Les compagnons de Jéhu Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXI
Le bilan du Directoire

Nous avons dit que Moreau, muni sans doute de ses instructions, était sorti de la petite maison de la rue de la Victoire, tandis que Bonaparte était rentré seul au salon.

Tout était objet de contrôle dans une pareille soirée ; aussi remarqua-t-on l'absence de Moreau, la rentrée solitaire de Bonaparte, et la visible bonne humeur qui animait la physionomie de ce dernier.

Les regards qui s'étaient fixés le plus ardemment sur lui étaient ceux de Joséphine et de Roland : Moreau pour Bonaparte ajoutait vingt chances de succès au complot ; Moreau contre Bonaparte lui en enlevait cinquante.

L'œil de Joséphine était si suppliant que, en quittant Lucien, Bonaparte poussa son frère du côté de sa femme.

Lucien comprit ; il s'approcha de Joséphine.

– Tout va bien, dit-il.

– Moreau ?

– Il est avec nous.

– Je le croyais républicain.

– On lui a prouvé que l'on agissait pour le bien de la République.

– Moi, je l'eusse cru ambitieux, dit Roland.

Lucien tressaillit et regarda le jeune homme.

– Vous êtes dans le vrai, vous, dit il.

– Eh bien, alors, demanda Joséphine, s'il est ambitieux, il ne laissera pas Bonaparte s'emparer du pouvoir.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu'il le voudra pour lui-même.

– Oui ; mais il attendra qu'on le lui apporte tout fait, vu qu'il ne saura pas le créer et qu'il n'osera pas le prendre.

Pendant ce temps Bonaparte s'approchait du groupe qui s'était formé, comme avant le dîner, autour de Talma ; les hommes supérieurs sont toujours au centre.

– Que racontez-vous là, Talma ? demanda Bonaparte ; il me semble qu'on vous écoute avec bien de l'attention.

– Oui, mais voilà mon règne fini, dit l'artiste.

– Et pourquoi cela ?

– Je fais comme le citoyen Barras, j'abdique.

– Le citoyen Barras abdique donc ?

– Le bruit en court.

– Et sait-on qui sera nommé à sa place ?

– On s'en doute.

– Est-ce un de vos amis, Talma ?

– Autrefois, dit Talma en s'inclinant, il m'a fait l'honneur de me dire que j'étais le sien.

– Eh bien, en ce cas, Talma, je vous demande votre protection.

– Elle vous est acquise, dit Talma, en riant ; maintenant reste à savoir pourquoi faire.

– Pour m'envoyer en Italie, où le citoyen Barras ne veut pas que je retourne.

– Dame, fit Talma, vous connaissez la, chanson, général ?

« Nous n'irons plus au bois, Les lauriers sont coupés ! »

– ô Roscius ! Roscius ! dit en souriant Bonaparte, serais-tu devenu flatteur en mon absence ?

– Roscius était l'ami de César, général, et, à son retour des Gaules, il dut lui dire à peu près ce que je vous dis.

Bonaparte posa la main sur l'épaule de Talma.

– Lui eût-il dit les mêmes paroles après le passage du Rubicon ?

Talma regarda Bonaparte en face :

– Non, répondit-il ; il lui eût dit, comme le devin : « César, prends garde aux ides de mars ! »

Bonaparte fourra sa main dans sa poitrine comme pour y chercher quelque chose, et, y retrouvant le poignard des compagnons de Jéhu, il l'y serra convulsivement.

Avait-il un pressentiment des conspirations d'Aréna, de Saint-Régent et de Cadoudal ?

En ce moment la porte s'ouvrit et l'on annonça :

– Le général Bernadotte.

– Bernadotte ! ne put s'empêcher de murmurer Bonaparte, que vient-il faire ici ?

En effet, depuis le retour de Bonaparte, Bernadotte s'était tenu à l'écart, se refusant à toutes les instances que le général en chef lui avait faites ou lui avait fait faire par ses amis.

