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Chapitre LXIII
Comment le diamant de M. d'Emerys passa entre les mains de d'Artagnan

Tandis que cette scène bruyante et ensanglantée se passait sur la Grève, plusieurs hommes, barricadés derrière la porte de communication du jardin, remettaient leurs épées au fourreau, aidaient l’un d’eux à monter sur son cheval tout sellé qui attendait dans le jardin, et, comme une volée d’oiseaux effarés, s’enfuyaient dans toutes les directions, les uns escaladant les murs, les autres se précipitant par les portes avec toute l’ardeur de la panique.
Celui qui monta sur le cheval et qui lui fit sentir l’éperon avec une telle brutalité que l’animal faillit franchir la muraille, ce cavalier, disons-nous, traversa la place Baudoyer, passa comme l’éclair devant la foule des rues, écrasant, culbutant, renversant tout, et dix minutes après arriva aux portes de la surintendance, plus essoufflé encore que son cheval.
L’abbé Fouquet, au bruit retentissant des fers sur le pavé, parut à une fenêtre de la cour, et avant même que le cavalier eût mis pied à terre :
- Eh bien ! Danicamp ? demanda-t-il, à moitié penché hors de la fenêtre.
- Eh bien ! c’est fini, répondit le cavalier.
- Fini ! cria l’abbé ; alors ils sont sauvés ?
- Non pas, monsieur, répliqua le cavalier. Ils sont pendus.
- Pendus ! répéta l’abbé pâlissant.
Une porte latérale s’ouvrit soudain, et Fouquet apparut dans la chambre, pâle, égaré, les lèvres entrouvertes par un cri de douleur et de colère.
Il s’arrêta sur le seuil, écoutant ce qui se disait de la cour à la fenêtre.
- Misérables ! dit l’abbé, vous ne vous êtes donc pas battus !
- Comme des lions.
- Dites comme des lâches.
- Monsieur !
- Cent hommes de guerre, l’épée à la main, valent dix mille archers dans une surprise. Où est Menneville, ce fanfaron, ce vantard qui ne devait revenir que mort ou vainqueur ?
- Eh bien ! monsieur, il a tenu parole. Il est mort.
- Mort ! qui l’a tué ?
- Un démon déguisé en homme, un géant armé de dix épées flamboyantes, un enragé qui a d’un seul coup éteint le feu, éteint l’émeute, et fait sortir cent mousquetaires du pavé de la place de Grève.
Fouquet souleva son front tout ruisselant de sueur.
- Oh ! Lyodot et d’Emerys ! murmura-t-il, morts ! morts ! morts ! et moi déshonoré.
L’abbé se retourna, et apercevant son frère écrasé, livide :
- Allons ! allons ! dit-il, c’est un coup du sort, monsieur, il ne faut pas nous lamenter ainsi. Puisque cela ne s’est point fait, c’est que Dieu...
- Taisez-vous, l’abbé ! taisez-vous ! cria Fouquet ; vos excuses sont des blasphèmes. Faites monter ici cet homme, et qu’il raconte les détails de l’horrible événement.
- Mais, mon frère...
- Obéissez, monsieur !
L’abbé fit un signe, et une demi-minute après on entendit les pas de l’homme dans l’escalier.
En même temps, Gourville apparut derrière Fouquet, pareil à l’ange gardien du surintendant, appuyant un doigt sur ses lèvres pour lui enjoindre de s’observer au milieu des élans mêmes de sa douleur.
Le ministre reprit toute la sérénité que les forces humaines peuvent laisser à la disposition d’un coeur à demi brisé par la douleur. Danicamp parut.
- Faites votre rapport, dit Gourville.
- Monsieur, répondit le messager, nous avions reçu l’ordre d’enlever les prisonniers et de crier : « Vive Colbert ! » en les enlevant.
- Pour les brûler vifs, n’est-ce pas, l’abbé ? interrompit Gourville.
- Oui ! oui ! l’ordre avait été donné à Menneville. Menneville savait ce qu’il en fallait faire, et Menneville est mort.
Cette nouvelle parut rassurer Gourville au lieu de l’attrister.
- Pour les brûler vifs ? répéta le messager, comme s’il eût douté que cet ordre, le seul qui lui eût été donné au reste, fût bien réel.
- Mais certainement pour les brûler vifs, reprit brutalement l’abbé.
- D’accord, monsieur, d’accord, reprit l’homme en cherchant des yeux sur la physionomie des deux interlocuteurs ce qu’il y avait de triste ou d’avantageux pour lui à raconter selon la vérité.
- Maintenant, racontez, dit Gourville.
- Les prisonniers, continua Danicamp, devaient donc être amenés à la Grève, et le peuple en fureur voulait qu’ils fussent brûlés au lieu d’être pendus.
- Le peuple a ses raisons, dit l’abbé ; continuez.
- Mais, reprit l’homme, au moment où les archers venaient d’être enfoncés, au moment où le feu prenait dans une des maisons de la place destinée à servir de bûcher aux coupables, un furieux, ce démon, ce géant dont je vous parlais, et qu’on nous avait dit être le propriétaire de la maison en question, aidé d’un jeune homme qui l’accompagnait, jeta par la fenêtre ceux qui activaient le feu, appela au secours les mousquetaires qui se trouvaient dans la foule, sauta lui-même du premier étage dans la place, et joua si désespérément de l’épée, que la victoire fut rendue aux archers, les prisonniers repris et Menneville tué. Une fois repris, les condamnés furent exécutés en trois minutes.
Fouquet, malgré sa puissance sur lui-même, ne put s’empêcher de laisser échapper un sourd gémissement.
- Et cet homme, le propriétaire de la maison, reprit l’abbé, comment le nomme-t-on ?
- Je ne vous le dirai pas, n’ayant pas pu le voir ; mon poste m’avait été désigné dans le jardin, et je suis resté à mon poste ; seulement, on est venu me raconter l’affaire. J’avais ordre, la chose une fois finie, de venir vous annoncer en toute hâte de quelle façon elle était finie. Selon l’ordre, je suis parti au galop, et me voilà.
- Très bien, monsieur, nous n’avons pas autre chose à demander de vous, dit l’abbé, de plus en plus atterré à mesure qu’approchait le moment d’aborder son frère seul à seul.
- On vous a payé ? demanda Gourville.
- Un acompte, monsieur, répondit Danicamp.
- Voilà vingt pistoles. Allez, monsieur, et n’oubliez pas de toujours défendre, comme cette fois, les véritables intérêts du roi.
- Oui, monsieur, dit l’homme en s’inclinant et en serrant l’argent dans sa poche.
Après quoi il sortit.
A peine fut-il dehors que Fouquet, qui était resté immobile, s’avança d’un pas rapide et se trouva entre l’abbé et Gourville.
Tous deux ouvrirent en même temps la bouche pour parler.
- Pas d’excuses ! dit-il, pas de récriminations contre qui que ce soit. Si je n’eusse pas été un faux ami, je n’eusse confié à personne le soin de délivrer Lyodot et d’Emerys. C’est moi seul qui suis coupable, à moi seul donc les reproches et les remords. Laissez-moi, l’abbé.
- Cependant, monsieur, vous n’empêcherez pas, répondit celui-ci, que je ne fasse rechercher le misérable qui s’est entremis pour le service de M. Colbert dans cette partie si bien préparée ; car, s’il est d’une bonne politique de bien aimer ses amis, je ne crois pas mauvaise celle qui consiste à poursuivre ses ennemis d’une façon acharnée.
- Trêve de politique, l’abbé ; sortez, je vous prie, et que je n’entende plus parler de vous jusqu’à nouvel ordre ; il me semble que nous avons besoin de beaucoup de silence et de circonspection. Vous avez un terrible exemple devant vous. Messieurs, pas de représailles, je vous le défends.
- Il n’y a pas d’ordres, grommela l’abbé, qui m’empêchent de venger sur un coupable l’affront fait à ma famille.
- Et moi, s’écria Fouquet de cette voix impérative à laquelle on sent qu’il n’y a rien à répondre, si vous avez une pensée, une seule, qui ne soit pas l’expression absolue de ma volonté, je vous ferai jeter à la Bastille deux heures après que cette pensée se sera manifestée. Réglez-vous là-dessus, l’abbé.
L’abbé s’inclina en rougissant.
Fouquet fit signe à Gourville de le suivre, et déjà se dirigeait vers son cabinet, lorsque l’huissier annonça d’une voix haute :
- M. le chevalier d’Artagnan.
- Qu’est-ce ? fit négligemment Fouquet à Gourville.
- Un ex-lieutenant des mousquetaires de Sa Majesté, répondit Gourville sur le même ton.
Fouquet ne prit pas même la peine de réfléchir et se remit à marcher.
- Pardon, monseigneur ! dit alors Gourville ; mais, je réfléchis, ce brave garçon a quitté le service du roi, et probablement vient-il toucher un quart de pension quelconque.
- Au diable ! dit Fouquet ; pourquoi prend-il si mal son temps ?
- Permettez, monseigneur, que je lui dise un mot de refus alors ; car il est de ma connaissance, et c’est un homme qu’il vaut rnieux, dans les circonstances où nous nous trouvons, avoir pour ami que pour ennemi.
- Répondez tout ce que vous voudrez, dit Fouquet.
- Eh ! mon Dieu ! dit l’abbé plein de rancune, comme un homme d’Eglise, répondez qu’il n’y a pas d’argent, surtout pour les mousquetaires.
Mais l’abbé n’avait pas plutôt lâché ce mot imprudent, que la porte entrebâillée s’ouvrit tout à fait et que d’Artagnan parut.
- Eh ! monsieur Fouquet, dit-il, je le savais bien, qu’il n’y avait pas d’argent pour les mousquetaires. Aussi je ne venais point pour m’en faire donner, mais bien pour m’en faire refuser. C’est fait, merci. Je vous donne le bonjour et vais en chercher chez M. Colbert.
Et il sortit après un salut assez leste.
- Gourville, dit Fouquet, courez après cet homme et me le ramenez.
Gourville obéit et rejoignit d’Artagnan sur l’escalier.
D’Artagnan, entendant des pas derrière lui, se retourna et aperçut Gourville.
- Mordioux ! mon cher monsieur, dit-il, ce sont de tristes façons que celles de messieurs vos gens de finances ; Je viens chez M. Fouquet pour toucher une somme ordonnancée par Sa Majesté, et l’on m’y reçoit comme un mendiant qui vient pour demander une aumône, ou comme un filou qui vient pour voler une pièce d’argenterie.
- Mais vous avez prononcé le nom de M. Colbert, cher monsieur d’Artagnan ; vous avez dit que vous alliez chez M. Colbert ?
- Certainement que j’y vais, ne fût-ce que pour lui demander satisfaction des gens qui veulent brûler les maisons en criant : « Vive Colbert ! »
Gourville dressa les oreilles.
- Oh ! oh ! dit-il, vous faites allusion à ce qui vient de se passer en Grève ?
- Oui, certainement.
- Et en quoi ce qui vient de se passer vous importe-t-il ?
- Comment ! vous me demandez en quoi il m’importe ou il ne m’importe pas que M. Colbert fasse de ma maison un bûcher ?
- Ainsi, votre maison... C’est votre maison qu’on voulait brûler ?
- Pardieu !
- Le cabaret de l’Image-de-Notre-Dame est à vous ?
- Depuis huit jours.
- Et vous êtes ce brave capitaine, vous êtes cette vaillante épée qui a dispersé ceux qui voulaient brûler les condamnés ?
- Mon cher monsieur Gourville, mettez-vous à ma place : je suis agent de la force publique et propriétaire. Comme capitaine, mon devoir est de faire accomplir les ordres du roi. Comme propriétaire, mon intérêt est qu’on ne me brûle pas ma maison. J’ai donc suivi à la fois les lois de l’intérêt et du devoir en remettant MM. Lyodot et d’Emerys entre les mains des archers.
- Ainsi c’est vous qui avez jeté un homme par la fenêtre ?
- C’est moi-même, répliqua modestement d’Artagnan.
- C’est vous qui avez tué Menneville ?
- J’ai eu ce malheur, dit d’Artagnan saluant comme un homme que l’on félicite.
- C’est vous enfin qui avez été cause que les deux condamnés ont été pendus ?
- Au lieu d’être brûlés, oui, monsieur, et je m’en fais gloire. J’ai arraché ces pauvres diables à d’effroyables tortures. Comprenez-vous, mon cher monsieur Gourville, qu’on voulait les brûler vifs ? cela passe toute imagination.
- Allez, mon cher monsieur d’Artagnan, allez, dit Gourville voulant épargner à Fouquet la vue d’un homme qui venait de lui causer une si profonde douleur.
- Non pas, dit Fouquet, qui avait entendu de la porte de l’antichambre ; non pas, monsieur d’Artagnan, venez, au contraire.
D’Artagnan essuya au pommeau de son épée une dernière trace sanglante qui avait échappé à son investigation et rentra.
Alors il se retrouva en face de ces trois hommes, dont les visages portaient trois expressions bien différentes : chez l’abbé celle de la colère, chez Gourville celle de la stupeur, chez Fouquet celle de l’abattement.
- Pardon, monsieur le ministre, dit d’Artagnan, mais mon temps est compté, il faut que je passe à l’intendance pour m’expliquer avec M. Colbert et toucher mon quartier.
- Mais, monsieur, dit Fouquet, il y a de l’argent ici.
D’Artagnan, étonné, regarda le surintendant.
- Il vous a été répondu légèrement, monsieur, je le sais, je l’ai entendu, dit le ministre ; un homme de votre mérite devrait être connu de tout le monde.
D’Artagnan s’inclina.
- Vous avez une ordonnance ? ajouta Fouquet.
- Oui, monsieur.
- Donnez, je vais vous payer moi-même ; venez.
Il fit un signe à Gourville et à l’abbé, qui demeurèrent dans la chambre où ils étaient, et emmena d’Artagnan dans son cabinet. Une fois arrivé :
- Combien vous doit-on, monsieur ?
- Mais quelque chose comme cinq mille livres, monseigneur.
- Pour votre arriéré de solde ?
- Pour un quartier.
- Un quartier de cinq mille livres ! dit Fouquet attachant sur le mousquetaire un profond regard ; c’est donc vingt mille livres par an que le roi vous donne ?
- Oui, monseigneur, c’est vingt mille livres ; trouvez-vous que cela soit trop ?
- Moi ! s’écria Fouquet, et il sourit amèrement. Si je me connaissais en hommes, si j’étais, au lieu d’un esprit léger, inconséquent et vain, un esprit prudent et réfléchi ; si, en un mot, j’avais, comme certaines gens, su arranger ma vie, vous ne recevriez pas vingt mille livres par an, mais cent mille, et vous ne seriez pas au roi, mais à moi !
D’Artagnan rougit légèrement.
Il y a dans la façon dont se donne l’éloge, dans la voix du louangeur, dans son accent affectueux, un poison si doux, que le plus fort en est parfois enivré.
Le surintendant termina cette allocution en ouvrant un tiroir, où il prit quatre rouleaux qu’il posa devant d’Artagnan.
Le Gascon en écorna un.
- De l’or ! dit-il.
- Cela vous chargera moins, monsieur.
- Mais alors, monsieur, cela fait vingt mille livres.
- Sans doute.
- Mais on ne m’en doit que cinq.
- Je veux vous épargner la peine de passer quatre fois à la surintendance.
- Vous me comblez, monsieur.
- Je fais ce que je dois, monsieur le chevalier, et j’espère que vous ne me garderez pas rancune pour l’accueil de mon frère. C’est un esprit plein d’aigreur et de caprice.
- Monsieur, dit d’Artagnan, croyez que rien ne me fâcherait plus qu’une excuse de vous.
- Aussi ne le ferai-je plus, et me contenterai-je de vous demander une grâce.
- Oh ! monsieur.
Fouquet tira de son doigt un diamant d’environ mille pistoles.
- Monsieur, dit-il, la pierre que voici me fut donnée par un ami d’enfance, par un homme à qui vous avez rendu un grand service.
La voix de Fouquet s’altéra sensiblement.
- Un service, moi ! fit le mousquetaire ; j’ai rendu un service à l’un de vos amis ?
- Vous ne pouvez l’avoir oublié, monsieur, car c’est aujourd’hui même.
- Et cet ami s’appelait ?...
- M. d’Emerys.
- L’un des condamnés ?
- Oui, l’une des victimes... Eh bien ! monsieur d’Artagnan, en faveur du service que vous lui avez rendu, je vous prie d’accepter ce diamant. Faîtes cela pour l’amour de moi.
- Monsieur...
- Acceptez, vous dis-je. Je suis aujourd’hui dans un jour de deuil, plus tard vous saurez cela peut-être ; aujourd’hui j’ai perdu un ami ; eh bien ! j’essaie d’en retrouver un autre.
- Mais, monsieur Fouquet...
- Adieu, monsieur d’Artagnan, adieu ! s’écria Fouquet le coeur gonflé, ou plutôt, au revoir !
Et le ministre sortit de son cabinet ; laissant aux mains du mousquetaire la bague et les vingt mille livres.
- Oh ! oh !dit d’Artagnan après un moment de réflexion sombre ; est-ce que je comprendrais ? Mordioux ! si je comprends, voilà un bien galant homme !... Je m’en vais me faire expliquer cela par M. Colbert.
Et il sortit.

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