Le Vicomte de Bragelonne Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CCLXV
Bulletin

Le duc de Beaufort écrivait à Athos. La lettre destinée à l’homme n’arrivait qu’au mort. Dieu changeait l’adresse.

« Mon cher comte, écrivait le prince avec sa grande écriture d’écolier malhabile, un grand malheur nous frappe au milieu d’un grand triomphe. Le roi perd un soldat des plus braves. Je perds un ami. Vous perdez M. de Bragelonne.
Il est mort glorieusement, et si glorieusement, que je n’ai pas la force de pleurer comme je voudrais.
Recevez mes tristes compliments, mon cher comte. Le Ciel nous distribue les épreuves selon la grandeur de notre coeur. Celle-là est immense, mais non au-dessus de votre courage.

          Votre bon ami,
                    Le duc de Beaufort. »

Cette lettre renfermait une relation écrite par un des secrétaires du prince. C’était le plus touchant récit et le plus vrai de ce lugubre épisode qui dénouait deux existences.
D’Artagnan, accoutumé aux émotions de la bataille, et le coeur cuirassé contre les attendrissements, ne put s’empêcher de tressaillir en lisant le nom de Raoul, le nom de cet enfant chéri, devenu, comme son père, une ombre.

« Le matin, disait le secrétaire du prince, M. le duc commanda l’attaque. Normandie et Picardie avaient pris position dans les roches grises dominées par le talus de la montagne, sur le versant de laquelle s’élèvent les bastions de Djidgelli.
Le canon, commençant à tirer, engagea l’action ; les régiments marchèrent pleins de résolution ; les piquiers avaient la pique haute ; les porteurs de mousquets avaient l’arme au bras. Le prince suivait attentivement la marche et le mouvement des troupes, qu’il était prêt à soutenir avec une forte réserve.
Auprès de Monseigneur étaient les plus vieux capitaines et ses aides de camp. M. le vicomte de Bragelonne avait reçu l’ordre de ne pas quitter Son Altesse.
Cependant le canon de l’ennemi, qui d’abord avait tonné indifféremment contre les masses, avait réglé son feu, et les boulets, mieux dirigés, étaient venus tuer quelques hommes autour du prince. Les régiments formés en colonne, et qui s’avançaient contre les remparts, furent un peu maltraités. Il y avait hésitation de la part de nos troupes, qui se voyaient mal secondées par notre artillerie. En effet, les batteries qu’on avait établies la veille n’avaient qu’un tir faible et incertain, en raison de leur position. La direction de bas en haut nuisait à la justesse des coups et de la portée.
Monseigneur, comprenant le mauvais effet de cette position de l’artillerie de siège, commanda aux frégates embossées dans la petite rade de commencer un feu régulier contre la place.
Pour porter cet ordre, M. de Bragelonne s’offrit tout d’abord ; mais Monseigneur refusa d’acquiescer à la demande du vicomte.
Monseigneur avait raison, puisqu’il aimait et voulait ménager ce jeune seigneur ; il avait bien raison, et l’événement se chargea de justifier sa prévision et son refus ; car, à peine le sergent que Son Altesse avait chargé du message sollicité par M. de Bragelonne fut-il arrivé au bord de la mer, que deux gros coups de longue escopette partirent des rangs de l’ennemi et vinrent l’abattre.
Le sergent tomba sur le sable mouillé qui but son sang.
Ce que voyant, M. de Bragelonne sourit à Monseigneur, lequel lui dit :
- Vous voyez, vicomte, je vous sauve la vie. Rapportez-le plus tard à M. le comte de La Fère, afin que, l’apprenant de vous, il m’en sache gré, à moi.
Le jeune seigneur sourit tristement et répondit au duc :
- Il est vrai, monseigneur, sans votre bienveillance, j’aurais été tué là-bas où est tombé ce pauvre sergent, et en un fort grand repos.
M. de Bragelonne fit cette réponse d’un tel air, que Monseigneur répliqua vivement :
- Vrai Dieu ! jeune homme, on dirait que l’eau vous en vient à la bouche : mais, par l’âme de Henri IV ! j’ai promis à votre père de vous ramener vivant, et, s’il plaît au Seigneur, je tiendrai ma parole.
M. de Bragelonne rougit, et, d’une voix plus basse :
- Monseigneur, dit-il, pardonnez-moi, je vous en prie ; c’est que j’ai toujours eu le désir d’aller aux occasions, et qu’il est doux de se distinguer devant son général, surtout quand le général est M. le duc de Beaufort.
Monseigneur s’adoucit un peu, et, se tournant vers ses officiers qui se pressaient autour de lui, donna différents ordres.
Les grenadiers des deux régiments arrivèrent assez près des fossés et des retranchements pour y lancer leurs grenades, qui firent peu d’effet.
Cependant, M. d’Estrées, qui commandait la flotte, ayant vu la tentative du sergent pour approcher des vaisseaux, comprit qu’il fallait tirer sans ordres et ouvrir le feu.
Alors les Arabes, se voyant frappés par les boulets de la flotte et par les ruines et les éclats de leurs mauvaises murailles, poussèrent des cris effrayants.
Leurs cavaliers descendirent la montagne au galop, courbés sur leurs selles, et se lancèrent à fond de train sur les colonnes d’infanterie, qui, croisant les piques, arrêtèrent cet élan fougueux. Repoussés par l’attitude ferme du bataillon, les Arabes vinrent de grande furie se rejeter vers l’état-major qui n’était point gardé en ce moment.
Le danger fut grand : Monseigneur tira l’épée ; ses secrétaires et ses gens l’imitèrent ; les officiers de sa suite engagèrent un combat avec ces furieux.
Ce fut alors que M. de Bragelonne put contenter l’envie qu’il manifestait depuis le commencement de l’action. Il combattit près du prince avec une vigueur de Romain, et tua trois Arabes avec sa petite épée.
Mais il était visible que sa bravoure ne venait pas d’un sentiment d’orgueil, naturel à tous ceux qui combattent. Elle était impétueuse, affectée, forcée même ; il cherchait à s’enivrer du bruit et du carnage.
Il s’échauffa de telle sorte, que Monseigneur lui cria d’arrêter.
Il dut entendre la voix de Son Altesse, puisque nous l’entendions, nous qui étions à ses côtés. Cependant il ne s’arrêta pas, et continua de courir vers les retranchements.
Comme M. de Bragelonne était un officier fort soumis, cette désobéissance aux ordres de Monseigneur surprit fort tout le monde, et M. de Beaufort redoubla d’instances, en criant :
- Arrêtez, Bragelonne ! Où allez-vous ? Arrêtez ! reprit Monseigneur, je vous l’ordonne.
Nous tous, imitant le geste de M. le duc, nous avions levé la main. Nous attendions que le cavalier tournât bride ; mais M. de Bragelonne courait toujours vers les palissades.
- Arrêtez, Bragelonne ! répéta le prince d’une voix très forte ; arrêtez au nom de votre père !
A ces mots, M. de Bragelonne se retourna, son visage exprimait une vive douleur, mais il ne s’arrêtait pas ; nous jugeâmes alors que son cheval l’emportait.
Quand M. le duc eut deviné que le vicomte n’était plus maître de son cheval, et qu’il l’eut vu dépasser les premiers grenadiers, Son Altesse cria :
- Mousquetaires, tuez-lui son cheval ! Cent pistoles à qui mettra bas le cheval !
Mais de tirer sur la bête sans atteindre le cavalier, qui eut pu l’espérer ? Aucun n’osait. Enfin il s’en présenta un, c’était enfin tireur du régiment de Picardie, nommé La Luzerne, qui coucha en joue l’animal, tira et l’atteignit à la croupe, car on vit le sang rougir le pelage blanc du cheval ; seulement, au lieu de tomber, le maudit genet s’emporta plus furieusement encore.
Tout Picardie, qui voyait ce malheureux jeune homme courir à la mort, criait à tue-tête : « Jetez-vous en bas, monsieur le vicomte ! en bas, en bas, jetez-vous en bas ! » M. de Bragelonne était un officier fort aimé dans toute l’armée.
Déjà le vicomte était arrivé à portée de pistolet du rempart ; une décharge partit et l’enveloppa de feu et de fumée. Nous le perdîmes de vue ; la fumée dissipée, on le revit à pied, debout ; son cheval venait d’être tué.
Le vicomte fut sommé de se rendre par les Arabes ; mais il leur fit un signe négatif avec sa tête, et continua de marcher aux palissades.
C’était une imprudence mortelle. Cependant toute l’armée lui sut gré de ne point reculer, puisque le malheur l’avait conduit si près. Il marcha quelques pas encore, et les deux régiments lui battirent des mains.
Ce fut encore à ce moment que la seconde décharge ébranla de nouveau les murailles, et le vicomte de Bragelonne disparut une seconde fois dans le tourbillon ; mais, cette fois, la fumée eut beau se dissiper, nous ne le vîmes plus debout. Il était couché, la tête plus bas que les jambes, sur les bruyères, et les Arabes commencèrent à vouloir sortir de leurs retranchements pour venir lui couper la tête ou prendre son corps, comme c’est la coutume chez les infidèles.
Mais Son Altesse M. le duc de Beaufort avait suivi tout cela du regard, et ce triste spectacle lui avait arraché de grands et douloureux soupirs. Il se mit donc à crier, voyant les Arabes courir comme des fantômes blancs parmi les lentisques :
- Grenadiers, piquiers, est-ce que vous leur laisserez prendre ce noble corps ?
En disant ces mots et en agitant son épée, il courut lui-même vers l’ennemi. Les régiments, s’élançant sur ses traces, coururent à leur tour en poussant des cris aussi terribles que ceux des Arabes étaient sauvages.
Le combat commença sur le corps de M. de Bragelonne, et fut si acharné, que cent soixante Arabes y demeurèrent morts, à côté de cinquante au moins des nôtres.
Ce fut un lieutenant de Normandie qui chargea le corps du vicomte sur ses épaules, et le rapporta dans nos lignes.
Cependant l’avantage se poursuivait ; les régiments prirent avec eux la réserve, et les palissades des ennemis furent renversées.
A trois heures, le feu des Arabes cessa ; le combat à l’arme blanche dura deux heures ; ce fut un massacre.
A cinq heures, nous étions victorieux sur tous les points ; l’ennemi avait abandonné ses positions, et M. le duc avait fait planter le drapeau blanc sur le point culminant du monticule.
Ce fut alors que l’on put songer à M. de Bragelonne, qui avait huit grands coups au travers du corps, et dont presque tout le sang était perdu.
Toutefois, il respirait encore, ce qui donna une joie inexprimable à Monseigneur, lequel voulut assister, lui aussi, au premier pansement du vicomte et à la consultation des chirurgiens.
Il y en eut deux d’entre eux qui déclarèrent que M. de Bragelonne vivrait. Monseigneur leur sauta au cou, et leur promit mille louis chacun s’ils le sauvaient.
Le vicomte entendit ces transports de joie, et, soit qu’il fût désespéré, soit qu’il souffrît de ses blessures, il exprima par sa physionomie une contrariété qui donna beaucoup à penser, surtout à l’un de ses secrétaires, quand il eut entendu ce qui va suivre.
Le troisième chirurgien qui vint était le frère Sylvain de Saint-Cosme, le plus savant des nôtres. Il sonda les plaies à son tour et ne dit rien.
M. de Bragelonne ouvrait des yeux fixes et semblait interroger chaque mouvement, chaque pensée du savant chirurgien.
Celui-ci, questionné par Monseigneur, répondit qu’il voyait bien trois plaies mortelles sur huit, mais que si forte était la constitution du blessé, si féconde la jeunesse, si miséricordieuse la bonté de Dieu, que peut-être M. de Bragelonne en reviendrait-il, si toutefois il ne faisait pas le moindre mouvement.
Frère Sylvain ajouta, en se retournant vers ses aides :
- Surtout, ne le remuez pas même du doigt, ou vous le tuerez.
Et nous sortîmes tous de la tente avec un peu d’espoir.
Ce secrétaire, en sortant, crut voir un sourire pâle et triste glisser sur les lèvres du vicomte, lorsque M. le duc lui dit d’une voix caressante :
- Oh ! vicomte, nous te sauverons ! Mais le soir, quand on crut que le malade devait avoir reposé, l’un des aides entra dans la tente du blessé, et en ressortit en poussant de grands cris.
Nous accourûmes tous en désordre, M. le duc avec nous, et l’aide nous montra le corps de M. de Bragelonne par terre, en bas du lit, baigné dans le reste de son sang.
Il y a apparence qu’il avait eu quelque nouvelle convulsion, quelque mouvement fébrile, et qu’il était tombé ; que la chute qu’il avait faite avait accéléré sa fin, selon le pronostic de frère Sylvain.
On releva le vicomte ; il était froid et mort. Il tenait une boucle de cheveux blonds à la main droite, et cette main était crispée sur son coeur. »

Suivaient les détails de l’expédition et de la victoire remportée sur les Arabes.
D’Artagnan s’arrêta au récit de la mort du pauvre Raoul.
- Oh ! murmura-t-il, malheureux enfant, un suicide !
Et, tournant les yeux vers la chambre du château où dormait Athos d’un sommeil éternel :
- Ils se sont tenu parole l’un à l’autre, dit-il tout bas. Maintenant, je les trouve heureux : ils doivent être réunis.
Et il reprit à pas lents le chemin du parterre.
Toute la rue, tous les environs se remplissaient déjà de voisins éplorés qui se racontaient les uns aux autres la double catastrophe et se préparaient aux funérailles.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente