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Chapitre LI
L'armée de réserve

Le premier consul en était arrivé au point qu'il désirait : les compagnons de Jéhu étaient détruits, la Vendée était pacifiée.

Tout en demandant la paix à l'Angleterre, il avait espéré la guerre ; il comprenait très bien que, né de la guerre, il ne pouvait grandir que par la guerre ; il semblait deviner qu'un jour un poète l'appellerait le géant des batailles.

Mais cette guerre, comment la ferait-il ?

Un article de la constitution de l'an VIII s'opposait à ce que le premier consul commandât les armées en personne et quittât la France.

Il y a toujours dans les constitutions un article absurde ; bien heureuses les constitutions où il n'y en a qu'un !

Le premier consul trouva un moyen.

Il établit un camp à Dijon ; l'armée qui devait occuper ce camp prendrait le nom d'armée de réserve.

Le noyau de cette armée fut formé par ce que l'on put tirer de la Vendée et de la Bretagne, trente mille hommes à peu près. Vingt mille conscrits y furent incorporés. Le général Berthier en fut nommé commandant en chef.

Le plan qu'avait, un jour, dans son cabinet du Luxembourg, expliqué Bonaparte à Roland, était resté le même dans son esprit.

Il comptait reconquérir l'Italie par une seule bataille ; cette bataille devait être une grande victoire.

Moreau, en récompense de sa coopération au 18 brumaire, avait obtenu ce commandement militaire qu'il désirait : il était général en chef de l'armée du Rhin, et avait quatre-vingt mille hommes sous ses ordres.

Augereau commandait l'armée gallo-batave, forte de vingt-cinq mille hommes.

Enfin, Masséna commandait l'armée d'Italie, réfugiée dans le pays de Gênes, et soutenait avec acharnement le siège de la capitale de ce pays, bloquée du côté de la terre par le général autrichien Ott, et du côté de la mer par l'amiral Keith.

Pendant que ces mouvements s'opéraient en Italie, Moreau avait pris l'offensive sur le Rhin et battu l'ennemi à Stockach et à Moeskirch. Une seule victoire devait être, pour l'armée de réserve, le signal d'entrer à son tour en ligue ; deux victoires ne laissaient aucun doute sur l'opportunité de ses opérations.

Seulement, comment cette armée descendrait-elle en Italie ?

La première pensée de Bonaparte avait été de remonter le Valais et de déboucher par le Simplon : on tournait ainsi le Piémont et l'on entrait à Milan ; mais l'opération était longue et se manifestait au grand jour.

Bonaparte y renonça ; il entrait dans son plan de surprendre les Autrichiens, et d'être avec toute son armée dans les plaines du Piémont avant que l'on pût se douter qu'il eût passé les Alpes.

Il s'était donc décidé à opérer son passage par le grand Saint-Bernard.
C'était alors qu'il avait envoyé aux pères desservant le monastère qui couronne cette montagne les cinquante mille francs dont s'étaient emparés les compagnons de Jéhu.

Cinquante mille autres avaient été expédiés, qui étaient parvenus heureusement à leur destination.

Grâce à ces cinquante mille francs, les moines devaient être abondamment pourvus de rafraîchissements nécessaires à une armée de cinquante mille hommes faisant une halte d'un jour.

En conséquence, vers la fin d'avril, toute l'artillerie fut dirigée sur Lausanne, Villeneuve, Martigny et Saint-Pierre.

Le général Marmont, commandant l'artillerie, avait été envoyé en avant pour veiller au transport des pièces.

Ce transport des pièces était une chose à peu près impraticable. Il fallait cependant qu'il eût lieu.

Il n'y avait point d'antécédent sur lequel on pût s'appuyer ; Annibal avec ses éléphants, ses Numides et ses Gaulois, Charlemagne avec ses Francs, n'avaient rien eu de semblable à surmonter.

Lors de la première campagne d'Italie, en 1796, on n'avait pas franchi les Alpes, on les avait tournées ; on était descendu de Nice à Chérasco par la route de la Corniche.

Cette fois, on allait entreprendre une œuvre véritablement gigantesque.

Il fallait d'abord s'assurer que la montagne n'était point occupée ; la montagne sans Autrichiens était déjà un ennemi assez difficile à vaincre !

Lannes fut lancé en enfant perdu avec toute une division ; il passa le col du Saint-Bernard, sans artillerie, sans bagages, et s'empara de Châtillon.

Les Autrichiens n'avaient rien laissé dans le Piémont, que de la cavalerie, des dépôts et quelques postes d'observation ; il n'y avait donc plus d'autres obstacles à vaincre que ceux de la nature. On commença les opérations.

On avait fait construire des traîneaux pour transporter les canons ; mais, si étroite que fût leur voie, on reconnut qu'elle serait toujours trop large.

Il fallut aviser à un autre moyen.

On creusa des troncs de sapins, on y emboîta les pièces ; à l'extrémité supérieure, on fixa un câble pour tirer ; à l'extrémité inférieure, un levier pour diriger.

Vingt grenadiers s'attelaient au câble, vingt autres portaient, avec leur bagage, le bagage de ceux qui traînaient les pièces. Un artilleur commandait chaque détachement, et avait sur lui pouvoir absolu, au besoin droit de vie et de mort.

Le bronze, en pareille circonstance, était bien autrement précieux que la chair !

Avant de partir, on donna à chaque homme une paire de souliers neufs et vingt biscuits.

Chacun chaussa les souliers, et se pendit les biscuits au cou.

Le premier consul, installé au bas de la montagne, donnait à chaque prolonge le signal du départ.

Il faut avoir traversé les mêmes chemins en simple touriste, à pied ou à mulet, avoir sondé de l'œil les mêmes précipices pour se faire une idée de ce qu'était ce voyage : toujours gravir par des pentes escarpées, par des sentiers étroits, sur des cailloux qui coupaient les souliers d'abord, les pieds ensuite !

De temps en temps, on s'arrêtait, on reprenait haleine et l'on se remettait en route sans une plainte.

On arriva aux glaces : avant de s'y engager, les hommes reçurent d'autres souliers : ceux du matin étaient en lambeaux ; on cassa un morceau de biscuit, on but une goutte d'eau-de-vie à la gourde, et l'on se remit en chemin.

On ne savait où l'on montait ; quelques-uns demandaient pour combien de jours on en avait encore ; d'autres, s'il serait permis de s'arrêter un instant à la lune.

Enfin, l'on atteignit les neiges éternelles.

Là, le travail devenait plus facile ; les sapins glissaient sur la neige, et l'on allait plus vite.

Un fait donnera la mesure du pouvoir concédé à l'artilleur conduisant chaque prolonge.

Le général Chamberlhac passait ; il trouva que l'on n'allait pas assez vite, et, voulant faire hâter le pas, il s'approcha du canonnier et prit avec lui un ton de maître.

– Ce n'est pas vous qui commandez ici, répondit l'artilleur ; c'est moi ! c'est moi qui suis responsable de la pièce, c'est moi qui la dirige ; passez votre chemin !

Le général s'avança vers le canonnier comme pour lui mettre la main au collet.

Mais celui-ci, faisant un pas en arrière :

– Général, dit-il, ne me touchez pas, ou je vous assomme d'un coup de levier et je vous jette dans le précipice.

Après des fatigues inouïes, on atteignit le pied de la montée au sommet de laquelle s'élève le couvent.

Le général se retira.

Là, on trouva la trace du passage de la division Lannes : comme la pente est très rapide, les soldats avaient pratiqué une espèce d'escalier gigantesque.

On l'escalada.

Les pères du Saint-Bernard attendaient sur la plate-forme. Ils conduisirent successivement à l'hospice chaque peloton formant les prolonges. Des tables étaient dressées dans de longs corridors, et, sur ces tables, il y avait du pain, du fromage de Gruyère et du vin.

En quittant le couvent, les soldats serraient les mains des moines et embrassaient leurs chiens.

La descente, au premier abord, semblait plus commode que l'ascension ; aussi les officiers déclarèrent-ils que c'était à leur tour de traîner les pièces. Mais, cette fois, les pièces entraînaient l'attelage et quelques-unes descendaient beaucoup plus vite qu'ils n'eussent voulu.

Le général Lannes, avec sa division, marchait toujours à l'avant-garde. Il était descendu avant le reste de l'armée dans la vallée ; il était entré à Aoste et avait reçu l'ordre de se porter sur Ivrée, à l'entrée des plaines du Piémont.

Mais, là, il rencontra un obstacle que nul n'avait prévu : c'était le fort de Bard.

Le village de Bard est situé à huit lieues d'Aoste ; en descendant le chemin d'Ivrée, un peu en arrière du village, un monticule ferme presque hermétiquement la vallée ; la Doire coule entre ce monticule et la montagne de droite.

La rivière ou plutôt le torrent remplit tout l'intervalle.

La montagne de gauche présente à peu près le même aspect ; seulement, au lieu de la rivière, c'est la route qui y passe.

C'est de ce côté qu'est bâti le fort de Bard ; il occupe le sommet du monticule et descend jusqu'à la moitié de son élévation.

Comment personne n'avait-il songé à cet obstacle, qui était tout simplement insurmontable ?

Il n'y avait pas moyen de le battre en brèche du bas de la vallée, et il était impossible de gravir les rocs qui le dominaient.

Cependant, à force de chercher, on trouva un sentier que l'on aplanit et par lequel l'infanterie et la cavalerie pouvaient passer ; mais on essaya vainement de le faire gravir à l'artillerie, même en la démontant comme au Saint-Bernard.

Bonaparte fit braquer deux pièces de canon sur la route et ouvrir le feu contre la forteresse ; mais on s'aperçut bientôt que ces pièces étaient sans effet ; d'ailleurs, un boulet du fort s'engouffra dans une des deux pièces qui fut brisée et perdue.

Le premier consul ordonna un assaut par escalade ; des colonnes formées dans le village et munies d'échelles s'élancèrent au pas de course et se présentèrent sur plusieurs points. Il fallait, pour réussir, non seulement de la célérité, mais encore du silence : c'était une affaire de surprise. Au lieu de cela, le colonel Dufour, qui commandait une des colonnes, fit battre la charge et marcha bravement à l'assaut.

La colonne fut repoussée, et le commandant reçut une balle au travers du corps.

Alors, on fit choix des meilleurs tireurs ; on les approvisionna de vivres et de cartouches ; ils se glissèrent entre les rochers et parvinrent à une plate-forme d'où ils dominaient le fort.

Du haut de cette plate-forme, on en découvrait une autre moins élevée et qui cependant plongeait également sur le fort ; à grand-peine on y hissa deux pièces de canon que l'on mit en batterie.

Ces deux pièces d'un côté, et les tirailleurs, de l'autre, commencèrent à inquiéter l'ennemi.

Pendant ce temps, le général Marmont proposait au premier consul un plan tellement hardi, qu'il n'était pas possible que l'ennemi s'en défiât.

C'était de faire tout simplement passer l'artillerie, la nuit, sur la grande route, malgré la proximité du fort.

On fit répandre sur cette route du fumier et la laine de tous les matelas que l'on put trouver dans le village, puis on enveloppa les roues, les chaînes et toutes les parties sonnantes des voitures avec du foin tordu.

Enfin, on détela les canons et les caissons, et l'on remplaça, pour chaque pièce, les chevaux par cinquante hommes placés en galère.

Cet attelage offrait deux avantages considérables : d'abord, les chevaux pouvaient hennir, tandis que les hommes avaient tout intérêt à garder le plus profond silence ; ensuite un cheval tué arrêtait tout le convoi, tandis qu'un homme tué ne tenait point à la voiture, était poussé de côté, remplacé par un autre, et n'arrêtait rien.

On mit à la tête de chaque voiture un officier et un sous-officier d'artillerie, et l'on promit six cents francs pour le transport de chaque voiture hors de la vue du fort.

Le général Marmont, qui avait donné ce conseil, présidait lui-même à la première opération.

Par bonheur, un orage avait rendu la nuit fort obscure.

Les six premières pièces d'artillerie et les six premiers caissons arrivèrent à leur destination sans qu'un seul coup de fusil eût été tiré du fort.

On revint par le même chemin sur la pointe du pied, à la queue les uns des autres ; mais, cette fois, l'ennemi entendit quelque bruit, et, voulant en connaître la cause, il lança des grenades.

Les grenades, par bonheur, tombaient de l'autre côté du chemin.

Pourquoi ces hommes, une fois passés, revenaient-ils sur leurs pas ?

Pour chercher leurs fusils et leurs bagages ; on eût pu leur épargner cette peine et ce danger, en plaçant bagages et fusils sur les caissons ; mais on ne pense pas à tout ; et la preuve, c'est que l'on n'avait pas pensé non plus au fort de Bard.

Une fois la possibilité du passage démontrée, le transport de l'artillerie fut un service comme un autre ; seulement, l'ennemi prévenu, il devenait plus dangereux. Le fort semblait un volcan, tant il vomissait de flammes et de fumée ; mais, vu la façon verticale dont il était obligé de tirer, il faisait plus de bruit que de mal.

On perdit cinq ou six hommes par voiture, c'est-à-dire un dixième sur cinquante ; mais l'artillerie passa, le sort de la campagne était là !

Plus tard, on s'aperçut que le col du petit Saint-Bernard était praticable et que l'on eût pu y faire passer toute l'artillerie sans démonter une seule pièce.

Il est vrai que le passage eût été moins beau, étant moins difficile.

Enfin, on se trouva dans les magnifiques plaines du Piémont.

Sur le Tessin, on rencontra un corps de douze mille hommes détaché de l'armée du Rhin par Moreau, qui, après les deux victoires remportées par lui, pouvait prêter à l'armée d'Italie ce supplément de soldats ; il avait débouché par le Saint-Gothard, et, renforcé de ces douze mille hommes, le premier consul entra dans Milan sans coup férir.

à propos, comment avait fait le premier consul, qui, d'après un article de la constitution de l'an VIII, ne pouvait sortir de France et se mettre à la tête des armées ?

Nous allons vous le dire.

La veille du jour où il devait quitter Paris, c'est-à-dire le 5 mai, ou, selon le calendrier du temps, le 15 floréal, il avait fait venir chez lui les deux autres consuls et les ministres, et avait dit à Lucien :

– Préparez pour demain une circulaire aux préfets.

Puis, à Fouché :

– Vous ferez publier cette circulaire dans les journaux ; elle dira que je suis parti pour Dijon, où je vais inspecter l'armée de réserve ; vous ajouterez, mais sans rien affirmer, que j'irai peut-être jusqu'à Genève ; en tous cas, faites bien remarquer que je ne serai pas absent plus de quinze jours. S'il se passait quelque chose d'insolite, je reviendrais comme la foudre. Je vous recommande à tous les grands intérêts de la France ; j'espère que bientôt on parlera de moi, à Vienne et à Londres.

Et, le 6, il était parti.

Dès lors, son intention était bien de descendre dans les plaines du Piémont et d'y livrer une grande bataille ; puis, comme il ne doutait pas de la victoire, il répondrait, de même que Scipion accusé, à ceux qui lui reprocheraient de violer la constitution : «à pareil jour et à pareille heure, je battais les Carthaginois ; montons au Capitole et rendons grâce aux dieux ! »

Parti de Paris le 6 mai, le 26 du même mois, le général en chef campait avec son armée entre Turin et Casal. Il avait plu toute la journée ; vers le soir, l'orage se calma, et le ciel, comme il arrive en Italie, passa en quelques instants de la teinte la plus sombre au plus bel azur, et les étoiles s'y montrèrent scintillantes.

Le premier consul fit signe à Roland de le suivre ; tous deux sortirent de la petite ville de Chivasso et suivirent les bords du fleuve. à cent pas au-delà des dernières maisons, un arbre abattu par la tempête offrait un banc aux promeneurs. Bonaparte s'y assit et fit signe à Roland de prendre place près de lui.

Le général en chef avait évidemment quelque confidence intime à faire à son aide de camp.

Tous deux gardèrent un instant le silence.

Bonaparte l'interrompit le premier.

– Te rappelles-tu, Roland, lui dit-il, une conversation que nous eûmes ensemble au Luxembourg ?

– Général, dit Roland en riant, nous avons eu beaucoup de conversations au Luxembourg, une entre autres où vous m'avez annoncé que nous descendrions en Italie au printemps, et que nous battrions le général Mélas à Torre di Garofolo ou San-Giuliano ; cela tient-il toujours ?

– Oui ; mais ce n'est pas de cette conversation que je voulais parler.

– Voulez-vous me remettre sur la voie, général ?

– Il était question de mariage.

– Ah ! oui, du mariage de ma sœur. Ce doit être fini à présent, général.

– Non pas du mariage de ta sœur, Roland, mais du tien.

– Ah ! bon ! dit Roland avec son sourire amer, je croyais cette question-là coulée à fond entre nous, général.

Et il fit un mouvement pour se lever.

Bonaparte le retint par le bras.

– Lorsque je te parlai de cela, Roland, continua-t-il avec un sérieux qui prouvait son désir d'être écouté, sais-tu qui je te destinais ?

– Non, général.

– Et bien, je te destinais ma sœur Caroline.

– Votre sœur ?

– Oui ; cela t'étonne ?

– Je ne croyais pas que jamais vous eussiez pensé à me faire un tel honneur.

– Tu es un ingrat, Roland, ou tu ne me dis pas ce que tu penses ; tu sais que je t'aime.

– Oh ! mon général ! s'écria Roland.

Et il prit les deux mains du premier consul, qu'il serra avec une profonde reconnaissance.

– Eh bien, j'aurais voulu t'avoir pour beau-frère.

– Votre sœur et Murat s'aimaient, général, dit Roland : mieux vaut donc que votre projet ne se soit point réalisé. D'ailleurs, ajouta-t-il d'une voix sourde, je croyais vous avoir déjà dit, général, que je ne me marierais jamais.

Bonaparte sourit.

– Que ne dis-tu tout de suite que tu te feras trappiste.

– Ma foi ; général, rétablissez les couvents et enlevez-moi les occasions de me faire tuer, qui, Dieu merci, ne vont point nous manquer, je l'espère, et vous pourriez bien avoir deviné la façon dont je finirai.

– Quelque chagrin de cœur ? quelque infidélité de femme ?

– Ah ! bon ! fit Roland, vous me croyez amoureux ! il ne me manquait plus que cela pour être dignement classé dans votre esprit.

– Plains-toi de la place que tu y occupes, toi à qui je voulais donner ma sœur.

– Oui ; mais, par malheur, voilà la chose devenue impossible ! vos trois sœurs sont mariées, général ; la plus jeune a épousé le général Leclerc, la seconde a épousé le prince Bacciocchi, l'autre a épousé Murat.

– De sorte, dit Bonaparte en riant, que te voilà tranquille et heureux ; tu te crois débarrassé de mon alliance.

– Oh ! général !... fit Roland.

– Tu n'es pas ambitieux, à ce qu'il paraît ?

– Général, laissez-moi vous aimer pour le bien que vous m'avez fait, et non pour celui que vous voulez me faire.

– Et si c'était par égoïsme que je désirasse t'attacher à moi, non seulement par les liens de l'amitié, mais encore par ceux de la parenté ; si je te disais : « Dans mes projets d'avenir, je compte peu sur mes frères, tandis que je ne douterais pas un instant de toi ? »

– Sous le rapport du cœur, vous auriez bien raison.

– Sous tous les rapports ! Que veux-tu que je fasse de Leclerc ? c'est un homme médiocre ; de Bacciocchi, qui n'est pas Français ? de Murat, cœur de lion, mais tête folle ? Il faudra pourtant bien qu'un jour j'en fasse des princes, puisqu'ils seront les maris de mes sœurs. Pendant ce temps, que ferais-je de toi ?

– Vous ferez de moi un maréchal de France.

– Et puis après ?

– Comment, après ? Je trouve que c'est fort joli déjà.

– Et alors tu seras un douzième au lieu d'être une unité.

– Laissez-moi être tout simplement votre ami ; laissez-moi vous dire éternellement la vérité ; et, je vous en réponds, vous m'aurez tiré de la foule.

– C'est peut-être assez pour toi, Roland, ce n'est point assez pour moi, insista Bonaparte.

Puis, comme Roland gardait le silence :

– Je n'ai plus de sœurs, dit-il, c'est vrai ; mais j'ai rêvé pour toi quelque chose de mieux encore que d'être mon frère.

Roland continua de se taire.

– Il existe de par le monde, Roland, une charmante enfant que j'aime comme ma fille ; elle vient d'avoir dix-sept ans ; tu en as vingt-six, tu es général de brigade de fait ; avant la fin de la campagne, tu seras général de division ; eh bien, Roland, à la fin de la campagne, nous reviendrons à Paris, et tu épouseras...

– Général, interrompit Roland, voici, je crois, Bourrienne qui vous cherche.

En effet, le secrétaire du premier consul était à dix pas à peine des deux causeurs.

– C'est toi, Bourrienne ? demanda Bonaparte avec quelque impatience.

– Oui, général... Un courrier de France.

– Ah !

– Et une lettre de madame Bonaparte.

– Bon ! dit le premier consul se levant vivement ; donne.

Et il lui arracha presque la lettre des mains.

– Et pour moi, demanda Roland, rien ?

– Rien.

– C'est étrange ! fit le jeune homme tout pensif.

La lune s'était levée, et, à la lueur de cette belle lune d'Italie, Bonaparte pouvait lire et lisait.

Pendant les deux premières pages, son visage indiqua la sérénité la plus parfaite ; Bonaparte adorait sa femme : les lettres publiées par la reine Hortense font foi de cet amour. Roland suivait sur le visage du général les impressions de son âme.

Mais, vers la fin de la lettre, son visage se rembrunit, son sourcil se fronça, il jeta à la dérobée un regard sur Roland.

– Ah ! fit le jeune homme, il paraît qu'il est question de moi dans cette lettre.

Bonaparte ne répondit point et acheva sa lecture.

La lecture achevée, il plia la lettre et la mit dans la poche de côté de son habit ; puis, se tournant vers Bourrienne :

– C'est bien, dit-il, nous allons rentrer ; probablement expédierai-je un courrier. Allez m'attendre en me taillant des plumes.

Bourrienne salua et reprit le chemin de Chivasso.

Bonaparte alors s'approcha de Roland, et, lui posant la main sur l'épaule :

– Je n'ai pas de bonheur avec les mariages que je désire, dit-il.

– Pourquoi cela ? demanda Roland.

– Le mariage de ta sœur est manqué.

– Elle a refusé ?

– Non, pas elle.

– Comment ! pas elle ? Serait-ce lord Tanlay, par hasard ?

– Oui.

– Il a refusé ma sœur après avoir demandée à moi, à ma mère, à vous, à elle-même ?

– Voyons, ne commence point par t'emporter, et tâche de comprendre qu'il y a quelque mystère là-dessous.

– Je ne vois pas de mystère, je vois une insulte.

– Ah ! voilà bien mon homme ! cela m'explique pourquoi ni ta mère ni ta sœur n'ont voulu t'écrire ; mais Joséphine a pensé que, l'affaire étant grave, tu devais en être instruit. Elle m'annonce donc cette nouvelle en m'invitant à te la transmettre si je le crois convenable. Tu vois que je n'ai pas hésité.

– Je vous remercie sincèrement, général... Et lord Tanlay donne-t-il une raison à ce refus ?

– Une raison qui n'en est pas une.

– Laquelle ?

– Cela ne peut pas être la véritable cause.

– Mais encore ?

– Il ne faut que voir l'homme et causer cinq minutes avec lui pour le juger sous ce rapport.

– Mais, enfin, général, que dit-il pour dégager sa parole ?

– Que ta sœur est moins riche qu'il ne le croyait.

Roland éclata de ce rire nerveux qui décelait chez lui la plus violente agitation.

– Ah ! fit-il, justement, c'est la première chose que je lui ai dite.

– Laquelle ?

– Que ma sœur n'avait pas le sou. Est-ce que nous sommes riches, nous autres enfants de généraux républicains ?

– Et que t'a-t-il répondu ?

– Qu'il était assez riche pour deux.

– Tu vois donc que ce ne peut être là le motif de son refus.

– Et vous êtes d'avis qu'un de vos aides de camp ne peut pas recevoir une insulte dans la personne de sa sœur, sans en demander raison ?

– Dans ces sortes de situations, mon cher Roland, c'est à la personne qui se croit offensée à peser elle-même le pour et le contre.

– Général, dans combien de jours croyez-vous que nous ayons une affaire décisive ?

Bonaparte calcula.

– Pas avant quinze jours ou trois semaines, répondit-il.

– Général, je vous demande un congé de quinze jours.

– à une condition.

– Laquelle ?

– C'est que tu passeras par Bourg et que tu interrogeras ta sœur pour savoir d'elle de quel côté vient le refus.

– C'était bien mon intention.

– En ce cas, il n'y a pas un instant à perdre.

– Vous voyez bien que je ne perds pas un instant, dit le jeune homme en faisant quelques pas pour rentrer dans le village.

– Une minute encore : tu te chargeras de mes dépêches pour Paris, n'est-ce pas ?

– Je comprends : je suis le courrier dont vous parliez tout à l'heure à Bourrienne.

– Justement.

– Alors, venez.

– Attends encore. Les jeunes gens que tu as arrêtés...

– Les compagnons de Jéhu ?

– Oui... Et bien, il paraît que tout cela appartient à des familles nobles ; ce sont des fanatiques plutôt que des coupables. Il paraît que ta mère, victime de je ne sais quelle surprise judiciaire, a témoigné dans leur procès et a été cause de leur condamnation.

– C'est possible. Ma mère, comme vous le savez, avait été arrêtée par eux et avait vu la figure de leur chef.

– Eh bien, ta mère me supplie, par l'intermédiaire de Joséphine, de faire grâce à ces pauvres fous : c'est le terme dont elle se sert. Ils se sont pourvus en cassation. Tu arriveras avant que le pourvoi soit rejeté, et, si tu juges la chose convenable, tu diras de ma part au ministre de la justice de surseoir. à ton retour, nous verrons ce qu'il y aura à faire définitivement.

– Merci, général. N'avez-vous rien autre chose à me dire ?

– Non, si ce n'est de penser à la conversation que nous venons d'avoir.

– à propos ?

– à propos de mariage.

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