C'est que, dès longtemps, Bernadotte avait deviné l'homme politique sous la capote du soldat, le dictateur sous le général en chef ; c'est que Bernadotte, tout roi qu'il fut depuis, était alors bien autrement républicain que Moreau.

D'ailleurs, Bernadotte croyait avoir à se plaindre de Bonaparte.

Sa carrière militaire avait été non moins brillante que celle du jeune général ; sa fortune devait égaler la sienne jusqu'au bout ; seulement, plus heureux que lui, il devait mourir sur le trône.

Il est vrai que, ce trône, Bernadotte ne l'avait pas conquis : il y avait été appelé.

Fils d'un avocat de Pau, Bernadotte, né en 1764, c'est-à-dire cinq ans avant Bonaparte, s'était engagé comme simple soldat à l'âge de dix-sept ans. En 1789, il n'était encore que sergent-major ; mais c'était l'époque des avancements rapides ; en 1794, Kléber l'avait proclamé général de brigade sur le champ de bataille même où il venait de décider de la victoire ; devenu général de division, il avait pris une part brillante aux journées de Fleurus et de Juliers, fait capituler MaĆ«stricht, pris Altdorf, et protégé, contre une armée une fois plus nombreuse que la sienne, la marche de Jourdan forcé de battre en retraite ; en 1797, le Directoire l'avait chargé de conduire dix-sept mille hommes à Bonaparte : ces dix-sept mille hommes, c'étaient ses vieux soldats, les vieux soldats de Kléber, de Marceau, de Hoche, des soldats de Sambre-et-Meuse, et alors, il avait oublié la rivalité et secondé Bonaparte de tout son pouvoir, ayant sa part du passage du Tagliamento, prenant Gradiska, Trieste, Laybach, Idria, venant après la campagne rapporter au Directoire les drapeaux pris à l'ennemi, et acceptant, à contrecœur peut-être, l'ambassade de Vienne, tandis que Bonaparte se faisait donner le commandement en chef de l'armée d'égypte.

à Vienne, une émeute suscitée par le drapeau tricolore arboré à la porte de l'ambassade, émeute dont l'ambassadeur ne put obtenir satisfaction, le força de demander ses passeports. De retour à Paris, il avait été nommé par le Directoire ministre de la guerre ; une subtilité de Sieyès, que le républicanisme de Bernadotte offusquait, avait amené celui-ci à donner sa démission, la démission avait été acceptée, et, lorsque Bonaparte avait débarqué à Fréjus, le démissionnaire était depuis trois mois remplacé par Dubois-Crancé.

Depuis le retour de Bonaparte, quelques amis de Bernadotte avaient voulu le rappeler au ministère ; mais Bonaparte s'y était opposé ; il en résultait une hostilité, sinon ouverte, du moins réelle, entre les deux généraux.

La présence de Bernadotte dans le salon de Bonaparte était donc un événement presque aussi extraordinaire que celle de Moreau, et l'entrée du vainqueur de MaĆ«stricht fit retourner au moins autant de têtes que l'entrée du vainqueur de Rastadt.

Seulement, au lieu d'aller à lui comme il avait été au-devant de Moreau, Bonaparte, pour le nouveau venu, se contenta de se retourner et d'attendre.

Bernadotte, du seuil de la porte, jeta un regard rapide sur le salon ; il divisa et analysa les groupes, et, quoiqu'il eût, au centre du groupe principal, aperçu Bonaparte, il s'approcha de Joséphine, à demi couchée au coin de la cheminée sur une chaise longue, belle et drapée comme la statue d'Agrippine du musée Pitti, et la salua avec toute la courtoisie d'un chevalier, lui adressa quelques compliments, s'informa de sa santé, et, alors seulement, releva la tête pour voir sur quel point il devait aller chercher Bonaparte.

Toute chose avait trop de signification dans un pareil moment pour que chacun ne remarquât point cette affectation de courtoisie de la part de Bernadotte.

Bonaparte, avec son esprit rapide et compréhensif, n'avait point été le dernier à faire cette remarque ; aussi l'impatience le prit-elle, et, au lieu d'attendre Bernadotte au milieu du groupe où il se trouvait, se dirigea-t-il vers l'embrasure d'une fenêtre, comme s'il portait à l'ex-ministre de la guerre le défi de l'y suivre.

Bernadotte salua gracieusement à droite et à gauche, et, commandant le calme à sa physionomie d'ordinaire si mobile, il s'avança vers Bonaparte, qui l'attendait comme un lutteur attend son adversaire, le pied droit en avant et les lèvres serrées.

Les deux hommes se saluèrent ; seulement, Bonaparte ne fit aucun mouvement pour tendre la main à Bernadotte ; celui-ci, de son côté, ne fit aucun mouvement pour la lui prendre.

– C'est vous, dit Bonaparte ; je suis bien aise de vous voir.

– Merci, général, répondit Bernadotte ; je viens ici parce que je crois avoir à vous donner quelques explications.

– Je ne vous avais pas reconnu d'abord.

– Mais il me semble cependant, général, que mon nom avait été prononcé, par le domestique qui m'a annoncé, d'une voix assez haute et assez claire pour qu'il n'y eût point de doute sur mon identité.

– Oui : mais il avait annoncé le général Bernadotte.

– Eh bien ?

– Eh bien, j'ai vu un homme en bourgeois, et, tout en vous reconnaissant, je doutais que ce fût vous.

Depuis quelque temps, en effet, Bernadotte affectait de porter l'habit bourgeois, de préférence à l'uniforme.

– Vous savez, répondit-il en riant, que je ne suis plus militaire qu'à moitié : je suis mis au traitement de réforme par le citoyen Sieyès.

– Il paraît qu'il n'est point malheureux pour moi que vous n'ayez plus été ministre de la guerre, lors de mon débarquement à Fréjus.

– Pourquoi cela ?

– Vous avez dit, à ce que l'on m'assure, que si vous aviez reçu l'ordre de me faire arrêter pour avoir transgressé les lois sanitaires, vous l'eussiez fait.

– Je l'ai dit et je le répète, général ; soldat, j'ai toujours été un fidèle observateur de la discipline ; ministre, je devenais un esclave de la loi.

Bonaparte se mordit les lèvres.

– Et vous direz après cela que vous n'avez pas une inimitié personnelle contre moi !

– Une inimitié personnelle contre vous, général ? répondit Bernadotte ; pourquoi cela ? nous avons toujours marché à peu près sur le même rang, j'étais même général avant vous ; mes campagnes sur le Rhin, pour être moins brillantes que vos campagnes sur l'Adige, n'ont pas été moins profitables à la République, et, quand j'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres en Italie, vous avez, je l'espère, trouvé en moi un lieutenant dévoué, sinon à l'homme, du moins à la patrie. Il est vrai que, depuis votre départ, général, j'ai été plus heureux que vous, n'ayant pas la responsabilité d'une grande armée que, s'il faut en croire les dernières dépêches de Kléber, vous avez laissée dans une fâcheuse position.

– Comment ! d'après les dernières dépêches de Kléber ? Kléber a écrit ?

– L'ignorez-vous, général ? Le Directoire ne vous aurait-il pas communiqué les plaintes de votre successeur ? Ce serait une grande faiblesse de sa part, et je me félicite alors doublement d'être venu redresser dans votre esprit ce que l'on dit de moi, et vous apprendre ce que l'on dit de vous.

Bonaparte fixa sur Bernadotte un œil sombre comme celui de l'aigle.

– Et que dit-on de moi ? demanda-t-il.

– Un dit que, puisque vous reveniez, vous auriez du ramener l'armée avec vous.

– Avais-je une flotte ? et ignorez-vous que Brueys a laissé brûler la sienne ?

