Les compagnons de Jéhu Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXVII
L'ambassadeur

Nous avons vu qu'en rentrant, Roland avait demandé le premier consul, et qu'on lui avait répondu que le premier consul travaillait avec le ministre de la police.

Roland était le familier de la maison ; quel que fût le fonctionnaire avec lequel travaillât Bonaparte, à son retour d'un voyage ou d'une simple course, il avait l'habitude d'entr'ouvrir la porte du cabinet et de passer la tête.

Souvent le premier consul était si occupé, qu'il ne faisait pas attention à cette tête qui passait.

Alors, Roland prononçait ce seul mot :

« Général ! » ce qui voulait dire dans cette langue intime que les deux condisciples avaient continué de parler : « Général, je suis là ; avez-vous besoin de moi ? j'attends vos ordres. » Si le premier n'avait pas besoin de Roland, il répondait : « C'est bien. » Si, au contraire, il avait besoin de lui, il disait ce seul mot : « Entre. »

Roland entrait alors, et attendait dans l'embrasure d'une fenêtre que son général lui dit pour quel motif il l'avait fait entrer.

Comme d'habitude, Roland passa la tête en disant :

– Général !

– Entre, répondit le premier consul, avec une satisfaction visible. Entre ! Entre !

Roland entra.

Comme on le lui avait dit, Bonaparte travaillait avec le ministre de la police.

L'affaire dont s'occupait le premier consul, et qui paraissait le préoccuper fort, avait aussi pour Roland son côté d'intérêt.

Il s'agissait de nouvelles arrestations de diligences opérées par les compagnons de Jéhu.

Sur la table étaient trois procès-verbaux constatant l'arrestation d'une diligence et de deux malles-poste.

Dans une de ces malles-poste se trouvait le caissier de l'armée d'Italie, Triber.

Les arrestations avaient eu lieu, la première sur la grande route de Meximieux à Montluel, dans la partie du chemin qui traverse le territoire de la commune de Belignieux ; la seconde, à l'extrémité du lac de Silans, du côté de Nantua ; la troisième, sur la grande route de Saint-étienne à Bourg, à l'endroit appelé les Carronnières.

Un fait particulier se rattachait à l'une de ces arrestations.

Une somme de quatre mille francs et une caisse de bijouterie avaient, par mégarde, été confondues avec les groupes d'argent appartenant au gouvernement, et enlevées aux voyageurs ; ceux-ci les croyaient perdues, lorsque le juge de paix de Nantua reçut une lettre sans signature, qui lui indiquait l'endroit où ces objets avaient été enterrés, avec prière de les remettre à leurs propriétaires, les compagnons de Jéhu faisant la guerre au gouvernement, mais non aux particuliers.

D'un autre côté, dans l'affaire des Cartonnières, où les voleurs, pour arrêter la malle-poste, qui, malgré leur ordre de faire halte, redoublait de vitesse, avaient été forcés de faire feu sur un cheval, les compagnons de Jéhu avaient cru devoir un dédommagement au maître de poste, et celui-ci avait reçu cinq cents francs en paiement de son cheval tué.

C'était juste ce que le cheval avait coûté huit jours auparavant, et cette estimation prouvait que l'on avait affaire à des gens qui se connaissaient en chevaux.

Les procès-verbaux dressés par les autorités locales étaient accompagnés des déclarations des voyageurs.

Bonaparte chantonnait cet air inconnu dont nous avons parlé ; ce qui prouvait qu'il était furieux.

Aussi, comme de nouveaux renseignements devaient lui arriver avec Roland, avait-il répété trois fois à Roland d'entrer.

– Eh bien, lui dit-il, décidément ton département est en révolte contre moi ; tiens, regarde.

Roland jeta un coup d'œil sur les papiers et comprit.

– Justement, dit-il, je revenais pour vous parler de cela, mon général.

– Alors, parlons-en ; mais, d'abord, demande à Bourrienne mon atlas départemental.

Roland demanda l'atlas, et, devinant ce que désirait Bonaparte, l'ouvrit au département de l'Ain.

– C'est cela, dit Bonaparte ; montre-moi où les choses se sont passées.

Roland posa le doigt sur l'extrémité de la carte, du côté de Lyon.

– Tenez, mon général, voici l'endroit précis de la première attaque, ici, en face de Bellignieux.

– Et la seconde ?

– A eu lieu ici, dit Roland reportant son doigt de l'autre côté du département, vers Genève ; voici le lac de Nantua, et voici celui de Silans.

– Maintenant, la troisième ?

Roland ramena son doigt vers le centre.

– Général, voici la place précise ; les Cartonnières ne sont point marquées sur la carte, à cause de leur peu d'importance.

– Qu'est-ce que les Cartonnières ? demanda le premier consul.

– Général, on appelle Cartonnières, chez nous, des fabriques de tuiles ; elles appartiennent au citoyen Terrier : voici la place qu'elles devraient occuper sur la carte.

Et Roland indiqua, du bout d'un crayon qui laissa sa trace sur le papier, l'endroit précis où devait avoir eu lieu l'arrestation.

– Comment, dit Bonaparte, la chose s'est passée à une demi-lieue à peine de Bourg !

– à peine, oui, général ; cela explique comment le cheval blessé a été ramené à Bourg, et n'est mort que dans les écuries de la Belle-Alliance.

– Vous entendez tous ces détails, monsieur ! dit Bonaparte en s'adressant au ministre de la police.

– Oui, citoyen premier consul, répondit celui-ci.

– Vous savez que je veux que les brigandages cessent.

– J'y ferai tous mes efforts.

– Il ne s'agit pas de faire tous vos efforts, il s'agit de réussir.

Le ministre s'inclina.

– Ce n'est qu'à cette condition, continua Bonaparte, que je reconnaîtrai que vous êtes véritablement l'homme habile que vous prétendez être.

– Je vous y aiderai, citoyen, dit Roland.

– Je n'osais vous demander votre concours, dit le ministre.

– Oui, mais moi je vous l'offre ; ne faites rien que nous ne nous soyons concertés ensemble.

Le ministre regarda Bonaparte.

– C'est bien, dit Bonaparte, allez. Roland passera au ministère.

Le ministre salua et sortit.

– En effet, continua le premier consul, il y va de ton honneur d'exterminer ces bandits, Roland : d'abord, la chose se passe dans ton département ; puis ils paraissent en vouloir particulièrement à toi et à ta famille.

– Au contraire, dit Roland, et voilà ce dont j'enrage, c'est qu'ils épargnent moi et ma famille.

– Revenons là-dessus, Roland ; chaque détail a son importance ; c'est la guerre de Bédouins que nous recommençons.

– Remarquez ceci, général : je vais passer une nuit à la chartreuse de Seillon, attendu, m'assure-t-on, qu'il y revient des fantômes. En effet, un fantôme m'apparaît, mais parfaitement inoffensif : je tire sur lui deux coups de pistolet, il ne se retourne même pas. Ma mère se trouve dans une diligence arrêtée, elle s'évanouit : un des voleurs a pour elle les soins les plus délicats, lui frotte les tempes avec du vinaigre et lui fait respirer des sels. Mon frère édouard se défend autant qu'il est en lui : on le prend, on l'embrasse, on lui fait toutes sortes de compliments sur son courage ; peu s'en faut qu'on ne lui donne des bonbons en récompense de sa belle conduite. Tout au contraire, mon ami sir John m'imite, va où j'ai été ; on le traite en espion et on le poignarde !

– Mais il n'en est pas mort ?

– Non : tout au contraire, il se porte si bien, qu'il veut épouser ma sœur.

– Ah ! ah ! il a fait la demande ?

– Officielle.

– Et tu as répondu ?...

– J'ai répondu que ma sœur dépendait de deux personnes.

– Ta mère et toi, c'est trop juste.

– Non pas : ma sœur elle-même... et vous.

– Elle, je comprends ; mais moi ?

– Ne m'avez-vous pas dit, général, que vous vouliez la marier ?

Bonaparte se promena un instant, les bras croisés, et réfléchissant ; puis, tout à coup, s'arrêtant devant Roland :

– Qu'est-ce que ton Anglais ?

– Vous l'avez vu, général.

– Je ne parle pas physiquement ; tous les Anglais se ressemblent : des yeux bleus, les cheveux roux, le teint blanc et la mâchoire allongée.

– C'est le the, dit gravement Roland.

– Comment, le thé ?

– Oui ; vous avez appris l'anglais, général ?

– C'est-à-dire que j'ai essayé de l'apprendre.

– Votre professeur a dû vous dire alors que le the se prononçait en appuyant la langue contre les dents ; eh bien, à force de prononcer le the, et, par conséquent, de repousser leurs dents avec leur langue, les Anglais finissent par avoir cette mâchoire allongée qui, comme vous le disiez tout à l'heure, est un des caractères distinctifs de leur physionomie.

Bonaparte regarda Roland pour savoir si l'éternel railleur riait ou parlait sérieusement.

Roland demeura imperturbable.

– C'est ton opinion ? dit Bonaparte.

– Oui, général, et je crois que, physiologiquement, elle en vaut bien une autre ; j'ai une foule d'opinions comme celle-là que je mets au jour au fur et à mesure que l'occasion s'en présente.

– Revenons à ton Anglais.

– Volontiers, général.

– Je te demandais ce qu'il était.

– Mais c'est un excellent gentleman : très brave, très calme, très impassible, très noble, très riche, et, de plus – ce qui n'est probablement pas une recommandation pour vous – neveu de lord Grenville, premier ministre de Sa Majesté.

– Tu dis ?

– Je dis premier ministre de Sa Majesté Britannique.

Bonaparte reprit sa promenade, et, revenant à Roland :

– Puis-je le voir ton Anglais ?

– Vous savez bien, mon général, que vous pouvez tout.

– Où est-il ?

– à Paris.

– Va le chercher et amène-le-moi.

Roland avait l'habitude d'obéir sans répliquer ; il prit son chapeau et s'avança vers la porte.

– Envoie-moi Bourrienne, dit le premier consul, au moment où Roland passait dans le cabinet de son secrétaire.

Cinq minutes après que Roland avait disparu, Bourrienne paraissait.

– Asseyez-vous là, Bourrienne, dit le premier consul.

Bourrienne s'assit, prépara son papier, trempa sa plume dans l'encre et attendit.

– Y êtes-vous ? demanda Bonaparte en s'asseyant sur le bureau même où écrivait Bourrienne, ce qui était encore une de ses habitudes, habitude qui désespérait le secrétaire, Bonaparte ne cessant point de se balancer pendant tout le temps qu'il dictait, et, par ce balancement, agitant le bureau de la même façon à peu près que s'il eût été au milieu de l'Océan sur une mer houleuse.

– J'y suis, répondit Bourrienne, qui avait fini par se faire, tant bien que mal, à toutes les excentricités du premier consul.

– Alors, écrivez.

Et il dicta :

« Bonaparte, premier consul de la République, à Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne et d'Irlande.

« Appelé par le vœu de la nation française à occuper la première magistrature de la République, je crois convenable d'en faire directement part à Votre Majesté.

« La guerre qui, depuis huit ans, ravage les quatre parties du monde, doit-elle être éternelle ? N'est-il donc aucun moyen de s'entendre ?

« Comment les deux nations les plus éclairées de l'Europe, puissantes et fortes toutes deux plus que ne l'exigent leur sûreté et leur indépendance, peuvent-elles sacrifier à des idées de vaine grandeur ou à des antipathies mal raisonnées le bien du commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles ? comment ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins comme la première des gloires ?

« Ces sentiments ne sauraient être étrangers au cœur de Votre Majesté, qui gouverne une nation libre dans le seul but de la rendre heureuse.

« Votre Majesté ne verra dans cette ouverture que mon désir sincère de contribuer efficacement, pour la seconde fois, à la pacification générale par une démarche prompte, toute de confiance et dégagée de ces formes qui, nécessaires peut-être pour déguiser la dépendance des états faibles, ne décèlent dans les états forts que le désir mutuel de se tromper.

« La France et l'Angleterre, par l'abus de leurs forces, peuvent longtemps encore, pour le malheur de tous les peuples, en retarder l'épuisement ; mais, j'ose le dire, le sort de toutes les nations civilisées est attaché à la fin d'une guerre qui embrase le monde entier. »

Bonaparte s'arrêta.

– Je crois que c'est bien ainsi, dit-il ; relisez-moi cela, Bourrienne.

Bourrienne lut la lettre qu'il venait d'écrire.

Après chaque paragraphe, le premier consul approuvait de la tête, en disant :

– Allez.

Avant même les derniers mots, il prit la lettre des mains de Bourrienne, et signa avec une plume neuve.

C'était son habitude de ne se servir qu'une fois de la même plume, rien ne lui était plus désagréable qu'une tache d'encre aux doigts.

– C'est bien, dit-il ; cachetez et mettez l'adresse : à lord Grenville.

Bourrienne fit ce qui lui était recommandé.

En ce moment, on entendit le bruit d'une voiture qui s'arrêtait dans la cour du Luxembourg.

Puis, un instant après, la porte s'ouvrit et Roland parut.

– Eh bien ? demanda Bonaparte.

– Quand je vous disais que vous pouviez tout ce que vous vouliez, général.

– Tu as ton Anglais ?

– Je l'ai rencontré au carrefour de Buci, et, sachant que vous n'aimiez pas à attendre, je l'ai pris tel qu'il était et l'ai forcé de monter en voiture. Par ma foi, un instant j'ai cru que je serais obligé de le faire conduire ici par le poste de la rue Mazarine ; il est en bottes et en redingote.

– Qu'il entre, dit Bonaparte.

– Entrez, milord, fit Roland en se retournant.

Lord Tanlay parut sur le seuil de la porte.

Bonaparte n'eut besoin que de jeter un coup d'œil sur lui pour reconnaître le parfait gentleman.

Un peu d'amaigrissement, un reste de pâleur donnaient à sir John tous les caractères d'une haute distinction.

Il s'inclina et attendit la présentation en véritable Anglais qu'il était.

– Général, dit Roland, j'ai l'honneur de vous présenter sir John Tanlay, qui voulait, pour avoir l'honneur de vous voir, aller jusqu'à la troisième cataracte, et qui, aujourd'hui, se fait tirer l'oreille pour venir jusqu'au Luxembourg.

– Venez, milord, venez, dit Bonaparte ; ce n'est ni la première fois que nous nous voyons, ni la première fois que j'exprime le désir de vous connaître ; il y avait donc presque de l'ingratitude, à vous, de vous refuser à mon désir.

– Si j'ai hésité, général, répondit sir John en excellent français, selon son habitude, c'est que je ne pouvais croire à l'honneur que vous me faites.

– Et puis, tout naturellement et par sentiment national, vous me détestez, n'est-ce pas, comme tous vos compatriotes ?

– Je dois avouer, général, répondit sir John en souriant, qu'ils n'en sont encore qu'à l'admiration.

– Et partagez-vous cet absurde préjugé de croire que l'honneur national veut que l'on haïsse aujourd'hui l'ennemi qui peut être notre ami demain ?

– La France a presque été pour moi une seconde patrie, général, et mon ami Roland vous dira que j'aspire au moment où, de mes deux patries, celle à qui je devrai le plus sera la France.

– Ainsi, vous verriez sans répugnance la France et l'Angleterre se donner la main pour le bonheur du monde ?

– Le jour où je verrais cela serait pour moi un jour heureux.

– Et, si vous pouviez contribuer à amener ce résultat, vous y prêteriez-vous ?

– J'y exposerais ma vie.

– Roland m'a dit que vous étiez parent de lord Grenville.

– Je suis son neveu.

– êtes-vous en bons termes avec lui ?

– Il aimait fort ma mère, qui était sa sœur aînée.

– Avez-vous hérité de la tendresse qu'il portait à votre mère ?

– Oui ; seulement, je crois qu'il la tient en réserve pour le jour où je rentrerai en Angleterre.

– Vous chargeriez-vous de lui porter une lettre de moi ?

– Adressée à qui ?

– Au roi George III.

– Ce serait un grand honneur pour moi.

– Vous chargeriez-vous de dire de vive voix à votre oncle ce que l'on ne peut écrire dans une lettre ?

– Sans y changer un mot : les paroles du général Bonaparte sont de l'histoire.

– Eh bien, dites-lui...

Mais, s'interrompant et se retournant vers Bourrienne :

– Bourrienne, dit-il, cherchez-moi la dernière lettre de l'empereur de Russie.

Bourrienne ouvrit un carton, et, sans chercher, mit la main sur une lettre qu'il donna à Bonaparte.

Bonaparte jeta un coup d'œil sur la lettre, et, la présentant à lord Tanlay :

– Dites-lui, reprit-il, d'abord et avant toute chose que vous avez lu cette lettre.

Sir John s'inclina et lut :

« Citoyen premier consul,

« J'ai reçu, armés et habillés à neuf, chacun avec l'uniforme de son corps, les neuf mille Russes faits prisonniers en Hollande, et que vous m'avez envoyés sans rançon, sans échange, sans condition aucune.

« C'est de la pure chevalerie, et j'ai la prétention d'être un chevalier.

« Je crois que ce que je puis vous offrir de mieux, citoyen premier consul, en échange de ce magnifique cadeau, c'est mon amitié.

« La voulez-vous ?

« Comme arrhes de cette amitié, j'envoie ses passeports à lord Whitworth, ambassadeur d'Angleterre à Saint-Pétersbourg.

« En outre, si vous voulez être, je ne dirai pas même mon second, mais mon témoin, je provoque en duel personnel et particulier tous les rois qui ne prendront point parti contre l'Angleterre et qui ne lui fermeront pas leurs ports.

« Je commence par mon voisin, le roi du Danemark, et vous pouvez lire, dans la Gazette de la Cour, le cartel que je lui envoie.

« Ai-je encore autre chose à vous dire ?

« Non.

« Si ce n'est qu'à nous deux nous pouvons faire la loi au monde.

« Et puis encore que je suis votre admirateur et sincère ami.

« PAUL. »

Lord Tanlay se retourna vers le premier consul.

– Vous savez que l'empereur de Russie est fou, dit-il.

– Serait-ce cette lettre qui vous l'apprendrait, milord ? demanda Bonaparte.

– Non ; mais elle me confirme dans mon opinion.

– C'est d'un fou que Henri VI de Lancastre a reçu la couronne de saint Louis, et le blason d'Angleterre – jusqu'au moment où je les y gratterai avec mon épée – porte encore les fleurs de lis de France.

Sir John sourit ; son orgueil national se révoltait à cette prétention du vainqueur des Pyramides.

– Mais, reprit Bonaparte, il n'est point question de cela aujourd'hui, et chaque chose viendra en son temps.

– Oui, murmura sir John, nous sommes encore trop près d'Aboukir.

– Oh ! ce n'est pas sur mer que je vous battrai, dit Bonaparte : il me faudrait cinquante ans pour faire de la France une nation maritime ; c'est là-bas...

Et de sa main, il montra l'Orient.

– Pour le moment, je vous le répète, il s'agit, non pas de guerre, mais de paix : j'ai besoin de la paix pour accomplir le rêve que je fais, et surtout de la paix avec l'Angleterre. Vous voyez que je joue cartes sur table : je suis assez fort pour être franc. Le jour où un diplomate dira la vérité, ce sera le premier diplomate du monde, attendu que personne ne le croira, et que, dès lors, il arrivera sans obstacle à son but.

– J'aurai donc à dire à mon oncle que vous voulez la paix ?

– Tout en lui disant que je ne crains pas la guerre. Ce que je ne fais pas avec le roi George, vous le voyez, je puis le faire avec l'empereur Paul ; mais la Russie n'en est pas au point de civilisation où je la voudrais pour en faire une alliée.

– Un instrument vaut quelquefois mieux qu'un allié.

– Oui ; mais, vous l'avez dit, l'empereur est fou, et, au lieu d'armer les fous, milord, mieux vaut les désarmer. Je vous dis donc que deux nations comme la France et l'Angleterre doivent être deux amies inséparables ou deux ennemies acharnées : amies, elles sont les deux pôles de la terre, équilibrant son mouvement par un poids égal ; ennemies, il faut que l'une détruise l'autre et se fasse l'axe du monde.

– Et si lord Grenville, sans douter de votre génie, doutait de votre puissance ; s'il est de l'avis de notre poète Coleridge, s'il croit que l'Océan au rauque murmure garde son île et lui sert de rempart, que lui dirai-je ?

– Déroulez-nous une carte du monde, Bourrienne, dit Bonaparte.

Bourrienne déroula une carte ; Bonaparte s'en approcha.

– Voyez-vous ces deux fleuves ? dit-il.

Et il montrait à sir John le Volga et le Danube.

– Voilà la route de l'Inde, ajouta-t-il.

– Je croyais que c'était l'égypte, général, dit sir John.

– Je l'ai cru un instant comme vous, ou plutôt, j'ai pris celle-là parce que je n'en avais pas d'autre. Le tzar m'ouvre celle-ci ; que votre gouvernement ne me force point à la prendre ! Me suivez-vous ?

– Oui, citoyen ; marchez devant.

– Eh bien, si l'Angleterre me force à la combattre, si je suis obligé d'accepter l'alliance du successeur de Catherine, voici ce que je fais : j'embarque quarante mille Russes sur le Volga ; je leur fais descendre le fleuve jusqu'à Astrakan ; ils traversent la mer Caspienne et vont m'attendre à Asterabad.

Sir John s'inclina en signe d'attention profonde.

Bonaparte continua.

– J'embarque quarante mille Français sur le Danube.

– Pardon, citoyen premier consul, mais le Danube est un fleuve autrichien.

– J'aurai pris Vienne.

Sir John regarda Bonaparte.

– J'aurai pris Vienne, continua celui-ci. J'embarque donc quarante mille Français sur le Danube ; je trouve, à son embouchure, des vaisseaux russes qui les transportent jusqu'à Taganrog ; je leur fais remonter par terre le cours du Don jusqu'à Pratisbianskaïa, d'où ils se portent à Tzaritsin ; là, ils descendent le Volga à leur tour avec les mêmes bâtiments qui ont conduit les quarante mille Russes à Asterabad ; quinze jours après, j'ai quatre-vingt mille hommes dans la Perse occidentale. D'Asterabad, les deux corps réunis se porteront sur l'Indus ; la Perse, ennemie de l'Angleterre, est notre alliée naturelle.

– Oui ; mais, une fois dans le Pendjab, l'alliance perse vous manque, et une armée de quatre-vingt mille hommes ne traîne point facilement avec elle ses approvisionnements.

– Vous oubliez une chose, dit Bonaparte, comme si l'expédition était faite, c'est que j'ai laissé des banquiers à Téhéran et à Caboul ; or, rappelez-vous ce qui arriva, il y a neuf ans, dans la guerre de lord Cornwallis contre Tippo-Saïb : le général en chef manquait de vivres ; un simple capitaine... je ne me rappelle plus son nom...

– Le capitaine Malcom, fit lord Tanlay.

– C'est cela, s'écria Bonaparte, vous savez l'affaire ! Le capitaine Malcom eut recours à la caste des brinjaries, ces bohémiens de l'Inde, qui couvrent de leurs campements la péninsule hindoustanique, où ils font exclusivement le commerce de grains ; eh bien, ces bohémiens sont à ceux qui les payent, fidèles jusqu'au dernier sou : ce sont eux qui me nourriront.

– Il faudra passer l'Indus.

– Bon ! dit Bonaparte, j'ai soixante lieues de développement entre Déra-IsmaĆ«l-Khan et Attok ; je connais l'Indus comme je connais la Seine ; c'est un fleuve lent qui fait une lieue à l'heure, dont la profondeur moyenne, là où je dis, est de douze à quinze pieds et qui a dix gués peut-être sur ma ligne d'opération.

– Ainsi votre ligne d'opération est déjà tracée ? demanda sir John en souriant.

– Oui, attendu qu'elle se déploie devant un massif non interrompu de provinces fertiles et bien arrosées ; attendu qu'en l'abordant je tourne les déserts sablonneux qui séparent la vallée inférieure de l'Indus du Radjepoutanah ; attendu, enfin, que c'est sur cette base que se sont faites toutes les invasions de l'Inde qui ont eu quelques succès depuis Mahmoud de Ghizni, en l'an 1000, jusqu'à Nadir-Schah, en 1739 : et combien entre ces deux époques ont fait la route que je compte faire ! passons-les en revue... Après Mahmoud de Ghizni, Mahomet-Gouri, en 1184, avec cent vingt mille hommes ; après Mahomet-Gouri, Timour-Lung ou Timour le Boiteux, dont nous avons fait Tamerlan, avec soixante mille hommes ; après Timour-Lung, Babour ; après Babour, Humayoun ; que sais-je, moi ! L'Inde n'est-elle pas à qui veut ou à qui sait la prendre ?

– Vous oubliez, citoyen premier consul, que tous ces conquérants que vous venez de nommer n'ont eu affaire qu'aux peuplades indigènes, tandis que vous aurez affaire aux Anglais, vous. Nous avons dans l'Inde...

– Vingt à vingt-deux mille hommes.

– Et cent mille cipayes.

– J'ai fait le compte de chacun, et je traite l'Angleterre et l'Inde, l'une avec le respect, l'autre avec le mépris qu'elle mérite : partout où je trouve l'infanterie européenne, je prépare une seconde, une troisième, s'il le faut une quatrième ligne de réserve, supposant que les trois premières peuvent plier sous la baïonnette anglaise ; mais partout où je ne rencontre que des cipayes, des fouets de poste pour cette canaille, c'est tout ce qu'il me faut. Avez-vous encore quelques questions à me faire, milord ?

– Une seule, citoyen premier consul : désirez-vous sérieusement la paix ?

– Voici la lettre par laquelle je la demande à votre roi, milord ; et c'est pour être bien sûr qu'elle sera remise à Sa Majesté Britannique, que je prie le neveu de lord Grenville d'être mon messager.

– Il sera fait selon votre désir, citoyen ; et, si j'étais l'oncle au lieu d'être le neveu, je promettrais davantage.

– Quand pouvez-vous partir ?

– Dans une heure, je serai parti.

– Vous n'avez aucun désir à m'exprimer avant votre départ ?

– Aucun. En tous cas, si j'en avais, je laisse mes pleins pouvoirs à mon ami Roland.

– Donnez-moi la main, milord ; ce sera de bon augure, puisque nous représentons, vous l'Angleterre, et moi la France.

Sir John accepta l'honneur que lui faisait Bonaparte, avec cette exacte mesure qui indiquait à la fois sa sympathie pour la France et ses réserves pour l'honneur national.

Puis, ayant serré celle de Roland avec une effusion toute fraternelle, il salua une dernière fois le premier consul et sortit.

Bonaparte le suivit des yeux, parut réfléchir un instant ; puis, tout à coup :

– Roland, dit-il, non seulement je consens au mariage de ta sœur avec lord Tanlay, mais encore je le désire : tu entends ? je le désire.

Et il pesa tellement sur chacun de ces trois mots, qu'ils signifièrent clairement, pour quiconque connaissait le premier consul, non plus « je le désire », mais « je le veux ! »

La tyrannie était douce pour Roland ; aussi l'accepta-t-il avec un remerciement plein de reconnaissance.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente