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Chapitre CCLII
Le fils de Biscarrat

Les Bretons de l’île étaient tout fiers de cette victoire ; Aramis ne les encouragea pas.
- Ce qui arrivera, dit-il à Porthos, quand tout le monde fut rentré, c’est que la colère du roi s’éveillera avec le récit de la résistance, et que ces braves gens seront décimés ou brûlés quand l’île sera prise ; ce qui ne peut manquer d’advenir.
- Il en résulte, dit Porthos, que nous n’avons rien fait d’utile ?
- Pour le moment, si fait, répliqua l’évêque ; car nous avons un prisonnier duquel nous saurons ce que nos ennemis préparent.
- Oui, interrogeons ce prisonnier, fit Porthos, et le moyen de le faire parler est simple : nous allons souper, nous l’inviterons ; en buvant, il parlera.
Ce qui fut fait. L’officier, un peu inquiet d’abord, se rassura en voyant les gens auxquels il avait affaire.
Il donna, n’ayant pas peur de se compromettre, tous les détails imaginables sur la démission et le départ de d’Artagnan.
Il expliqua comment, après ce départ, le nouveau chef de l’expédition avait ordonné une surprise sur Belle-Ile. Là s’arrêtèrent ses explications.
Aramis et Porthos échangèrent un coup d’oeil qui témoignait de leur désespoir.
Plus de fonds à faire sur cette brave imagination de d’Artagnan, plus de ressource, par conséquent, en cas de défaite.
Aramis, continuant son interrogatoire, demanda au prisonnier ce que les royaux comptaient faire des chefs de Belle-Ile.
- Ordre, répliqua celui-ci, de tuer pendant le combat et de pendre après.
Aramis et Porthos se regardèrent encore.
Le rouge monta au visage de tous deux.
- Je suis bien léger pour la potence, répondit Aramis ; les gens comme moi ne se pendent pas.
- Et moi, je suis bien lourd, dit Porthos ; les gens comme moi cassent la corde.
- Je suis sûr, fit galamment le prisonnier, que nous vous eussions procuré la faveur d’une mort à votre choix.
- Mille remerciements, dit sérieusement Aramis.
Porthos s’inclina.
- Encore ce coup de vin à votre santé, fit-il en buvant lui-même.
De propos en propos, le souper se prolongea ; l’officier, qui était un spirituel gentilhomme, se laissa doucement aller au charme de l’esprit d’Aramis et de la cordiale bonhomie de Porthos.
- Pardonnez-moi, dit-il si je vous adresse une question ; mais des gens qui en sont à leur sixième bouteille ont bien le droit de s’oublier un peu.
- Adressez, dit Porthos, adressez.
- Parlez, fit Aramis.
- N’étiez-vous pas, messieurs, vous deux, dans les mousquetaires du feu roi ?
- Oui, monsieur, et des meilleurs, s’il vous plaît, répliqua Porthos.
- C’est vrai : je dirais même les meilleurs de tous les soldats, messieurs, si je ne craignais d’offenser la mémoire de mon père.
- De votre père ? s’écria Aramis.
- Savez-vous comment je me nomme ?
- Ma foi ! non, monsieur ; mais vous me le direz, et...
- Je m’appelle Georges de Biscarrat.
- Oh ! s’écria Porthos à son tour, Biscarrat ! vous rappelez-vous ce nom, Aramis ?
- Biscarrat ?... rêva l’évêque. Il me semble...
- Cherchez bien, monsieur, dit l’officier.
- Pardieu ! ce ne sera pas long, fit Porthos. Biscarrat, dit Cardinal... un des quatre qui vinrent nous interrompre le jour où nous entrâmes dans l’amitié de d’Artagnan, l’épée à la main.
- Précisément, messieurs.
- Le seul, dit Aramis vivement, que nous ne blessâmes pas.
- Une rude lame, par conséquent, fit le prisonnier.
- C’est vrai, oh ! bien vrai, dirent les deux amis ensemble. Ma foi ! monsieur de Biscarrat, enchanté de faire la connaissance d’un aussi brave homme.
Biscarrat serra les deux mains que lui tendaient les deux anciens mousquetaires.
Aramis regarda Porthos, comme pour lui dire : « Voilà un homme qui nous aidera. » Et, sur-le-champ :
- Avouez, dit-il, monsieur, qu’il fait bon d’avoir été honnête homme.
- Mon père me l’a toujours dit, monsieur.
- Avouez, de plus, que c’est une triste circonstance que celle où vous vous trouvez de rencontrer des gens destinés à être arquebusés ou pendus, et de s’apercevoir que ces gens-là sont d’anciennes connaissances, de vieilles connaissances héréditaires.
- Oh ! vous n’êtes pas réservés à ce sort affreux, messieurs et amis, dit vivement le jeune homme.
- Bah ! vous l’avez dit.
- Je l’ai dit tout à l’heure, quand je ne vous connaissais pas ; mais, maintenant que je vous connais, je dis : Vous éviterez ce destin funeste, si vous le voulez.
- Comment, si nous le voulons ? s’écria Aramis, dont les yeux brillèrent d’intelligence en regardant alternativement son prisonnier et Porthos.
- Pourvu, continua Porthos en regardant à son tour, avec une noble intrépidité, M. de Biscarrat et l’évêque, pourvu qu’on ne nous demande pas de lâchetés.
- On ne vous demandera rien du tout, messieurs reprit le gentilhomme de l’armée royale ; que voulez-vous qu’on vous demande ? Si l’on vous trouve, on vous tue, c’est chose arrêtée ; tâchez donc, messieurs, qu’on ne vous trouve pas.
- Je crois ne pas me tromper, fit Porthos avec dignité, mais il me semble bien que, pour nous trouver, il faut que l’on vienne nous quérir ici.
- En cela vous avez parfaitement raison, mon digne ami, reprit Aramis en interrogeant toujours du regard la physionomie de Biscarrat, silencieux et contraint. Vous voulez, monsieur de Biscarrat, nous dire quelque chose, nous faire quelque ouverture et vous n’osez pas, n’est-il pas vrai ?
- Ah ! messieurs et amis, c’est qu’en parlant je trahis la consigne ; mais, tenez, j’entends une voix qui dégage la mienne en la dominant.
- Le canon ! fit Porthos.
- Le canon et la mousqueterie s’écria l’évêque.
On entendait gronder au loin, dans les roches, ces bruits sinistres d’un combat qui ne dura point.
- Qu’est-ce que cela ? demanda Porthos.
- Eh ! pardieu ! s’écria Aramis, c’est ce dont je me doutais.
- Quoi donc ?
- L’attaque faite par vous n’était qu’une feinte, n’est-il pas vrai, monsieur ? et, pendant que vos compagnies se laissaient repousser, vous aviez la certitude d’opérer un débarquement de l’autre côté de l’île.
- Oh ! plusieurs, monsieur.
- Nous sommes perdus, alors, fit paisiblement l’évêque de Vannes.
- Perdus ! cela est possible, répondit le seigneur de Pierrefonds ; mais nous ne sommes pas pris ni pendus.
Et, en disant ces mots, il se leva de la table, s’approcha du mur et en détacha froidement son épée et ses pistolets, qu’il visita avec ce soin du vieux soldat qui s’apprête à combattre, et qui sent que sa vie repose en grande partie sur l’excellence et la bonne tenue de ses armes.
Au bruit du canon, à la nouvelle de la surprise qui pouvait livrer l’île aux troupes royales, la foule éperdue se précipita dans le fort. Elle venait demander assistance et conseil à ses chefs.
Aramis, pâle et vaincu, se montra entre deux flambeaux à la fenêtre qui donnait sur la grande cour, pleine de soldats qui attendaient des ordres, et d’habitants éperdus qui imploraient secours.
- Mes amis, dit d’Herblay d’une voix grave et sonore, M. Fouquet, votre protecteur, votre ami, votre père, a été arrêté par ordre du roi et jeté à la Bastille.
Un long cri de fureur et de menace monta jusqu’à la fenêtre où se tenait l’évêque, et l’enveloppa d’un fluide vibrant.
- Vengeons M. Fouquet ! crièrent les plus exaltés. A mort les royaux !
- Non, mes amis, répliqua solennellement Aramis, non, mes amis, pas de résistance Le roi est maître dans son royaume. Le roi est le mandataire de Dieu. Le roi et Dieu ont frappé M. Fouquet. Humiliez-vous devant la main de Dieu. Aimez Dieu et le roi, qui ont frappé M. Fouquet. Mais ne vengez pas votre seigneur, ne cherchez pas à Je venger. Vous vous sacrifieriez en vain, vous, vos femmes et vos enfants, vos biens et votre liberté. Bas les armes, mes amis ! bas les armes ! puisque le roi vous le commande, et retirez-vous paisiblement dans vos demeures. C’est moi qui vous le demande, c’est moi qui vous en prie, c’est moi qui, au besoin, vous le commande au nom de M. Fouquet.
La foule, amassée sous la fenêtre, fit entendre un long frémissement de colère et d’effroi.
- Les soldats de Louis XIV sont entrés dans l’île, continua Aramis. Désormais, ce ne serait plus entre eux et vous un combat, ce serait un massacre. Allez, allez et oubliez ; cette fois, je vous le commande au nom du Seigneur.
Les mutins se retirèrent lentement, soumis et muets.
- Ah çà ! mais que venez-vous donc de dire là, mon ami ? dit Porthos.
- Monsieur, dit Biscarrat à l’évêque, vous sauvez tous ces habitants, mais vous ne sauvez ni votre ami ni vous.
- Monsieur de Biscarrat, dit avec un accent singulier de noblesse et de courtoisie l’évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, soyez assez bon pour reprendre votre liberté.
- Je le veux bien, monsieur ; mais..
- Mais cela nous rendra service ; car, en annonçant au lieutenant du roi la soumission des insulaires, vous obtiendrez peut-être quelque grâce pour nous, en l’instruisant de la manière dont cette soumission s’est opérée.
- Grâce ! répliqua Porthos avec des yeux flamboyants, grâce ! qu’est-ce que ce mot-là !
Aramis toucha rudement le coude de son ami, comme il faisait aux beaux jours de leur jeunesse, alors qu’il voulait avertir Porthos qu’il avait fait ou qu’il allait faire quelque bévue. Porthos comprit et se tut soudain.
- J’irai, messieurs, répondit Biscarrat, un peu surpris aussi de ce mot de grâce prononcé par le fier mousquetaire dont, quelques instants auparavant, il racontait et vantait avec tant d’enthousiasme les exploits héroïques.
- Allez donc, monsieur de Biscarrat, dit Aramis en le saluant, et, en partant, recevez l’expression de toute notre reconnaissance.
- Mais vous, messieurs, vous que je m’honore d’appeler mes amis, puisque vous avez bien voulu recevoir ce titre, que devenez-vous pendant ce temps ? reprit l’officier tout ému, en prenant congé des deux anciens adversaires de son père.
- Nous, nous attendons ici.
- Mais, mon Dieu !... l’ordre est formel !
- Je suis évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, et l’on ne passe pas plus par les armes un évêque que l’on ne pend un gentilhomme.
- Ah ! oui, monsieur, oui, monseigneur, reprit Biscarrat ; oui, c’est vrai, vous avez raison, il y a encore pour vous cette chance. Donc, je pars, je me rends auprès du commandant de l’expédition, du lieutenant du roi. Adieu donc, messieurs ; ou plutôt, au revoir !
En effet, le digne officier, sautant sur un cheval que lui fit donner Aramis, courut dans la direction des coups de feu qu’on avait entendus et qui, en amenant la foule dans le fort, avait interrompu la conversation des deux amis avec leur prisonnier.
Aramis le regarda partir, et demeura seul avec Porthos :
- Eh bien ! comprenez-vous ? dit-il.
- Ma foi, non.
- Est-ce que Biscarrat ne vous gênait pas ici ?
- Non, c’est un brave garçon.
- Oui ; mais la grotte de Locmaria, est-il nécessaire que tout le monde la connaisse ?
- Ah ! c’est vrai, c’est vrai, je comprends. Nous nous sauvons par le souterrain.
- S’il vous plaît, répliqua joyeusement Aramis. En route, ami Porthos ! Notre bateau nous attend, et le roi ne nous tient pas encore.

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