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Chapitre XXX
Le rapport du citoyen Fouché

En arrivant le lendemain, vers onze heures du matin, à l'hôtel des Ambassadeurs, madame de Montrevel fut tout étonnée de trouver, au lieu de Roland, un étranger qui l'attendait.

Cet étranger s'approcha d'elle.

– Vous êtes la veuve du général de Montrevel, madame ? lui demanda-t-il

– Oui, monsieur, répondit madame de Montrevel assez étonnée.

– Et vous cherchez votre fils ?

– En effet, et je ne comprends pas, après la lettre qu'il m'a écrite...

– L'homme propose et le premier consul dispose, répondit en riant l'étranger ; le premier consul a disposé de votre fils pour quelques jours et m'a envoyé pour vous recevoir à sa place.

Madame de Montrevel s'inclina.

– Et j'ai l'honneur de parler... ? demanda-t-elle.

– Au citoyen Fauvelet de Bourrienne, son premier secrétaire, répondit l'étranger.

– Vous remercierez pour moi le premier consul, répliqua madame de Montrevel, et vous aurez la bonté de lui exprimer, je l'espère, le profond regret que j'éprouve de ne pouvoir le remercier moi-même.

– Mais rien ne vous sera plus facile, madame.

– Comment cela ?

– Le premier consul m'a ordonné de vous conduire au Luxembourg.

– Moi ?

– Vous et monsieur votre fils.

– Oh ! je vais voir le général Bonaparte, je vais voir le général Bonaparte, s'écria l'enfant, quel bonheur !

Et il sauta de joie en battant des mains.

– Eh bien, eh bien, édouard ! fit Madame de Montrevel.

Puis, se retournant vers Bourrienne :

– Excusez-le, monsieur, dit-elle, c'est un sauvage des montagnes du Jura.

Bourrienne tendit la main à l'enfant.

– Je suis un ami de votre frère, lui dit-il ; voulez-vous m'embrasser ?

– Oh ! bien volontiers, monsieur, répondit édouard, vous n'êtes pas un voleur, vous.

– Mais non, je l'espère, repartit en riant le secrétaire.

– Encore une fois, excusez-le, monsieur, mais nous avons été arrêtés en route.

– Comment, arrêtés ?

– Oui.

– Par des voleurs ?

–Pas précisément.

– Monsieur, demanda édouard, est-ce que les gens qui prennent l'argent des autres ne sont pas des voleurs ?

– En général, mon cher enfant, on les nomme ainsi.

– Là ! tu vois, maman.

–Voyons, édouard, tais-toi, je t'en prie.

Bourrienne jeta un regard sur madame de Montrevel et vit clairement, à l'expression de son visage, que le sujet de la conversation lui était désagréable ; il n'insista point.

– Madame, dit-il, oserai-je vous rappeler que j'ai reçu l'ordre de vous conduire au Luxembourg, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, et d'ajouter que madame Bonaparte vous y attend !

– Monsieur, le temps de changer de robe et d'habiller édouard.

– Et ce temps-là, madame, combien durera-t-il ?

– Est-ce trop de vous demander une demi-heure ?

– Oh ! non, et, si une demi-heure vous suffisait, je trouverais la demande fort raisonnable.

– Soyez tranquille, monsieur, elle me suffira.

– Eh bien, madame, dit le secrétaire en s'inclinant, je fais une course, et, dans une demi-heure, je viens me mettre à vos ordres.

– Je vous remercie, monsieur.

– Ne m'en veuillez pas si je suis ponctuel.

– Je ne vous ferai pas attendre.

Bourrienne partit.

Madame de Montrevel habilla d'abord édouard puis s'habilla elle-même, et, quand Bourrienne reparut, depuis cinq minutes elle était prête.

– Prenez garde, madame, dit Bourrienne en riant, que je ne fasse part au premier consul de votre ponctualité.

– Et qu'aurais-je à craindre dans ce cas ?

– Qu'il ne vous retînt près de lui pour donner des leçons d'exactitude à madame Bonaparte.

– Oh ! fit madame de Montrevel, il faut bien passer quelque chose aux créoles.

– Mais vous êtes créole aussi, madame, à ce que je crois.

– Madame Bonaparte, dit en riant madame de Montrevel, voit son mari tous les jours, tandis que, moi, je vais voir le premier consul pour la première fois.

– Partons ! partons, mère ! dit édouard.

Le secrétaire s'effaça pour laisser passer madame de Montrevel.

Un quart d'heure après, on était au Luxembourg.

Bonaparte occupait, au petit Luxembourg, l'appartement du rez-de-chaussée à droite ; Joséphine avait sa chambre et son boudoir au premier étage ; un couloir conduisait du cabinet du premier consul chez elle.

Elle était prévenue, car, en apercevant madame de Montrevel, elle lui ouvrit ses bras comme à une amie.

Madame de Montrevel s'était arrêtée respectueusement à la porte.

– Oh ! venez donc ! venez, madame dit Joséphine ; je ne vous connais pas d'aujourd'hui, mais du jour où j'ai connu votre digne et excellent Roland. Savez-vous une chose qui me rassure quand Bonaparte me quitte ? C'est que Roland le suit, et que, quand je sais Roland près de lui, je crois qu'il ne peut plus lui arriver malheur... Eh bien, vous ne voulez pas m'embrasser ?

Madame de Montrevel était confuse de tant de bonté.

– Nous sommes compatriotes, n'est-ce pas ? continua-t-elle. Oh ! je me rappelle parfaitement M. de la Clémencière, qui avait un si beau jardin et des fruits si magnifiques ! Je me rappelle avoir entrevu une belle jeune fille qui en paraissait la reine. Vous vous êtes mariée bien jeune, madame ?

– à quatorze ans.

– Il faut cela pour que vous ayez un fils de l'âge de Roland ; mais asseyez-vous donc !

Elle donna l'exemple en faisant signe à madame de Montrevel de s'asseoir à ses côtés.

– Et ce charmant enfant, continua-t-elle en montrant édouard, c'est aussi votre fils ?...

Elle poussa un soupir.

– Dieu a été prodigue envers vous, madame, reprit-elle, et puisqu'il fait tout ce que vous pouvez désirer, vous devriez bien le prier de m'en envoyer un.

Elle appuya envieusement ses lèvres, sur le front d'édouard.

– Mon mari sera bien heureux de vous voir, madame. Il aime tant votre fils ! Aussi ne serait-ce pas chez moi que l'on vous eût conduite d'abord, s'il n'était pas avec le ministre de la police... Au reste, ajouta-t-elle en riant, vous arrivez dans un assez mauvais moment ; il est furieux !

– Oh ! s'écria madame de Montrevel presque effrayée, s'il en était ainsi, j'aimerais mieux attendre.

– Non pas ! non pas ! au contraire, votre vue le calmera ; je ne sais ce qui est arrivé : on arrête, à ce qu'il paraît, les diligences comme dans la forêt Noire, au grand jour, en pleine route. Fouché n'a qu'à bien se tenir, si la chose se renouvelle.

Madame de Montrevel allait répondre ; mais, en ce moment, la porte s'ouvrit, et un huissier paraissant :

– Le premier consul attend madame de Montrevel, dit-il.

– Allez, allez, dit Joséphine ; le temps est si précieux pour Bonaparte, qu'il est presque aussi impatient que Louis XIV, qui n'avait rien à faire. Il n'aime pas à attendre.

Madame de Montrevel se leva vivement et voulut emmener son fils.

– Non, dit Joséphine, laissez-moi ce bel enfant-là ; nous vous gardons à dîner : Bonaparte le verra à six heures ; d'ailleurs, s'il a envie de le voir, il le fera demander ; pour l'instant, je suis sa seconde maman. Voyons, qu'allons-nous faire pour vous amuser ?

– Le premier consul doit avoir de bien belles armes, madame ? dit l'enfant.

– Oui, très belles. Eh bien, on va vous montrer les armes du premier consul.

Joséphine sortit par une porte, emmenant l'enfant, et madame de Montrevel par l'autre, suivant l'huissier.

Sur le chemin, la comtesse rencontra un homme blond, au visage pâle et à l'œil terne, qui la regarda avec une inquiétude qui semblait lui être habituelle.

Elle se rangea vivement pour le laisser passer.

L'huissier vit le mouvement.

– C'est le préfet de police, lui dit-il tout bas.

Madame de Montrevel le regarda s'éloigner avec une certaine curiosité ; Fouché, à cette époque, était déjà fatalement célèbre.

En ce moment, la porte du cabinet de Bonaparte s'ouvrit, et l'on vit se dessiner sa tête dans l'entrebâillement.

Il aperçut madame de Montrevel.

– Madame de Montrevel, dit-il, venez, venez !

Madame de Montrevel pressa le pas et entra dans le cabinet.

– Venez, dit Bonaparte en refermant la porte sur lui-même. Je vous ai fait attendre, c'est bien contre mon désir ; j'étais en train de laver la tête à Fouché. Vous savez que je suis très content de Roland, et que je compte en faire un général au premier jour. à quelle heure êtes-vous arrivée ?

– à l'instant même, général.

– D'où venez-vous ? Roland me l'a dit, mais je l'ai oublié.

– De Bourg.

– Par quelle route ?

– Par la route de Champagne !

– Alors vous étiez à Châtillon quand... ?

– Hier matin, à neuf heures.

– En ce cas, vous avez dû entendre parler de l'arrestation d'une diligence ?

– Général...

– Oui, une diligence a été arrêtée à dix heures du matin, entre Châtillon et Bar-sur-Seine.

– Général, c'était la nôtre.

– Comment, la vôtre ?

– Oui.

– Vous étiez dans la diligence qui a été arrêtée ?

– J'y étais.

– Ah ! je vais donc avoir des détails précis ! Excusez-moi, vous comprenez mon désir d'être renseigné, n'est-ce pas ? Dans un pays civilisé, qui a le général Bonaparte pour premier magistrat, on n'arrête pas impunément une diligence sur une grande route, en plein jour, ou alors...

– Général, je ne puis rien vous dire, sinon que ceux qui ont arrêté la diligence étaient à cheval et masqués.

– Combien étaient-ils ?

– Quatre.

– Combien y avait-il d'hommes dans la diligence ?

– Quatre, y compris le conducteur.

– Et l'on ne s'est pas défendu ?

– Non, général.

– Le rapport de la police porte cependant que deux coups de pistolet ont été tirés.

– Oui, général ; mais ces deux coups de pistolet...

– Eh bien ?

– Ont été tirés par mon fils.

– Votre fils ! mais votre fils est en Vendée.

– Roland, oui ; mais édouard était avec moi.

– édouard ! qu'est-ce qu'édouard ?

– Le frère de Roland.

– Il m'en a parlé ; mais c'est un enfant !

– Il n'a pas encore douze ans, général.

– Et c'est lui qui a tiré les deux coups de pistolet ?

– Oui, général.

– Pourquoi ne me l'avez-vous pas amené ?

– Il est avec moi.

– Où cela ?

– Je l'ai laissé chez madame Bonaparte.

Bonaparte sonna, un huissier parut.

– Dites à Joséphine de venir avec l'enfant.

Puis, se promenant dans son cabinet :

– Quatre hommes, murmura-t-il ; et c'est un enfant qui leur donne l'exemple du courage ! Et pas un de ces bandits n'a été blessé ?

– Il n'y avait pas de balles dans les pistolets.

– Comment, il n'y avait pas de balles ?

– Non : c'étaient ceux du conducteur, et le conducteur avait eu la précaution de ne les charger qu'à poudre.

– C'est bien, on saura son nom.

En ce moment, la porte s'ouvrit, et madame Bonaparte parut, tenant l'enfant par la main.

– Viens ici, dit Bonaparte à l'enfant.

édouard s'approcha sans hésitation et fit le salut militaire.

– C'est donc toi qui tires des coups de pistolet aux voleurs ?

– Vois-tu, maman, que ce sont des voleurs ? interrompit l'enfant.

– Certainement que ce sont des voleurs ; je voudrais bien qu'on me dit le contraire ! Enfin, c'est donc toi qui tires des coups de pistolet aux voleurs, quand les hommes ont peur ?

– Oui, c'est moi, général ; mais, par malheur, ce poltron de conducteur n'avait chargé ses pistolets qu'à poudre ; sans cela, je tuais leur chef.

– Tu n'as donc pas eu peur, toi ?

– Moi ? non, dit l'enfant ; je n'ai jamais peur.

– Vous devriez vous appeler Cornélie, madame, fit Bonaparte en se retournant vers madame de Montrevel, appuyée au bras de Joséphine.

Puis, à l'enfant :

– C'est bien, dit-il en l'embrassant, on aura soin de toi ; que veux-tu être ?

– Soldat d'abord.

– Comment, d'abord ?

– Oui ; et puis plus tard colonel comme mon frère et général comme mon père.

– Ce ne sera pas de ma faute, si tu ne l'es pas, dit le premier consul.

– Ni la mienne, répliqua l'enfant.

–édouard ! fit madame de Montrevel craintive.

– N'allez-vous pas le gronder pour avoir bien répondu ?

Il prit l'enfant, l'amena à la hauteur de son visage et l'embrassa.

– Vous dînez avec nous, dit-il, et, ce soir, Bourrienne, qui a été vous chercher à l'hôtel, vous installera rue de la Victoire ; vous resterez là jusqu'au retour de Roland, qui vous cherchera un logement à sa guise. édouard entrera au Prytanée, et je marie votre fille.

– Général !

– C'est convenu avec Roland.

Puis, se tournant vers Joséphine :

– Emmène madame de Montrevel, et tâche qu'elle ne s'ennuie pas trop. Madame de Montrevel, si votre amie – Bonaparte appuya sur ce mot – veut entrer chez une marchande de modes, empêchez-la ; elle ne doit pas manquer de chapeaux : elle en a acheté trente-huit le mois dernier.

Et, donnant un petit soufflet d'amitié à édouard, il congédia les deux femmes du geste.

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