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Chapitre XXIX
La diligence de Genève

à l'heure à peu près où Roland entrait à Nantes, une diligence pesamment chargée s'arrêtait à l'auberge de la Croix-d'Or au milieu de la grande rue de Châtillon-sur-Seine.

Les diligences se composaient, à cette époque, de deux compartiments seulement, le coupé et l'intérieur.

La rotonde est une adjonction d'invention moderne.

La diligence à peine arrêtée, le postillon mit pied à terre et ouvrit les portières.

La voiture éventrée donna passage aux voyageurs.

Ces voyageurs, voyageuses comprises, atteignaient en tout au chiffre de sept personnes.

Dans l'intérieur, trois hommes, deux femmes et un enfant à la mamelle.

Dans le coupé, une mère et son fils.

Les trois hommes de l'intérieur étaient, l'un un médecin de Troyes, l'autre un horloger de Genève, le troisième un architecte de Bourg.

Les deux femmes étaient, l'une une femme de chambre qui allait rejoindre sa maîtresse à Paris, l'autre une nourrice. L'enfant était le nourrisson de cette dernière : elle le ramenait à ses parents.

La mère et le fils du coupé étaient, la mère une femme d'une quarantaine d'années, gardant les traces d'une grande beauté, et le fils un enfant de onze à douze ans.

La troisième place du coupé était occupée par le conducteur.

Le déjeuner était préparé, comme d'habitude, dans la grande salle de l'hôtel ; un de ces déjeuners que le conducteur, d'accord sans doute avec l'hôte, ne laisse jamais aux voyageurs le temps de manger.

La femme et la nourrice descendirent pour aller chez le boulanger y prendre chacune un petit pain chaud, auquel la nourrice joignit un saucisson à l'ail, et toutes deux remontèrent dans la voiture, où elles s'établirent tranquillement pour déjeuner, s'épargnant ainsi les frais, sans doute trop considérables pour leur budget, du déjeuner de l'hôte.

Le médecin, l'architecte, l'horloger, la mère et son fils entrèrent à l'auberge, et, après s'être rapidement chauffés en passant à la grande cheminée de la cuisine, entrèrent dans la salle à manger et se mirent à table.

La mère se contenta d'une tasse de café à la crème et de quelques fruits.

L'enfant, enchanté de constater qu'il était un homme, par l'appétit du moins, attaqua bravement le déjeuner à la fourchette.

Le premier moment fut, comme toujours, donné à l'apaisement de la faim.

L'horloger de Genève prit le premier la parole :

– Ma foi ! citoyen, dit-il (dans les endroits publics on s'appelait encore citoyen), je vous avouerai franchement que je n'ai été aucunement fâché ce matin quand j'ai vu venir le jour.

– Monsieur ne dort pas en voiture ? demanda le médecin.

– Si fait, monsieur, répondit le compatriote de Jean-Jacques ; d'habitude, au contraire, je ne fais qu'un somme ; mais l'inquiétude a été plus forte que la fatigue.

– Vous craigniez de verser ? demanda l'architecte.

– Non pas, j'ai de la chance, sous ce rapport, et je crois qu'il suffit que je sois dans une voiture pour qu'elle devienne inversable ; non, ce n'est point cela encore.

– Qu'était-ce donc ? demanda le médecin.

– C'est qu'on dit là-bas, à Genève, que les routes de France ne sont pas sûres.

– C'est selon, dit l'architecte.

– Ah ! c'est selon, fit le Genevois.

– Oui, continua l'architecte ; ainsi, par exemple, si nous transportions avec nous de l'argent du gouvernement, nous serions bien sûrs d'être arrêtés, ou plutôt nous le serions déjà.

– Vous croyez ? dit le Genevois.

– ça, c'est immanquable ; je ne sais comment ces diables de compagnons de Jéhu s'y prennent pour être si bien renseignés ; mais ils n'en manquent pas une.

Le médecin fit un signe de tête affirmatif.

– Ah ! ainsi, demanda le Genevois au médecin, vous aussi, vous êtes de l'avis de monsieur ?

– Entièrement.

– Et, sachant qu'il y a de l'argent du gouvernement sur la diligence, auriez-vous fait l'imprudence de vous y embarquer ?

– Je vous avoue, dit le médecin, que j'y eusse regardé à deux fois.

– Et vous, monsieur ? demanda le questionneur à l'architecte.

– Oh ! moi, répondit celui-ci, étant appelé par une affaire très pressée, je fusse parti tout de même.

– J'ai bien envie, dit le Genevois, de faire descendre ma valise et mes caisses et d'attendre la diligence de demain, parce que j'ai pour une vingtaine de mille francs de montres dans mes caisses ; nous avons eu de la chance jusque aujourd'hui, mais il ne faut pas tenter Dieu.

– N'avez-vous pas entendu, monsieur, dit la mère se mêlant à la conversation, que nous ne courions risque d'être arrêtés – ces messieurs le disent du moins – que dans le cas où nous porterions de l'argent du gouvernement ?

– Eh bien, c'est justement cela, reprit l'horloger en regardant avec inquiétude tout autour de lui : nous en avons là !

La mère pâlit légèrement en regardant son fils : avant de craindre pour elle, toute mère craint pour son enfant.

– Comment ! nous en transportons ? reprirent en même temps, et d'une voix émue à des degrés différents, le médecin et l'architecte ; êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ?

– Parfaitement sûr, monsieur.

– Alors, vous auriez dû nous le dire plus tôt, ou, nous le disant maintenant, vous deviez nous le dire tout bas.

– Mais, répéta le médecin, monsieur n'est peut-être pas bien certain de ce qu'il dit ?

– Ou monsieur s'amuse peut-être ? ajouta l'architecte.

– Dieu m'en garde !

– Les Genevois aiment fort à rire, reprit le médecin.

– Monsieur, dit le Genevois fort blessé que l'on pût penser qu'il aimât à rire, monsieur, je l'ai vu charger devant moi.

– Quoi ?

– L'argent.

– Et y en a-t-il beaucoup ?

– J'ai vu passer bon nombre de sacs.

– Mais d'où vient cet argent-là ?

– Il vient du trésor des ours de Berne. Vous n'êtes pas sans savoir, messieurs, que les ours de Berne ont eu jusqu'à cinquante et même soixante mille livres de rente.

Le médecin éclata de rire.

– Décidément, dit-il, monsieur nous fait peur.

– Messieurs, dit l'horloger, je vous donne ma parole d'honneur...

– En voiture, messieurs ! cria le conducteur ouvrant la porte ; en voiture ! nous sommes en retard de trois quarts d'heure.

– Un instant, conducteur, un instant, dit l'architecte, nous nous consultons.

– Sur quoi ?

– Fermez donc la porte, conducteur, et venez ici.

– Buvez donc un verre de vin avec nous, conducteur.

– Avec plaisir, messieurs, dit le conducteur ; un verre de vin, cela ne se refuse pas.

Le conducteur tendit son verre ; les trois voyageurs trinquèrent avec lui.

Au moment où il allait porter le verre à sa bouche, le médecin lui arrêta le bras.

– Voyons, conducteur, franchement, est-ce que c'est vrai ?

– Quoi ?

– Ce que nous dit monsieur.

Et il montra le Genevois.

– Monsieur Féraud ?

– Je ne sais pas si monsieur s'appelle M. Féraud.

– Oui, monsieur, c'est mon nom, pour vous servir, dit le Genevois en s'inclinant, Féraud et compagnie, horlogers, rue du Rempart, n° 6, à Genève.

– Messieurs, dit le conducteur, en voiture !

– Mais vous ne nous répondez pas.

– Que diable voulez-vous que je vous réponde ? vous ne me demandez rien.

– Si fait, nous vous demandons s'il est vrai que vous transportez dans votre diligence une somme considérable appartenant au gouvernement français ?

– Bavard ! dit le conducteur à l'horloger ; c'est vous qui avez dit cela ?

– Dame, mon cher monsieur...

– Allons, messieurs, en voiture.

– Mais c'est qu'avant de remonter, nous voudrions savoir...

– Quoi ? si j'ai de l'argent au gouvernement ? Oui, j'en ai ; maintenant, si nous sommes arrêtés, ne soufflez pas un mot, et tout se passera à merveille.

– Vous êtes sûr ?

– Laissez-moi arranger l'affaire avec ces messieurs.

– Que ferez-vous si l'on nous arrête ? demanda le médecin à l'architecte.

– Ma foi ! je suivrai le conseil du conducteur.

– C'est ce que vous avez de mieux à faire, reprit celui-ci.

– Alors, je me tiendrai tranquille, dit l'architecte.

– Et moi aussi, dit l'horloger.

– Allons, messieurs, en voiture, dépêchons-nous.

L'enfant avait écouté toute cette conversation le sourcil contracté, les dents serrées.

– Eh bien, moi, dit-il à sa mère, si nous sommes arrêtés, je sais bien ce que je ferai.
– Et que feras-tu ? demanda celle-ci.

– Tu verras.

– Que dit ce jeune enfant ? demanda l'horloger.

– Je dis que vous êtes tous des poltrons, répondit l'enfant sans hésiter.

– Eh bien, édouard ! fit la mère, qu'est-ce que cela ?

– Je voudrais qu'on arrêtât la diligence, moi, dit l'enfant, l'œil étincelant de volonté.

– Allons, allons, messieurs, au nom du ciel ! en diligence, s'écria pour la dernière fois le conducteur.

– Conducteur, dit le médecin, je présume que vous n'avez pas d'armes.

– Si fait, j'ai des pistolets.

– Malheureux !

Le conducteur se pencha à son oreille, et, tout bas :

– Soyez tranquille, docteur ; ils ne sont chargés qu'à poudre.

– à la bonne heure.

Et il ferma la portière de l'intérieur.

– Allons, postillon, en route !

Et tandis que le postillon fouettait ses chevaux et que la lourde machine s'ébranlait, il referma la portière du coupé.

– Ne montez-vous pas avec nous, conducteur ? demanda la mère.

– Merci, madame de Montrevel, répondit le conducteur, j'ai affaire sur l'impériale.

Puis, en passant devant l'ouverture du carreau :

– Prenez garde, dit-il, que M. édouard ne touche aux pistolets qui sont dans la poche, il pourrait se blesser.

– Bon ! dit l'enfant, comme si l'on ne savait pas ce que c'est que des pistolets : j'en ai de plus beaux que les vôtres, allez, que mon ami sir John m'a fait venir d'Angleterre ; n'est-ce pas, maman ?

– N'importe, dit madame de Montrevel ; je t'en prie, édouard, ne touche à rien.

– Oh ! sois tranquille, petite mère.

Seulement, il répéta à demi-voix :

– C'est égal, si les compagnons de Jéhu nous arrêtent, je sais bien ce que je ferai, moi.

La diligence avait repris sa marche pesante et roulait vers Paris.
Il faisait une de ces belles journées d'hiver qui font comprendre, à ceux qui croient la nature morte, que la nature ne meurt pas, mais dort seulement. L'homme qui vit soixante et dix ou quatre-vingts ans, dans ses longues années a des nuits de dix à douze heures, et se plaint que la longueur de ses nuits abrège encore la brièveté de ses jours ; la nature, qui a une existence infinie, les arbres, qui ont une vie millénaire, ont des sommeils de cinq mois, qui sont des hivers pour nous et qui ne sont que des nuits pour eux. Les poètes chantent, dans leurs vers envieux, l'immortalité de la nature, qui meurt chaque automne et ressuscite chaque printemps ; les poètes se trompent : la nature ne meurt pas chaque automne, elle s'endort ; la nature ne ressuscite pas chaque printemps, elle se réveille. Le jour où notre globe mourra réellement, il sera bien mort, et alors il roulera dans l'espace ou tombera dans les abymes du chaos, inerte, muet, solitaire, sans arbres, sans fleurs, sans verdure, sans poètes.

Or, par cette belle journée du 23 février 1800, la nature endormie semblait rêver du printemps ; un soleil brillant, presque joyeux, faisait étinceler, sur l'herbe du double fossé qui accompagnait la route dans toute sa longueur, ces trompeuses perles de givre qui fondent aux doigts des enfants et qui réjouissent l'œil du laboureur lorsqu'elles tremblent à la pointe de ses blés, sortant bravement de terre. On avait ouvert les vitres de la diligence, pour donner passage à ce précoce sourire de Dieu, et l'on disait au rayon, depuis si longtemps absent : Sois le bienvenu, voyageur que nous avions cru perdu dans les profonds nuages de l'ouest ou dans les vagues tumultueuses de l'Océan.

Tout à coup, et après avoir roulé une heure à peu près depuis Châtillon, en arrivant à un coude de la rivière, la voiture s'arrêta sans obstacle apparent ; seulement, quatre cavaliers s'avançaient tranquillement au pas de leurs chevaux, et l'un d'eux, qui marchait à deux ou à trois pas en avant des autres, avait fait de la main, au postillon, signe de s'arrêter.

Le postillon avait obéi.
– Oh ! maman, dit le petit édouard qui, debout malgré les recommandations de madame de Montrevel, regardait par l'ouverture de la vitre baissée ; oh ! maman, les beaux chevaux ! Mais pourquoi donc ces cavaliers ont-ils un masque ! Nous ne sommes point en carnaval.

Madame de Montrevel rêvait ; une femme rêve toujours un peu : jeune, à l'avenir ; vieille, au passé.

Elle sortit de sa rêverie, avança à son tour la tête hors de la diligence, et poussa un cri.

édouard se retourna vivement.

– Qu'as-tu donc, mère ! lui demanda-t-il.

Madame de Montrevel, pâlissant, le prit dans ses bras sans lui répondre.

On entendait des cris de terreur dans l'intérieur de la diligence.

– Mais qu'y a-t-il donc ? demandait le petit édouard en se débattant dans la chaîne passée à son cou par le bras de sa mère.

– Il y a, mon petit ami, dit d'une voix pleine de douceur un des hommes masqués en passant sa tête dans le coupé, que nous avons un compte à régler avec le conducteur, un compte qui ne regarde en rien MM. les voyageurs ; dites donc à madame votre mère de vouloir bien agréer l'hommage de nos respects, et de ne pas faire plus d'attention à nous que si nous n'étions pas là.

Puis, passant à l'intérieur :

– Messieurs, votre serviteur, dit-il, ne craignez rien pour votre bourse ou pour vos bijoux, et rassurez la nourrice ; nous ne sommes pas venus pour faire tourner son lait.

Puis au conducteur :

– Allons ! père Jérôme, nous avons une centaine de mille francs sur l'impériale et dans les coffres, n'est-ce pas ?

– Messieurs, je vous assure...

– L'argent est au gouvernement, il appartient au trésor des ours de Berne ; soixante et dix mille francs sont en or, le reste en argent ; l'argent est sur la voiture, l'or dans le coffre du coupé ; est-ce cela, et sommes-nous bien renseignés ?

à ces mots dans le coffre du coupé, madame de Montrevel poussa un second cri de terreur ; elle allait se trouver en contact immédiat avec ces hommes qui, malgré leur politesse, lui inspiraient une profonde terreur.

– Mais qu'as-tu donc, mère ? qu'as-tu donc ? demandait l'enfant avec impatience.

– Tais-toi, édouard, tais-toi.

– Pourquoi me taire ?

– Ne comprends-tu pas ?

– Non.

– La diligence est arrêtée.
– Pourquoi ? mais dis donc pourquoi ?... Ah ! mère, je comprends.

– Non, non, dit madame de Montrevel, tu ne comprends pas.

– Ces messieurs, ce sont des voleurs.

– Garde-toi bien de dire cela.

– Comment ! ce ne sont pas des voleurs ? les voilà qui prennent l'argent du conducteur.

En effet, l'un d'eux chargeait, sur la croupe de son cheval, les sacs d'argent que le conducteur lui jetait de dessus l'impériale.

– Non, dit madame de Montrevel, non, ce ne sont pas des voleurs.

Puis, baissant la voix :

– Ce sont des compagnons de Jéhu.

– Ah ! dit l'enfant, ce sont donc ceux-là qui ont assassiné mon ami sir John ?

Et l'enfant devint très pâle à son tour, et sa respiration commença de siffler entre ses dents serrées.

En ce moment, un des hommes masqués ouvrit la portière du coupé, et, avec la plus exquise politesse :

– Madame la comtesse, dit-il, à notre grand regret, nous sommes forcés de vous déranger ; mais nous avons, ou plutôt le conducteur a affaire dans le coffre de son coupé ; soyez donc assez bonne pour mettre un instant pied à terre ; Jérôme fera la chose aussi vite que possible.

Puis, avec un accent de gaieté qui n'était jamais complètement absent de cette voix rieuse :

– N'est-ce pas, Jérôme ? dit-il.

Jérôme répondit du haut de sa diligence, confirmant les paroles de son interlocuteur.

Par un mouvement instinctif, et pour se mettre entre le danger et son fils, s'il y avait danger, madame de Montrevel, tout en obéissant à l'invitation, avait fait passer édouard derrière elle.

Cet instant avait suffi à l'enfant pour s'emparer des pistolets du conducteur.

Le jeune homme à la voix rieuse aida, avec les plus grands égards, madame de Montrevel à descendre, fit signe à un de ses compagnons de lui offrir le bras, et se retourna vers la voiture.

Mais, en ce moment, une double détonation se fit entendre ; édouard venait de faire feu de ses deux mains sur le compagnon de Jéhu, qui disparut dans un nuage de fumée.

Madame de Montrevel jeta un cri et s'évanouit.

Plusieurs cris, expressions de sentiments divers, répondirent au cri maternel.

Dans l'intérieur, ce fut un cri d'angoisse ; on était bien convenu de n'opposer aucune résistance, et voilà que quelqu'un résistait.

Chez les trois autres jeunes gens, ce fut un cri de surprise ; c'était la première fois qu'arrivait pareille chose.

Ils se précipitèrent vers leur camarade, qu'ils croyaient pulvérisé.

Ils le trouvèrent debout, sain et sauf, et riant aux éclats, tandis que le conducteur, les mains jointes, s'écriait :

– Monsieur, je vous jure qu'il n'y avait pas de balles ; monsieur, je vous proteste qu'ils étaient chargés à poudre seulement.

– Pardieu ! fit le jeune homme, je le vois bien qu'ils étaient chargés à poudre seulement : mais la bonne intention y était... n'est-ce pas, mon petit édouard ?

Puis, se retournant vers ses compagnons :

– Avouez, messieurs, dit-il, que voilà un charmant enfant, qui est bien le fils de son père, et le frère de son frère ; bravo, édouard, tu seras un homme un jour !

Et, prenant l'enfant dans ses deux bras, il le baisa malgré lui sur les deux joues.

édouard se débattait comme un démon, trouvant sans doute qu'il était humiliant d'être embrassé par un homme sur lequel il venait de tirer deux coups de pistolet.

Pendant ce temps, un des trois autres compagnons avait emporté la mère d'édouard à quelques pas de la diligence, et l'avait couchée sur un manteau au bord d'un fossé.

Celui qui venait d'embrasser édouard avec tant d'affection et de persistance la chercha un instant des yeux, et l'apercevant :

– Avec tout cela, dit-il, madame de Montrevel ne revient pas à elle ; nous ne pouvons abandonner une femme dans cet état, messieurs ; conducteur, chargez-vous de M. édouard.

Il remit l'enfant entre ses bras, et s'adressant à l'un de ses compagnons :

– Voyons, toi, l'homme aux précautions, dit-il, est-ce que tu n'as pas sur toi quelque flacon de sels ou quelque bouteille d'eau de mélisse ?

– Tiens, répondit celui auquel il s'adressait.

Et il tira de sa poche un flacon de vinaigre anglais.

– Là ! maintenant, dit le jeune homme, qui paraissait le chef de la bande, termine sans moi avec maître Jérôme ; moi, je me charge de porter secours à madame de Montrevel.

Il était temps, en effet ; l'évanouissement de madame de Montrevel prenait peu à peu le caractère d'une attaque de nerfs : des mouvements saccadés agitaient tout son corps, et des cris sourds s'échappaient de sa poitrine.

Le jeune homme s'inclina vers elle et lui fit respirer les sels.

Madame de Montrevel rouvrit des yeux effarés, et tout en appelant : « édouard ! édouard ! » d'un geste involontaire, elle fit tomber le masque de celui qui lui portait secours.

Le visage du jeune homme se trouva à découvert.

Le jeune homme, courtois et rieur – nos lecteurs l'ont déjà reconnu –, c'était Morgan.

Madame de Montrevel demeura stupéfaite à l'aspect de ces beaux yeux bleus, de ce front élevé, de ces lèvres gracieuses, de ces dents blanches entrouvertes par un sourire.

Elle comprit qu'elle ne courait aucun danger aux mains d'un pareil homme et que rien de mal n'avait pu arriver à édouard.

Et, traitant Morgan non pas comme le bandit qui est la cause de l'évanouissement, mais comme l'homme du monde qui porte secours à une femme évanouie :

– Oh ! monsieur, dit-elle, que vous êtes bon !

Et il y avait, dans ces paroles et dans l'intonation avec laquelle elles avaient été prononcées, tout un monde de remerciements, non seulement pour elle, mais pour son enfant.

Avec une coquetterie étrange et qui était tout entière dans son caractère chevaleresque, Morgan, au lieu de ramasser vivement son masque et de le ramener assez rapidement sur son visage pour que madame de Montrevel n'en gardât qu'un souvenir passager et confus, Morgan répondit par une salutation au compliment, laissa à sa physionomie tout le temps de produire son effet, et, passant le flacon de d'Assas aux mains de madame de Montrevel, renoua seulement alors les cordons de son masque.

Madame de Montrevel comprit cette délicatesse du jeune homme.

– Oh ! monsieur, dit-elle, soyez tranquille, en quelque lieu et dans quelque situation que je vous retrouve, vous m'êtes inconnu.

– Alors, madame, dit Morgan, c'est à moi de vous remercier et de vous dire, à mon tour, que vous êtes bonne !

– Allons, messieurs les voyageurs, en voiture ! dit le conducteur avec son intonation habituelle et comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé.

– êtes-vous tout à fait remise, madame, et avez-vous besoin encore de quelques instants ? demanda Morgan ; la diligence attendrait.

– Non, messieurs, c'est inutile ; je vous en rends grâces et me sens parfaitement bien.

Morgan présenta son bras à madame de Montrevel, qui s'y appuya pour traverser tout le revers du chemin et pour remonter dans la diligence.

Le conducteur y avait déjà introduit le petit édouard.

Lorsque madame de Montrevel eut repris sa place, Morgan, qui avait déjà fait la paix avec la mère, voulut la faire avec le fils.

– Sans rancune, mon jeune héros, dit-il en lui tendant la main.

Mais l'enfant reculait.

– Je ne donne pas la main à un voleur de grande route, dit-il.

Madame de Montrevel fit un mouvement d'effroi.

– Vous avez un charmant enfant, madame, dit Morgan ; seulement, il a des préjugés.

Et, saluant avec la plus grande courtoisie :

– Bon voyage, madame ! ajouta t-il en fermant, la portière.

– En route ! cria le conducteur.

La voiture s'ébranla.

– Oh ! pardon, monsieur, s'écria madame de Montrevel, votre flacon ! votre flacon !

– Gardez-le, madame, dit Morgan, quoique j'espère que vous soyez assez bien remise pour n'en avoir plus besoin.

Mais l'enfant, l'arrachant des mains de sa mère :

– Maman ne reçoit pas de cadeau d'un voleur, dit-il.

Et il jeta le flacon par la portière.

– Diable ! murmura Morgan avec le premier soupir que ses compagnons lui eussent entendu pousser, je crois que je fais bien de ne pas demander ma pauvre Amélie en mariage.

Puis, à ses camarade :

– Allons ! messieurs, dit-il, est-ce fini ?

– Oui ! répondirent ceux-ci d'une seule voix.

– Alors, à cheval et en route ! N'oublions pas que nous devons être ce soir à neuf heures à l'opéra.

Et, sautant en selle, il s'élança le premier par-dessus le fossé, gagna le bord de la rivière, et, sans hésiter, s'engagea dans le gué indiqué sur la carte de Cassini par le faux courrier.

Arrivé sur l'autre bord et tandis que les jeunes gens se ralliaient :

– Dis donc, demanda d'Assas à Morgan, est-ce que ton masque n'est pas tombé ?

– Oui ; mais madame de Montrevel seule a vu mon visage.

– Hum ! fit d'Assas, mieux vaudrait que personne ne l'eût vu.

Et tous quatre, mettant leurs chevaux au galop, disparurent à travers champs du côté de Chaource.

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