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Chapitre XLII
La malle de Chambéry

Le lendemain, à cinq heures de l'après-midi, Antoine, pour ne point être en retard sans doute, harnachait, dans la cour de l'hôtel de la poste, les trois chevaux qui devaient enlever la malle.

Un instant après, la malle entrait au grand galop dans la cour de l'hôtel et venait se ranger sous les fenêtres de la chambre qui avait tant paru préoccuper Antoine, c'est-à-dire à trois pas de la dernière marche de l'escalier de service.

Si l'on eût pu faire, sans y avoir un intérêt positif, attention à un si petit détail, on eût remarqué que le rideau de la fenêtre s'écartait d'une façon presque imprudente pour permettre à la personne qui habitait la chambre de voir qui descendait de la malle-poste.

Il en descendit trois hommes qui, avec la hâte de voyageurs affamés, se dirigèrent vers les fenêtres ardemment éclairées de la salle commune.

à peine étaient-ils entrés, que l'on vit, par l'escalier de service, descendre un élégant postillon non chaussé encore de ses grosses bottes, mais simplement de fins escarpins par-dessus lesquels il comptait les passer.

Le postillon élégant passa les grosses bottes d'Antoine, lui glissa cinq louis dans la main, puis se tourna pour que celui-ci lui jetât sur les épaules sa houppelande, que la rigueur de la saison rendait à peu près nécessaire.

Cette toilette achevée, Antoine rentra lestement dans l'écurie, où il se dissimula dans le coin le plus obscur.

Quant à celui auquel il venait de céder sa place, rassuré sans doute par la hauteur du col de la houppelande, qui lui cachait la moitié du visage, il alla droit aux trois chevaux harnachés d'avance par Antoine, glissa une paire de pistolets à deux coups dans les arçons, et, profitant de l'isolement où était la malle-poste par le détellement des chevaux et l'éloignement du postillon de Tournus, il planta, à l'aide d'un poinçon aigu qui pouvait à la rigueur devenir un poignard, ses quatre pitons dans le bois de la malle-poste, c'est-à-dire à chaque portière, et les deux autres en regard dans le bois de la caisse.

Après quoi, il se mit à atteler les chevaux avec une prompti-tude et une adresse qui indiquaient un homme familiarisé depuis son enfance avec tous les détails de l'art poussé si loin de nos jours par cette honorable classe de la société que nous appelons les gentilshommes riders.

Cela fait, il attendit, calmant ses chevaux impatients à l'aide de la parole et du fouet, savamment combinés, ou employés chacun à son tour.

On connaît la rapidité avec laquelle s'exécutaient les repas des malheureux condamnés au régime de la malle-poste ; la demi-heure n'était donc pas écoulée, qu'on entendit la voix du conducteur qui criait :

– Allons, citoyens voyageurs, en voiture.

Montbar se tint près de la portière, et, malgré leur déguisement, reconnut parfaitement Roland et le chef de brigade du 7e chasseurs, qui montèrent et prirent place dans l'intérieur sans faire attention au postillon.

Celui-ci referma sur eux la portière, passa le cadenas dans les deux pitons et donna un tour de clef.
Puis, contournant la malle, il fit semblant de laisser tomber son fouet devant l'autre portière, passa, en se baissant, le second cadenas dans les autres pitons, lui donna un tour de clef en se relevant et, sûr que les deux officiers étaient bien verrouillés, il enfourcha son cheval en gourmandant le conducteur, qui lui laissait faire sa besogne.

En effet, le voyageur du coupé était déjà à sa place, que le conducteur débattait encore un reste de compte avec l'hôte.

– Est-ce pour ce soir, pour cette nuit, ou pour demain matin, père François ? cria le faux postillon en imitant de son mieux la voix du vrai.

– C'est bon, c'est bon, on y va, répondit le conducteur.

Puis, regardant autour de lui :

– Tiens ! où sont donc les voyageurs ? demanda-t-il.

– Nous voilà, dirent à la fois les deux officiers, dans l'intérieur de la malle, et l'agent du coupé.

– La portière est bien fermée ? insista le père François.

– Oh ! je vous en réponds, fit Montbar.

– En ce cas, en route, mauvaise troupe ! cria le conducteur tout en gravissant le marchepied, en prenant place près du voyageur et en tirant la portière après lui.

Le postillon ne se le fit pas redire ; il enleva ses chevaux en enfonçant ses éperons dans le ventre du porteur et en cinglant aux deux autres un vigoureux coup de fouet.
La malle-poste partit au galop.

Montbar conduisait comme s'il n'eût fait que cela toute sa vie ; il traversa la ville en faisant danser les vitres et trembler les maisons ; jamais véritable postillon n'avait fait claquer son fouet d'une si savante manière.

à la sortie de Mâcon, il vit un petit groupe de cavaliers : c'étaient les douze chasseurs qui devaient suivre la malle sans avoir l'air de l'escorter.

Le chef de brigade passa la tête par la portière et fit signe au maréchal des logis qui les commandait.

Montbar ne parut rien remarquer ; mais, au bout de cinq cents pas, tout en exécutant une symphonie avec son fouet, il retourna la tête et vit que l'escorte s'était mise en marche.

– Attendez, mes petits enfants, dit Montbar, je vais vous en faire voir du pays !

Et il redoubla de coups d'éperons et de coups de fouet.

Les chevaux semblaient avoir des ailes, la malle volait sur le pavé, on eût dit le char du tonnerre qui passait.

Le conducteur s'inquiéta.

– Eh ! maître Antoine, cria-t-il, est-ce que nous serions ivre par hasard ?

– Ivre ? ah bien oui ! répondit Montbar, j'ai dîné avec une salade de betterave.

– Mais, morbleu ? s'il va de ce train-là, cria Roland en passant à son tour la tête par la portière, l'escorte ne pourra nous suivre.

– Tu entends ce qu'on te dit ! cria le conducteur.

– Non, répondit Montbar, je n'entends pas.

– Eh bien, on te fait observer que, si tu vas de ce train-là, l'escorte ne pourra pas suivre.

– Il y a donc une escorte ? demanda Montbar.

– Eh oui ! puisque nous avons de l'argent du gouvernement.

– C'est autre chose, alors ; il fallait donc dire cela tout de suite.

Mais, au lieu de ralentir sa course, la malle continua d'aller le même train, et, s'il se fit un changement, ce fut qu'elle gagna encore en vélocité.

– Tu sais que, s'il nous arrive un accident, dit le conducteur, je te casse la tête d'un coup de pistolet.

– Allons donc ! fit Montbar, on les connaît vos pistolets, il n'y a pas de balles dedans.

– C'est possible, mais il y en a dans les miens ! cria l'agent de police.

– C'est ce qu'on verra dans l'occasion, répondit Montbar.

Et il continua sa route sans plus s'inquiéter des observations.

On traversa, avec la vitesse de l'éclair, le village de Varennes, celui de la Crèche et la petite ville de la Chapelle-de-Guinchay.

Il restait un quart de lieue, à peine, pour arriver à la Maison-Blanche.

Les chevaux ruisselaient et hennissaient de rage en jetant l'écume par la bouche.

Montbar jeta les yeux derrière lui ; à plus de mille pas de la malle-poste, les étincelles jaillissaient sous les pieds de l'escorte.

Devant lui était la déclivité de la montagne.

Il s'élança sur la pente, mais tout en rassemblant ses rênes de manière à se rendre maître des chevaux quand il voudrait.

Le conducteur avait cessé de crier, car il reconnaissait qu'il était conduit par une main habile et vigoureuse à la fois.

Seulement, de temps en temps, le chef de brigade regardait par la portière pour voir à quelle distance étaient ses hommes.

à la moitié de la pente, Montbar était maître de ses chevaux, sans avoir eu un seul moment l'air de ralentir leur course.

Il se mit alors à entonner à pleine voix le Réveil du Peuple : c'était la chanson des royalistes, comme la Marseillaise était le chant des jacobins.

– Que fait donc ce drôle-là ? cria Roland en passant la tête par la portière ; dites-lui donc qu'il se taise, conducteur, ou je lui envoie une balle dans les reins.

Peut-être le conducteur allait-il répéter au postillon la menace de Roland, mais il lui sembla voir une ligne noire qui barrait la route.

En même temps, une voix tonnante cria :

– Halte-là, conducteur !

– Postillon, passez-moi sur le ventre de ces bandits-là ! cria l'agent de police.

– Bon ! comme vous y allez, vous ! dit Montbar. Est-ce que l'on passe comme cela sur le ventre des amis ?... Hoooh !

La malle-poste s'arrêta comme par enchantement.

– En avant ! en avant ! crièrent à la fois Roland et le chef de brigade, comprenant que l'escorte était trop loin pour les soutenir.

– Ah ! brigand de postillon ! cria l'agent de police en sautant à bas du coupé et en dirigeant un pistolet sur Montbar, tu vas payer pour tous.

Mais il n'avait pas achevé, que Montbar, le prévenant, faisait feu et que l'agent roulait, mortellement blessé, sous les roues de la malle.

Son doigt crispé par l'agonie appuya sur la gâchette, le coup partit, mais au hasard, sans que la balle atteignît personne.

– Conducteur, criaient les deux officiers, de par tous les tonnerres du ciel, ouvrez donc !

– Messieurs, dit Morgan s'avançant, nous n'en voulons pas à vos personnes, mais seulement à l'argent du gouvernement. Ainsi donc, conducteur, les cinquante mille livres et vivement !

Deux coups de feu partis de l'intérieur furent la réponse des deux officiers, qui, après avoir vainement ébranlé les portières, essayaient vainement encore de sortir par l'ouverture des vitres.

Sans doute, un des coups de feu porta, car on entendit un cri de rage en même temps qu'un éclair illuminait la route.

Le chef de brigade poussa un soupir et tomba sur Roland. Il venait d'être tué raide.

Roland fit feu de son second pistolet, mais personne ne lui riposta.

Ses deux pistolets étaient déchargés ; enfermé qu'il était, il ne pouvait se servir de son sabre et hurlait de colère.

Pendant ce temps, on forçait le conducteur, le pistolet sur la gorge, de donner l'argent ; deux hommes prirent les sacs qui contenaient les cinquante mille francs et en chargèrent le cheval de Montbar, que son palefrenier lui amenait tout sellé et bridé comme à un rendez-vous de chasse.

Montbar s'était débarrassé de ses grosses bottes, et sauta en selle avec ses escarpins.

– Bien des choses au premier consul, monsieur de Montrevel ! cria Morgan.

Puis, se tournant vers ses compagnons :

– Au large, enfants, et par la route que chacun voudra. Vous connaissez le rendez-vous ; à demain au soir.

– Oui, oui, répondirent dix ou douze voix.

Et toute la bande s'éparpilla comme une volée d'oiseaux, disparaissant dans la vallée sous l'ombre des arbres qui côtoyaient la rivière et enveloppaient la Maison-Blanche.

En ce moment, on entendit le galop des chevaux et l'escorte, attirée par les coups de feu, apparut au sommet de la montée, qu'elle descendit comme une avalanche.

Mais elle arriva trop tard : elle ne trouva plus que le conducteur assis sur le bord du fossé ; les deux cadavres de l'agent de police et du chef de brigade, et Roland, prisonnier et rugissant comme un lion qui mord les barreaux de sa cage.

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