– Alors, on dit, général, que, n'ayant pu ramener l'armée, il eût peut-être été meilleur pour votre renommée de rester avec elle.

– C'est ce que j'eusse fait, monsieur, si les événements ne m'eussent pas rappelé en France.

– Quels événements, général ?

– Vos défaites.

– Pardon, général, vous voulez dire les défaites de Scherer ?

– Ce sont toujours vos défaites.

– Je ne réponds des généraux qui ont commandé nos armées du Rhin et d'Italie que depuis que je suis ministre de la guerre. Or, depuis ce temps-là, énumérons défaites et victoires, général, et nous verrons de quel côté penchera la balance.

– Ne viendrez-vous pas me dire que vos affaires sont en bon état ?

– Non ; mais je vous dirai qu'elles ne sont pas dans un état aussi désespéré que vous affectez de le croire.

– Que j'affecte !... En vérité, général, à vous entendre, il semblerait que j'eusse intérêt à ce que la France soit abaissée aux yeux de l'étranger...

– Je ne dis pas cela : je dis que je suis venu pour établir avec vous la balance de nos victoires et de nos défaites depuis trois mois, et, comme je suis venu pour cela, que je suis chez vous, que j'y viens en accusé...

– Ou en accusateur !

– En accusé d'abord... je commence.

– Et, moi, dit Bonaparte visiblement sur les charbons, j'écoute.

– Mon ministère date du 30 prairial, du 8 juin, si vous l'aimez mieux ; nous n'aurons jamais de querelle pour les mots.

– Ce qui veut dire que nous en aurons pour les choses.

Bernadotte continua sans répondre :

– J'entrai donc, comme je vous le disais, au ministère le 8 juin, c'est-à-dire quelques jours après la levée du siège de Saint-Jean d'Acre.

Bonaparte se mordit les lèvres.

– Je n'ai levé le siège de Saint-Jean d'Acre qu'après avoir ruiné les fortifications, répliqua-t-il.

– Ce n'est pas ce qu'écrit Kléber ; mais cela ne me regarde point...

Et, en souriant, il ajouta :

– C'était du temps du ministère de Clarke.

Il y eut un instant de silence pendant lequel Bonaparte essaya de faire baisser les yeux à Bernadotte ; mais, voyant qu'il n'y réussissait pas :

– Continuez, lui dit-il.

Bernadotte s'inclina et reprit :

– Jamais ministre de la guerre peut-être – et les archives du ministère sont là pour en faire foi – jamais ministre de la guerre ne reçut son portefeuille dans des circonstances plus critiques : la guerre civile à l'intérieur, l'étranger à nos portes, le découragement dans nos vieilles armées, le dénuement le plus absolu de moyens pour en mettre sur pied de nouvelles ; voilà où j'en étais le 8 juin au soir ; mais j'étais déjà entré en fonctions... à partir du 8 juin, une correspondance active, établie avec les autorités civiles et militaires, ranimait leur courage et leurs espérances ; mes adresses aux armées – c'est un tort peut-être – sont celles, non pas d'un ministre à des soldats, mais d'un camarade à des camarades, de même que mes adresses aux administrateurs sont celles d'un citoyen à ses concitoyens. Je m'adressais au courage de l'armée et au cœur des Français, j'obtins tout ce que je demandais : la garde nationale s'organisa avec un nouveau zèle, des légions se formèrent sur le Rhin, sur la Moselle, des bataillons de vétérans prirent la place d'anciens régiments pour aller renforcer ceux qui défendent nos frontières ; aujourd'hui, notre cavalerie se recrute d'une remonte de quarante mille chevaux, cent mille conscrits habillés, armés et équipés, reçoivent au cri de « Vive la République ! » les drapeaux sous lesquels ils vont combattre et vaincre...

– Mais, interrompit amèrement Bonaparte, c'est toute une apologie que vous faites là de vous-même !

– Soit ; je diviserai mon discours en deux parties : la première sera une apologie contestable ; la seconde sera une exposition de faits incontestés ; laissons de côté l'apologie, je passe aux faits.

« Les 17 et 18 juin, bataille de la Trebbia : Mac Donald veut combattre sans Moreau ; il franchit la Trebbia, attaque l'ennemi, est battu par lui et se retire sur Modène. Le 20 juin, combat de Tortona : Moreau bat l'Autrichien Bellegarde. Le 22 juillet, reddition de la citadelle d'Alexandrie aux Austro-Russes. La balance penche pour la défaite. Le 30, reddition de Mantoue : encore un échec ! Le 15 août, bataille de Novi : cette fois, c'est plus qu'un échec, c'est une défaite ; enregistrez-la, général, c'est la dernière.

« En même temps que nous nous faisons battre à Novi, Masséna se maintient dans ses positions de Zug et de Lucerne, et s'affermit sur l'Aar et sur le Rhin, tandis que Lecourbe, les 14 et 15 août, prend le Saint-Gothard. Le 19, bataille de Bergen : Brune défait l'armée anglo-russe, forte de quarante-quatre mille hommes et fait prisonnier le général russe Hermann. Les 25, 26 et 27 du même mois, combats de Zurich : Masséna bat les Austro-Russes commandés par Korsakov ; Hotze et trois autres généraux autrichiens sont pris, trois sont tués ; l'ennemi perd douze mille hommes, cent canons, tous ses bagages ! les Autrichiens, séparés des Russes, ne peuvent les rejoindre qu'au-delà du lac de Constance. Là s'arrêtent les progrès que l'ennemi faisait depuis le commencement de la campagne ; depuis la reprise de Zurich, le territoire de la France est garanti de toute invasion.

« Le 30 août, Molitor bat les généraux autrichiens Jeilachich et Linken, et les rejette dans les Grisons. Le 1er septembre, Molitor attaque et bat dans la Muttathalle le général Rosemberg. Le 2, Molitor force Souvaroff d'évacuer Glaris, d'abandonner ses blessés, ses canons et seize cents prisonniers. Le 6, le général Brune bat pour la seconde fois les Anglo-Russes, commandés par le duc d'York. Le 7, le général Gazan s'empare de Constance. Le 9, vous abordez près de Fréjus.

« Eh bien, général, continua Bernadotte, puisque la France va probablement passer entre vos mains, il est bon que vous sachiez dans quel état vous la prenez, et qu'à défaut de reçu, un état des lieux fasse foi de la situation dans laquelle nous vous la donnons. Ce que nous faisons à cette heure-ci, général, c'est de l'histoire, et il est important que ceux qui auront intérêt à la falsifier un jour, trouvent sur leur chemin le démenti de Bernadotte !

– Dites-vous cela pour moi, général ?

– Je dis cela pour les flatteurs... Vous avez prétendu, assure-t-on, que vous reveniez parce que nos armées étaient détruites, parce que la France était menacée, la République aux abois. Vous pouvez être parti d'égypte dans cette crainte ; mais, une fois arrivé en France, il faut que cette crainte disparaisse et fasse place à une croyance contraire.

– Je ne demande pas mieux que de me ranger à votre avis, général, répondit Bonaparte avec une suprême dignité, et plus vous me montrerez la France grande et puissante, plus j'en serai reconnaissant à ceux à qui elle devra sa puissance et sa grandeur.

– Oh ! le résultat est clair, général ! Trois armées battues et disparues, les Russes exterminés, les Autrichiens vaincus et mis en déroute ; vingt mille prisonniers, cent pièces de canon ; quinze drapeaux, tous les bagages de l'ennemi en notre pouvoir ; neuf généraux pris ou tués, la Suisse libre, nos frontières assurées, le Rhin fier de leur servir de limite ; voilà le contingent de Masséna et la situation de l'Helvétie.

« L'armée anglo-russe deux fois vaincue, entièrement découragée, nous abandonnant son artillerie, ses bagages, ses magasins de guerre et de bouche, et jusqu'aux femmes et aux enfants débarqués avec les Anglais, qui se regardaient déjà comme maîtres de la Hollande ; huit mille prisonniers français et bataves rendus à la patrie, la Hollande complètement évacuée : voilà le contingent de Brune et la situation de la Hollande.

« L'arrière-garde du général Klenau forcée de mettre bas les armes à Villanova ; mille prisonniers, trois pièces de canon tombées entre nos mains et les Autrichiens rejetés derrière la Bormida ; en tout, avec les combats de la Stura, de Pignerol, quatre mille prisonniers, seize bouches à feu, la place de Mondovi, l'occupation de tout le pays situé entre la Stura et le Tanaso ; voilà le contingent de Championnet et la situation de l'Italie.

« Deux cent mille soldats sous les armes, quarante mille cavaliers montés, voilà mon contingent à moi, et la situation de la France.

– Mais, demanda Bonaparte d'un air railleur, si vous avez, comme vous le dites, deux cent quarante mille soldats sous les armes, qu'aviez-vous affaire que je vous ramenasse les quinze ou vingt mille hommes que j'avais en égypte et qui sont utiles là-bas pour coloniser ?

– Si je vous les réclame, général, ce n'est pas pour le besoin que nous avons d'eux, c'est dans la crainte qu'il ne leur arrive malheur.

– Et quel malheur voulez-vous qu'il leur arrive, commandés par Kléber ?

– Kléber peut être tué, général, et, derrière Kléber, que reste-t-il ? Menou... Kléber et vos vingt mille hommes sont perdus, général !

– Comment, perdus ?

– Oui, le sultan enverra des troupes ; il a la terre. Les Anglais enverront des flottes ; ils ont la mer. Nous, nous n'avons ni la terre ni la mer, et nous serons obligés d'assister d'ici à l'évacuation de l'égypte et à la capitulation de notre armée.

– Vous voyez les choses en noir, général !

– L'avenir dira qui de nous deux les a vues comme elles étaient.

– Qu'eussiez-vous donc fait à ma place ?

– Je ne sais pas ; mais, quand j'aurais dû les ramener par Constantinople, je n'eusse pas abandonné ceux que la France m'avait confiés. Xénophon, sur les rives du Tigre, était dans une situation plus désespérée que vous sur les bords du Nil : il ramena les dix mille jusqu'en Ionie, et ces dix mille, ce n'étaient point des enfants d'Athènes, ce n'étaient pas ses concitoyens, c'étaient des mercenaires !

Depuis que Bernadotte avait prononcé le mot de Constantinople, Bonaparte n'écoutait plus ; on eût dit que ce nom avait éveillé en lui une source d'idées nouvelles et qu'il suivait sa propre pensée.

Il posa sa main sur le bras de Bernadotte étonné, et les yeux perdus comme un homme qui suit, dans l'espace, le fantôme d'un grand projet évanoui :

– Oui, dit-il, oui ! j'y ai pensé, et voilà pourquoi je m'obstinais à prendre cette bicoque de Saint-Jean d'Acre. Vous n'avez vu d'ici que mon entêtement, vous, une perte d'hommes inutile, sacrifice à l'amour-propre d'un général médiocre qui craint qu'on ne lui reproche un échec ; que m'eût importé la levée du siège de Saint-Jean d'Acre, si Saint-Jean d'Acre n'avait été une barrière placée au-devant du plus immense projet qui ait jamais été conçu !... Des villes ! eh ! mon Dieu, j'en prendrai autant qu'en ont pris Alexandre et César ; mais c'était Saint-Jean d'Acre qu'il fallait prendre ! si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, savez-vous ce que je faisais ?

Et son regard se fixa, ardent, sur celui de Bernadotte, qui, cette fois, baissa les yeux sous la flamme du génie.

– Ce que je faisais, répéta Bonaparte, et, comme Ajax, il sembla menacer le ciel du poing, si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, je trouvais dans la ville les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes ; je soulevais et j'armais toute la Syrie, qu'avait tant indignée la férocité de Djezzar, qu'à chacun de mes assauts, les populations en prière demandaient sa chute à Dieu ; je marchais sur Damas et Alep ; je grossissais mon armée de tous les mécontents ; à mesure que j'avançais dans le pays, j'annonçais aux peuples l'abolition de la servitude et l'anéantissement du gouvernement tyrannique des pachas. J'arrivais à Constantinople avec des masses armées ; je renversais l'empire turc, et je fondais à Constantinople un grand empire qui fixait ma place dans la postérité au-dessus de Constantin et de Mahomet II ! Enfin, peut-être revenais-je à Paris par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d'Autriche. Eh bien ! Mon cher général, voilà le projet que cette bicoque de Saint-Jean d'Acre a fait avorter !

Et il oubliait si bien à qui il parlait, pour se bercer dans les débris de son rêve évanoui, qu'il appelait Bernadotte, mon cher général.

Celui-ci, presque épouvanté de la grandeur du projet que venait de lui développer Bonaparte, avait fait un pas en arrière.

– Oui, dit Bernadotte, je vois ce qu'il vous faut, et vous venez de trahir votre pensée : en Orient et en Occident, un trône ! Un trône ! soit ; pourquoi pas ! Comptez sur moi pour le conquérir, mais partout ailleurs qu'en France : je suis républicain et je mourrai républicain.

Bonaparte secoua la tête, comme pour chasser les pensées qui le soutenaient dans les nuages.

– Et moi aussi, je suis républicain, dit-il ; mais voyez donc ce qu'est devenue votre République !

– Qu'importe ! s'écria Bernadotte, ce n'est ni au mot ni à la forme que je suis fidèle, c'est au principe. Que les directeurs me donnent le pouvoir, et je saurai bien défendre la République de ses ennemis intérieurs comme je l'ai défendue de ses ennemis extérieurs.

Et, en disant ces derniers mots, Bernadotte releva les yeux ; son regard se croisa avec celui de Bonaparte.

Deux glaives nus qui se choquent ne jettent pas un éclair plus terrible et plus brûlant.

Depuis longtemps, Joséphine, inquiète, observait les deux hommes avec attention.

Elle vit ce double regard, plein de menaces réciproques.

Elle se leva vivement, et, allant à Bernadotte :

– Général, dit-elle.

Bernadotte s'inclina.

– Vous êtes lié avec Gohier, n'est-ce pas ? continua-t-elle.

– C'est un de mes meilleurs amis, madame, dit Bernadotte.

– Eh bien, nous dînons chez lui après-demain, 18 brumaire ; venez donc y dîner aussi, et amenez-nous madame Bernadotte ; je serais si heureuse de me lier avec elle !

– Madame, dit Bernadotte, du temps des Grecs, vous eussiez été une des trois Grâces ; au moyen âge, vous eussiez été une fée ; aujourd'hui, vous êtes la femme la plus adorable que je connaisse.

Et, faisant trois pas en arrière, en saluant, il trouva moyen de se retirer sans que Bonaparte eût la moindre part à son salut.

Joséphine suivit des yeux Bernadotte jusqu'à ce qu'il fût sorti.

Alors, se retournant vers son mari :

– Eh bien, lui demanda-t-elle, il paraît que cela n'a pas été avec Bernadotte comme avec Moreau ?

– Entreprenant, hardi, désintéressé, républicain sincère, inaccessible à la séduction. C'est un homme obstacle : on le tournera puisqu'on ne peut le renverser.

Et, quittant le salon sans prendre congé de personne, il remonta dans son cabinet, où Roland et Bourrienne le suivirent.

à peine y étaient-ils depuis un quart d'heure, que la clef tourna doucement dans la serrure et que la porte s'ouvrit.

Lucien parut.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente