez, monsieur d’Artagnan, si le roi n’était pas sous mon toit, je prendrais cette bougie, j’irais sous le dôme mettre le feu à deux caisses de fusées et d’artifices que l’on avait réservées, et je réduirais mon palais en cendres.
- Bah ! fit négligemment le mousquetaire. En tout cas, vous ne brûleriez pas les jardins. C’est ce qu’il y a de mieux chez vous.
- Et puis, reprit sourdement Fouquet, qu’ai-je dit là, mon Dieu ! Brûler Vaux ! détruire mon palais ! Mais Vaux n’est pas à moi, mais ces richesses, mais ces merveilles, elles appartiennent, comme jouissance, à celui qui les a payées, c’est vrai, mais comme durée, elles sont à ceux-là qui les ont créées. Vaux est à Le Brun ; Vaux est à Le Nôtre ; Vaux est à Pélisson, à Levau, à La Fontaine, Vaux est à Molière, qui y a fait jouer Les Fâcheux, Vaux est à la postérité, enfin. Vous voyez bien, monsieur d’Artagnan, que je n’ai plus ma maison à moi.
- A la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà une idée que j’aime, et je reconnais là M. Fouquet. Cette idée m’éloigne du bonhomme Broussel, et je n’y reconnais plus les pleurnicheries du vieux frondeur. Si vous êtes ruiné, monseigneur, prenez bien la chose ; vous aussi, mordioux ! vous appartenez à la postérité et vous n’avez pas le droit de vous amoindrir. Tenez, regardez- moi, moi qui ai l’air d’exercer une supériorité sur vous parce que je vous arrête ; le sort, qui distribue leurs rôles aux comédiens de ce monde, m’en a donné un moins beau, moins agréable à jouer que n’était le vôtre. Je suis de ceux, voyez-vous, qui pensent que les rôles des rois ou des puissants valent mieux que les rôles de mendiants ou de laquais. Mieux vaut, même en scène, sur un autre théâtre que le théâtre du monde, mieux vaut porter le bel habit et mâcher le beau langage que de frotter la planche avec une savate ou se faire caresser l’échine avec des bâtons rembourrés d’étoupe. En un mot, vous avez abusé de l’or, vous avez commandé, vous avez joui. Moi, j’ai traîné ma longe ; moi, j’ai obéi ; moi, j’ai pâti. Eh bien ! si peu que je vaille auprès de vous, monseigneur, je vous le déclare : le souvenir de ce que j’ai fait me tient lieu d’un aiguillon qui m’empêche de courber trop tôt ma vieille tête. Je serai jusqu’au bout bon cheval d’escadron, et je tomberai tout roide, tout d’une pièce, tout vivant, après avoir bien choisi ma place. Faites comme moi, monsieur Fouquet ; vous ne vous en trouverez pas plus mal. Cela n’arrive qu’une fois aux hommes comme vous. Le tout est de bien faire quand cela arrive. Il y a un proverbe latin dont j’ai oublié les mots, mais dont je me rappelle le sens, car plus d’une fois, je l’ai médité : il dit : « La fin couronne l’oeuvre. »
Fouquet se leva, vint passer son bras autour du cou de d’Artagnan, qu’il étreignit sur sa poitrine, tandis que, de l’autre main, il lui serrait la main.
- Voilà un beau sermon, dit-il après une pause.
- Sermon de mousquetaire, monseigneur.
- Vous m’aimez, vous, qui me dites tout cela.
- Peut-être.
Fouquet redevint pensif. Puis, après un instant :
- Mais M. d’Herblay, demanda-t-il, où peut-il être ?
- Ah ! voilà !
- Je n’ose vous prier de le faire chercher.
- Vous m’en prieriez, que je ne le ferais plus, monsieur Fouquet. C’est imprudent. On le saurait, et Aramis, qui n’est pas en cause dans tout cela, pourrait être compromis et englobé dans votre disgrâce.
- J’attendrai le jour, dit Fouquet.
- Oui, c’est ce qu’il y a de mieux.
- Que ferons-nous, au jour ?
- Je n’en sais rien, monseigneur.
- Faites-moi une grâce, monsieur d’Artagnan.
- Très volontiers.
- Vous me gardez, je reste ; vous êtes dans la pleine exécution de vos consignes, n’est-ce pas ?
- Mais oui.
- Eh bien ! restez mon ombre, soit ! J’aime mieux cette ombre-là qu’une autre.
D’Artagnan s’inclina.
- Mais oubliez que vous êtes M. d’Artagnan, capitaine des mousquetaires ; oubliez que je suis M. Fouquet, surintendant des finances, et causons de mes affaires.
- Peste ! c’est épineux, cela.
- Vraiment ?
- Oui ; mais, pour vous, monsieur Fouquet, je ferais l’impossible.
- Merci. Que vous a dit le roi ?
- Rien.
- Ah ! voilà comme vous causez ?
- Dame !
- Que pensez-vous de ma situation ?
- Rien.
- Cependant, à moins de mauvaise volonté...
- Votre situation est difficile.
- En quoi ?
- En ce que vous êtes chez vous.
- Si difficile qu’elle soit, je la comprends bien.
- Pardieu ! est-ce que vous vous imaginez qu’avec un autre que vous j’eusse fait tant de franchise ?
- Comment, tant de franchise ? Vous avez été franc avec moi, vous ! vous qui refusez de me dite la moindre chose ?
- Tant de façons. Alors.
- A la bonne heure !
- Tenez, monseigneur, écoutez comment je m’y fusse pris avec un autre que vous : j’arrivais à votre porte, les gens partis, ou, s’ils n’étaient pas partis, je les attendais à leur sortie et je les attrapais un à un, comme des lapins au débouter ; je les coffrais sans bruit, je m’étendais sur le tapis de votre corridor, et, une main sur vous, sans que vous vous en doutassiez, je vous gardais pour le déjeuner du maître. De cette façon pas d’esclandre, pas de défense, pas de bruit, mais aussi, pas d’avertissement pour M. Fouquet, pas de réserve, pas de ces concessions délicates qu’entre gens courtois on se fait au moment décisif. Etes-vous content de ce plan-là ?
- Il me fait frémir.
- N’est-ce pas ? c’eût été triste d’apparaître demain, sans préparation, et de vous demander votre épée.
- Oh ! monsieur, j’en fusse mort de honte et de colère !
- Votre reconnaissance s’exprime trop éloquemment ; je n’ai point fait assez, croyez-moi.
- A coup sûr, monsieur, vous ne me ferez jamais avouer cela.
- Eh bien ! maintenant, monseigneur, si vous êtes content de moi, si vous êtes remis de la secousse, que j’ai adoucie autant que j’ai pu, laissons le temps battre des ailes, vous êtes harassé, vous avez des réflexions à faire, je vous en conjure : dormez ou faites semblant de dormir, sur votre lit ou dans votre lit. Moi, je dors sur ce fauteuil, et quand je dors, mon sommeil est dur au point que le canon ne me réveillerait pas.
Fouquet sourit.
- J’excepte cependant, continua le mousquetaire, le cas où l’on ouvrirait une porte, soit secrète, soit visible, soit de sortie, soit d’entrée. Oh ! pour cela, mon oreille est vulnérable au dernier point. Un craquement me fait tressaillir. C’est une affaire d’antipathie naturelle. Allez donc, venez donc, promenez-vous par la chambre, écrivez, effacez, déchirez, brûlez, mais ne touchez pas la clef de la serrure ; mais ne touchez pas au bouton de la porte, car vous me réveilleriez en sursaut, et cela m’agacerait horriblement les nerfs.
- Décidément, monsieur d’Artagnan, dit Fouquet vous êtes l’homme le plus spirituel et le plus courtois que je connaisse, et vous ne me laisserez qu’un regret. c’est d’avoir fait si tard votre connaissance.
D’Artagnan poussa un soupir qui voulait dire. « Hélas ! peut-être l’avez vous faite trop tôt ! »
Puis il s’enfonça dans son fauteuil, tandis que Fouquet, à demi couché sur son lit et appuyé sur le coude, rêvait à son aventure.
Et tous deux, laissant les bougies brûler, attendirent ainsi le premier réveil du jour, et quand Fouquet soupirait trop haut, d’Artagnan ronflait plus fort.
Nulle visite, même celle d’Aramis, ne troubla leur quiétude, nul bruit ne se fit entendre dans la vaste maison.
Au-dehors, les rondes d’honneur et les patrouilles de mousquetaires faisaient crier le sable sous leurs pas : c’était une tranquillité de plus pour les dormeurs. Qu’on y joigne le bruit du vent et des fontaines, qui font leur fonction éternelle, sans s’inquiéter des petits bruits et des petites choses dont se composent la vie et la mort de l’homme.

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