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Chapitre L
Cadoudal aux Tuileries

Le surlendemain du jour, ou plutôt de la nuit, où s'étaient passés les événements que nous venons de raconter, deux hommes marchaient côte à côte dans le grand salon des Tuileries donnant sur le jardin.

Ils parlaient vivement ; des deux côtés, les paroles étaient accompagnées de gestes rapides et animés.

Ces deux hommes, c'étaient le premier consul Bonaparte et Georges Cadoudal.

Georges Cadoudal, touché des malheurs que pouvait entraîner pour la Bretagne une plus longue résistance, venait de signer la paix avec Brune.

C'était après la signature de cette paix qu'il avait délié de leur serment les compagnons de Jéhu.

Par malheur, le congé qu'il leur donnait était arrivé, comme nous l'avons vu, vingt-quatre heures trop tard.

En traitant avec Brune, Georges Cadoudal n'avait rien stipulé pour lui-même, que la liberté de passer immédiatement en Angleterre.

Mais Brune avait tant insisté, que le chef vendéen avait consenti à une entrevue avec le premier consul.

Il était, en conséquence, parti pour Paris.

Le matin même de son arrivée, il s'était présenté aux Tuileries, s'était nommé et avait été reçu.

C'était Rapp qui, en l'absence de Roland, l'avait introduit.

En se retirant, l'aide de camp avait laissé les deux portes ouvertes, afin de tout voir du cabinet de Bourrienne, et de porter secours au premier consul, s'il était besoin.

Mais Bonaparte, qui avait compris l'intention de Rapp, avait été fermer la porte.

Puis, revenant vivement vers Cadoudal :

– Ah ! c'est vous, enfin ! lui avait-il dit ; je suis bien aise de vous voir ; un de vos ennemis, mon aide de camp, Roland de Montrevel, m'a dit le plus grand bien de vous.

– Cela ne m'étonne point, avait répondu Cadoudal ; pendant le peu de temps que j'ai vu M. de Montrevel, j'ai cru reconnaître en lui les sentiments les plus chevaleresques.

– Oui, et cela vous a touché ? répondit le premier consul.

Puis, fixant sur le chef royaliste son œil de faucon :

– écoutez, Georges, reprit-il, j'ai besoin d'hommes énergiques pour accomplir l'œuvre que j'entreprends. Voulez-vous être des miens ? Je vous ai fait offrir le grade de colonel ; vous valez mieux que cela : je vous offre le grade de général de division.

– Je vous remercie du plus profond de mon cœur, citoyen premier consul, répondit Georges ; mais vous me mépriseriez si j'acceptais.

– Pourquoi cela ? demanda vivement Bonaparte.

– Parce que j'ai prêté serment à la maison de Bourbon, et que je lui resterai fidèle, quand même.

– Voyons, reprit le premier consul, n'y a-t-il aucun moyen de vous rallier à moi ?

– Général, répondit l'officier royaliste, m'est-il permis de vous répéter ce que l'on ma dit ?

– Et pourquoi pas ?

– C'est que cela touche aux plus profonds arcanes de la politique.

– Bon ! quelque niaiserie, fit le premier consul avec un sourire inquiet.

Cadoudal s'arrêta et regarda fixement son interlocuteur.

– On dit qu'il y a eu un accord fait à Alexandrie, entre vous et le commodore Sidney Smith ; que cet accord avait pour objet de vous laisser le retour libre en France, à la condition, acceptée par vous, de relever le trône de nos anciens rois.

Bonaparte éclata de rire.

– Que vous êtes étonnants, vous autres plébéiens, dit-il, avec votre amour pour vos anciens rois ! Supposez que je rétablisse ce trône – chose dont je n'ai nulle envie, je vous le déclare – que vous en reviendra-t-il, à vous qui avez versé votre sang pour le rétablissement de ce trône ? Pas même la confirmation du grade que vous avez conquis, colonel ! Et où avez-vous vu dans les armées royales un colonel qui ne fût pas noble ? Avez-vous jamais entendu dire que, près de ces gens-là, un homme se soit élevé par son propre mérite ? Tandis qu'auprès de moi, Georges, vous pouvez atteindre à tout, puisque plus je m'élèverai, plus j'élèverai avec moi ceux qui m'entoureront. Quant à me voir jouer le rôle de Monk, n'y comptez pas ; Monk vivait dans un siècle où les préjugés que nous avons combattus et renversés en 1789 avaient toute leur vigueur ; Monk eût voulu se faire roi, qu'il ne l'eût pas pu ; dictateur, pas davantage ! Il fallait être Cromwell pour cela. Richard n'y a pas pu tenir ; il est vrai que c'était un véritable fils de grand homme, c'est-à-dire un sot. Si j'eusse voulu me faire roi, rien ne m'en eût empêché, et, si l'envie m'en prend jamais, rien ne m'en empêchera. Voyons, vous avez quelque chose à répondre ! Répondez.

– Vous dites, citoyen premier consul, que la situation n'est point la même en France en 1800 qu'en Angleterre en 1660 ; je n'y vois moi aucune différence. Charles Ier avait été décapité en 1649, Louis XVI l'a été en 1793 ; onze ans se sont écoulés en Angleterre entre la mort du père et la restauration du fils ; sept ans se sont déjà écoulés en France depuis la mort de Louis XVI... Peut-être me direz-vous que la révolution anglaise fut une révolution religieuse, tandis que la révolution française est une révolution politique ; eh bien, je répondrai qu'une charte est aussi facile à faire qu'une abjuration.

Bonaparte sourit.

– Non, reprit-il, je ne vous dirai pas cela ; je vous dirai simplement : Cromwell avait cinquante ans quand Charles Ier a été exécuté ; moi, j'en avais vingt-quatre, à la mort de Louis XVI. Cromwell est mort en 1658, c'est-à-dire à cinquante-neuf ans ; en dix ans de pouvoir, il a eu le temps d'entreprendre beaucoup, mais d'accomplir peu ; et, d'ailleurs, lui, c'était une réforme complète qu'il entreprenait, réforme politique par la substitution du gouvernement républicain au gouvernement monarchique. Eh bien, accordez-moi de vivre les années de Cromwell, cinquante-neuf ans, ce n'est pas beaucoup. J'ai encore vingt ans à vivre, juste le double de Cromwell, et, remarquez-le, je ne change rien, je poursuis ; je ne renverse pas, j'élève. Supposez qu'à trente ans, César, au lieu de n'être encore que le premier débauché de Rome, en ait été le premier citoyen ; supposez que sa campagne des Gaules ait été faite, sa campagne d'égypte achevée, sa campagne d'Espagne menée à bonne fin ; supposez qu'il ait eu trente ans au lieu d'en avoir cinquante, croyez-vous qu'il n'eût pas été à la fois César et Auguste ?

– Oui, s'il n'eût pas trouvé sur son chemin Brutus, Cassius et Casca.

– Ainsi, dit Bonaparte avec mélancolie, c'est sur un assassinat que mes ennemis comptent ! en ce cas, la chose leur sera facile et à vous tout le premier, qui êtes mon ennemi ; car qui vous empêche en ce moment, si vous avez la conviction de Brutus, de me frapper comme il a frappé César ? Je suis seul avec vous, les portes sont fermées ; vous auriez le temps d'être à moi avant qu'on fût à vous.

Cadoudal fit un pas en arrière.

– Non, dit-il, nous ne comptons point sur l'assassinat, et je crois qu'il faudrait une extrémité bien grave pour que l'un de nous se déterminât à se faire assassin ; mais les chances de la guerre sont là. Un seul revers peut vous faire perdre votre prestige ; une défaite introduit l'ennemi au cœur de la France : des frontières de la Provence, on peut voir le feu des bivouacs autrichiens ; un boulet peut vous enlever la tête, comme au maréchal de Berwick ; alors, que devient la France ? Vous n'avez point d'enfants, et vos frères...

– Oh ! sous ce point de vue, vous avez raison ; mais, si vous ne croyez pas à la Providence, j'y crois, moi ; je crois qu'elle ne fait rien au hasard ; je crois que, lorsqu'elle a permis que, le 15 août 1769 – un an jour pour jour après que Louis XV eut rendu l'édit qui réunissait la Corse à la France – naquît à Ajaccio un enfant qui ferait le 13 vendémiaire et le 18 brumaire, elle avait sur cet enfant de grandes vues, de suprêmes projets. Cet enfant, c'est moi ; si j'ai une mission, je ne crains rien, ma mission me sert de bouclier ; si je n'en ai pas, si je me trompe, si, au lieu de vivre les vingt-cinq ou trente ans qui me sont nécessaires pour achever mon œuvre, je suis frappé d'un coup de couteau comme César, ou atteint d'un boulet comme Berwick, c'est que la Providence aura sa raison d'agir ainsi, et ce sera à elle de pourvoir à ce qui convient à la France... Nous parlions de César tout à l'heure : quand Rome suivait en deuil les funérailles du dictateur et brûlait les maisons de ses assassins ; quand, aux quatre points cardinaux du monde, la ville éternelle regardait d'où lui viendrait le génie qui mettrait fin à ses guerres civiles ; quand elle tremblait à la vue de l'ivrogne Antoine ou de l'hypocrite Lépide, elle était loin de songer à l'écolier d'Apollonie, au neveu de César, au jeune Octave. Qui pensait à ce fils du banquier de Velletri, tout blanchi par la farine de ses aïeux ? Qui le devina lorsqu'on le vit arriver boitant et clignotant des yeux pour passer en revue les vieilles bandes de César ? Pas même le prévoyant Cicéron : Ornandum et tollendum, disait-il. Eh bien, l'enfant joua toutes les barbes grises du sénat, et régna presque aussi longtemps que Louis XIV ! Georges, Georges, ne luttez pas contre la Providence qui me suscite ; car la Providence vous brisera.

– J'aurai été brisé en suivant la voie et la religion de mes pères, répondit Cadoudal en s'inclinant, et j'espère que Dieu me pardonnera mon erreur qui sera celle d'un chrétien fervent et d'un fils pieux.

Bonaparte posa la main sur l'épaule du jeune chef :

– Soit, lui dit-il ; mais, au moins, restez neutre ; laissez les événements s'accomplir, regardez les trônes s'ébranler, regardez tomber les couronnes ; ordinairement, ce sont les spectateurs qui payent : moi, je vous payerai pour regarder faire.

– Et combien me donnerez-vous pour cela, citoyen premier consul ? demanda en riant Cadoudal.

– Cent mille francs par an, monsieur, répondit Bonaparte.

– Si vous donnez cent mille francs par an à un simple chef de rebelles, dit Cadoudal, combien offrirez-vous au prince pour lequel il a combattu ?

– Rien, monsieur ; ce que je paye en vous, c'est le courage et non pas le principe qui vous a fait agir ; je vous prouve que pour moi, homme de mes œuvres, les hommes n'existent que par leurs œuvres. Acceptez, Georges, je vous en prie.

– Et si je refuse ?

– Vous aurez tort.

– Serai-je toujours libre de me retirer où il me conviendra ?

Bonaparte alla à la porte et l'ouvrit.

– L'aide de camp de service ! demanda-t-il.

Il s'attendait à voir paraître Rapp.

Il vit paraître Roland.

– Ah ! dit-il, c'est toi ?

Puis, se retournant vers Cadoudal :

– Je n'ai pas besoin, colonel, de vous présenter mon aide de camp Roland de Montrevel : c'est une de vos connaissances.

– Roland, dis au colonel qu'il est aussi libre à Paris que tu l'étais dans son camp de Muzillac, et que, s'il désire un passeport pour quelque pays du monde que ce soit, Fouché a l'ordre de le lui donner.

– Votre parole me suffit, citoyen premier consul, répondit en s'inclinant Cadoudal ; ce soir, je pars.

– Et peut-on vous demander où vous allez ?

– à Londres, général.

– Tant mieux.

– Pourquoi tant mieux ?

– Parce que, là, vous verrez de près les hommes pour lesquels vous vous êtes battu.

– Après ?

– Et que, quand vous les aurez vus...

– Eh bien ?
– Vous les comparerez à ceux contre lesquels vous vous êtes battu... Seulement, une fois sorti de France, colonel...

Bonaparte s'arrêta.

– J'attends, fit Cadoudal.

– Eh bien, n'y rentrez qu'en me prévenant, ou sinon, ne vous étonnez pas d'être traité en ennemi.

– Ce sera un honneur pour moi, général, puisque vous me prouverez, en me traitant ainsi, que je suis un homme à craindre.

Et Georges salua le premier consul et se retira.

– Eh bien, général, demanda Roland, après que la porte fut refermée sur Cadoudal, est-ce bien l'homme que je vous avais dit ?

– Oui, répondit Bonaparte pensif ; seulement, il voit mal l'état des choses ; mais l'exagération de ses principes prend sa source dans de nobles sentiments, qui doivent lui donner une grande influence parmi les siens.

Alors, à voix basse :

– Il faudra pourtant en finir ! ajouta-t-il.

Puis, s'adressant à Roland :

– Et toi ? demanda-t-il.

– Moi, répondit Roland, j'en ai fini.
– Ah ! ah ! de sorte que les compagnons de Jéhu... ?

– Ont cessé d'exister, général ; les trois quarts sont morts, le reste est prisonnier.

– Et toi sain et sauf ?

– Ne m'en parlez pas, général ; je commence à croire que, sans m'en douter, j'ai fait un pacte avec le diable.

Le même soir, comme il l'avait dit au premier consul, Cadoudal partit pour l'Angleterre.

à la nouvelle que le chef breton était heureusement arrivé à Londres, Louis XVIII lui écrivait :

« J'ai appris avec la plus vive satisfaction, général, que vous êtes enfin échappé aux mains du tyran, qui vous a méconnu au point de vous proposer de le servir ; j'ai gémi des malheureuses circonstances qui vous ont forcé de traiter avec lui ; mais je n'ai jamais conçu la plus légère inquiétude : le cœur de mes fidèles Bretons et le vôtre en particulier me sont trop bien connus. Aujourd'hui, vous êtes libre, vous êtes auprès de mon frère : tout mon espoir renaît : je n'ai pas besoin d'en dire davantage à un Français tel que vous.

« Louis »

à cette lettre étaient joints le brevet de lieutenant-général et le grand cordon de Saint-Louis.

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