Les compagnons de Jéhu Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LII
Le jugement

– Eh bien, je vous dirai comme vous disiez vous-même tout à l'heure : nous parlerons de cela à mon retour, si je reviens.

– Oh ! pardieu ! fit Bonaparte, tu tueras encore celui-là comme tu as tué les autres, je suis bien tranquille ; cependant, je te l'avoue, si tu le tues, je le regretterai.

– Si vous devez le regretter tant que cela, général, il est bien facile que ce soit moi qui sois tué à sa place.

– Ne vas pas faire une bêtise comme celle-là, niais ! fit vivement le premier consul ; je te regretterais encore bien davantage.

– En vérité, mon général, fit Roland avec son rire saccadé, vous êtes l'homme le plus difficile à contenter que je connaisse.

Et, cette fois, il reprit le chemin de Chivasso sans que le général le retînt.

Une demi-heure après Roland galopait sur la route d'Ivrée dans une voiture de poste ; il devait voyager ainsi jusqu'à Aoste ; à Aoste prendre un mulet, traverser le Saint-Bernard, descendre à Martigny, et, par Genève, gagner Bourg, et, de Bourg, Paris.

Pendant que Roland galope, voyons ce qui s'était passé en France, et éclaircissons les points qui peuvent être restés obscurs pour nos lecteurs dans la conversation que nous venons de rapporter entre Bonaparte et son aide de camp.

Les prisonniers faits par Roland dans la grotte de Ceyzeriat n'avaient passé qu'une nuit seulement dans la prison de Bourg, et avaient été immédiatement transférés dans celle de Besançon, où ils devaient comparaître devant un conseil de guerre.

On se rappelle que deux de ces prisonniers avaient été si grièvement blessés, qu'on avait été obligé de les transporter sur des brancards ; l'un était mort le même soir, l'autre trois jours après son arrivée à Besançon.

Le nombre des prisonniers était donc réduit à quatre : Morgan, qui s'était rendu volontairement et qui était sain et sauf, et Montbar, Adler et d'Assas, qui avaient été plus ou moins blessés pendant le combat, mais dont aucun n'avait reçu de blessures dangereuses.

Ces quatre pseudonymes cachaient, on se le rappellera, les noms du baron de Sainte-Hermine, du comte de Jahiat, du vicomte de Valensolle et du marquis de Ribier.

Pendant que l'on instruisait, devant la commission militaire de Besançon, le procès des quatre prisonniers, arriva l'expiration de la loi qui soumettait aux tribunaux militaires les délits d'arrestation de diligences sur les grands chemins.

Les prisonniers se trouvaient dès lors passibles des tribunaux civils.

C'était une grande différence pour eux, non point relativement à la peine, mais quant au mode d'exécution de la peine.

Condamnés par les tribunaux militaires, ils étaient fusillés ; condamnés par les tribunaux civils, ils étaient guillotinés.

La fusillade n'était point infamante, la guillotine l'était.

Du moment où ils devaient être jugés par un jury, leur procès relevait du jury de Bourg.

Vers la fin de mars, les accusés avaient donc été transférés des prisons de Besançon dans celle de Bourg, et l'instruction avait commencé.

Mais les quatre accusés avaient adopté un système qui ne laissait pas que d'embarrasser le juge d'instruction.

Ils déclarèrent s'appeler le baron de Sainte-Hermine, le comte de Jahiat, le vicomte de Valensolle et le marquis de Rihier, mais n'avoir jamais eu aucune relation avec les détrousseurs de diligences qui s'étaient fait appeler Morgan, Montbar, Adler et d'Assas.

Ils avouaient bien avoir fait partie d'un rassemblement à main armée ; mais ce rassemblement appartenait aux bandes de M. de Teyssonnet, et était une ramification de l'armée de Bretagne destinée à opérer dans le Midi ou dans l'Est, tandis que l'armée de Bretagne, qui venait de signer la paix, était destinée à opérer dans l'Ouest.

Ils n'attendaient eux-mêmes que la soumission de Cadoudal pour faire la leur, et l'avis de leur chef allait sans doute leur arriver, quand ils avaient été attaqués et pris.

La preuve contraire était difficile à fournir ; la spoliation des diligences avait toujours été faite par des hommes masqués, et, à part madame de Montrevel et sir John, personne n'avait vu le visage d'un de nos aventuriers.

On se rappelle dans quelles circonstances : sir John, dans la nuit où il avait été jugé, condamné, frappé par eux ; madame de Montrevel, lors de l'arrestation de la diligence, et quand, en se débattant contre une crise nerveuse, elle avait fait tomber le masque de Morgan.

Tous deux avaient été appelés devant le juge d'instruction, tous deux avaient été confrontés avec les quatre accusés ; mais sir John et madame de Montrevel avaient déclaré ne reconnaître aucun de ces derniers.

D'où venait cette réserve ?

De la part de madame de Montrevel, elle était compréhensible : madame de Montrevel avait gardé une double reconnaissance à l'homme qui avait sauvegardé son fils édouard, et qui lui avait porté secours à elle.

De la part de sir John, le silence était plus difficile à expliquer ; car, bien certainement, parmi les quatre prisonniers, sir John reconnaissait au moins deux ses assassins.

Eux l'avaient reconnu, et un certain frissonnement avait passé dans leurs veines à sa vue, mais ils n'en avaient pas moins résolument fixé leurs regards sur lui, lorsque, à leur grand étonnement, sir John, malgré l'insistance du juge, avait obstinément répondu :

– Je n'ai pas l'honneur de reconnaître ces messieurs.

Amélie – nous n'avons point parlé d'elle : il y a des douleurs que la plume ne doit pas même essayer de peindre – Amélie, pâle, fiévreuse, mourante depuis la nuit fatale où Morgan avait été arrêté, Amélie attendait avec anxiété le retour de sa mère et de lord Tanlay de chez le juge d'instruction.

Ce fut lord Tanlay qui rentra le premier ; madame de Montrevel était restée un peu en arrière pour donner des ordres à Michel.

Dès qu'elle aperçut sir John, Amélie s'élança vers lui en s'écriant :

– Eh bien ?

Sir John regarda autour de lui pour s'assurer que madame de Montrevel ne pouvait ni le voir ni l'entendre.

– Ni votre mère ni moi n'avons reconnu personne, répondit-il.

– Ah ! que vous êtes noble ! que vous êtes généreux ! que vous êtes bon, milord ! s'écria la jeune fille en essayant de baiser la main de sir John.

Mais lui, retirant sa main :

– Je n'ai fait que tenir ce que je vous avais promis, dit-il ; mais silence ! voici votre mère.

Amélie fit un pas en arrière.

– Ainsi, madame, dit-elle, vous n'avez pas contribué à compromettre ces malheureux ?

– Comment, répondit madame de Montrevel, voulais-tu que j'envoyasse à l'échafaud un homme qui m'avait porté secours, et qui, au lieu de frapper édouard, l'avait embrassé ?

– Et cependant, madame, demanda Amélie toute tremblante, vous l'aviez reconnu ?

– Parfaitement, répondit madame de Montrevel ; c'est le blond avec des sourcils et des yeux noirs, celui qui se fait appeler Charles de Sainte-Hermine.

Amélie jeta un cri étouffé ; puis, faisant un effort sur elle-même :

– Alors, dit-elle, tout est fini pour vous et pour milord, et vous ne serez plus appelés ?

– Il est probable que non, répondit madame de Montrevel.

– En tout cas, répondit sir John, je crois que, comme moi qui n'ai effectivement reconnu personne, madame de Montrevel persisterait dans sa déposition.

– Oh ! bien certainement, fit madame de Montrevel ; Dieu me garde de causer la mort de ce malheureux jeune homme, je ne me le pardonnerais jamais ; c'est bien assez que lui et ses compagnons aient été arrêtés par Roland.

Amélie poussa un soupir ; cependant, un peu de calme se répandit sur son visage.

Elle jeta un regard de reconnaissance à sir John et remonta dans son appartement, où l'attendait Charlotte.

Charlotte était devenue pour Amélie plus qu'une femme de chambre, elle était devenue presque une amie.

Tous les jours, depuis que les accusés avaient été ramenés à la prison de Bourg, Charlotte allait passer une heure près de son père.

Pendant cette heure, il n'était question que des prisonniers, que le digne geôlier, en sa qualité de royaliste, plaignait de tout son cœur.

Charlotte se faisait renseigner sur les moindres paroles, et, chaque jour, elle rapportait à Amélie des nouvelles des accusés.

C'était sur ces entrefaites qu'étaient arrivés aux Noires-Fontaines madame de Montrevel et sir John.

Avant de quitter Paris, le premier consul avait fait dire par Roland, et redire par Joséphine, à madame de Montrevel qu'il désirait que le mariage eût lieu en son absence et le plus promptement possible.

Sir John, en partant avec madame de Montrevel pour les Noires-Fontaines, avait déclaré que ses désirs les plus ardents seraient accomplis par cette union, et qu'il n'attendait que les ordres d'Amélie pour devenir le plus heureux des hommes.

Les choses étant arrivées à ce point, madame de Montrevel – le matin même du jour où sir John et elle devaient déposer comme témoins – avait autorisé un tête-à-tête entre sir John et sa fille.

L'entrevue avait duré plus d'une heure, et sir John n'avait quitté Amélie que pour monter en voiture avec madame de Montrevel et aller faire sa déposition.

Nous avons vu que cette déposition avait été tout à la décharge des accusés ; nous avons vu encore comment, à son retour, sir John avait été reçu par Amélie.

Le soir, madame de Montrevel avait eu à son tour une conférence avec sa fille.

Aux instances pressantes de sa mère, Amélie s'était contentée de répondre que son état de souffrance lui faisait désirer l'ajournement de son mariage, mais qu'elle s'en rapportait sur ce point à la délicatesse de lord Tanlay.

Le lendemain, madame de Montrevel avait été forcée de quitter Bourg pour revenir à Paris, sa position auprès de madame Bonaparte ne lui permettant pas une longue absence.

Le matin du départ, elle avait fortement insisté pour qu'Amélie l'accompagnât à Paris ; mais Amélie s'était, sur ce point encore, appuyée de la faiblesse de sa santé. On allait entrer dans les mois doux et vivifiants de l'année, dans les mois d'avril et de mai ; elle demandait à passer ces deux mois à la campagne, certaine, disait-elle, que ces deux mois lui feraient du bien.

Madame de Montrevel ne savait rien refuser à Amélie, surtout lorsqu'il s'agissait de sa santé.

Ce nouveau délai fut accordé à la malade.

Comme, pour venir à Bourg, madame de Montrevel avait voyagé avec lord Tanlay, pour retourner à Paris, elle voyagea avec lui ; à son grand étonnement, pendant les deux jours que dura le voyage, sir John ne lui avait pas dit un mot de son mariage avec Amélie.

Mais madame Bonaparte, en revoyant son amie, lui avait fait sa question accoutumée :

– Eh bien, quand marions-nous Amélie avec sir John ? Vous savez que ce mariage est un des désirs du premier consul !

Ce à quoi madame de Montrevel avait répondu :

– La chose dépend entièrement de lord Tanlay.

Cette réponse avait longuement fait réfléchir madame Bonaparte. Comment, après avoir paru d'abord si empressé, lord Tanlay était-il devenu si froid ?

Le temps seul pouvait expliquer un pareil mystère.

Le temps s'écoulait et le procès des prisonniers s'instruisait.

On les avait confrontés avec tous les voyageurs qui avaient signé les différents procès-verbaux que nous avons vus entre les mains du ministre de la police ; mais aucun des voyageurs n'avait pu les reconnaître, aucun ne les ayant vus à visage découvert.

Les voyageurs avaient, en outre, attesté qu'aucun objet leur appartenant, argent ou bijoux, ne leur avait été pris.

Jean Picot avait attesté qu'on lui avait rapporté les deux cents louis qui lui avaient été enlevés par mégarde.

L'instruction avait pris deux mois, et, au bout de ces deux mois, les accusés, dont nul n'avait pu constater l'identité, restaient sous le seul poids de leurs propres aveux : c'est-à-dire qu'affiliés à la révolte bretonne et vendéenne, ils faisaient simplement partie des bandes armées qui parcouraient le Jura sous les ordres de M. de Teyssonnet.

Les juges avaient, autant que possible, retardé l'ouverture des débats, espérant toujours que quelque témoin à charge se produirait ; leur espérance avait été trompée.

Personne, en réalité, n'avait souffert des faits imputés aux quatre jeunes gens, à l'exception du Trésor, dont le malheur n'intéressait personne.

Il fallait bien ouvrir les débats.

De leur côté, les accusés avaient mis le temps à profit.

On a vu qu'au moyen d'un habile échange de passeports, Morgan voyageait sous le nom de Ribier, Ribier sous celui de Sainte-Hermine, et ainsi des autres ; il en était résulté dans les témoignages des aubergistes une confusion que leurs livres étaient encore venus augmenter.

L'arrivée des voyageurs, consignée sur les registres une heure plus tôt ou une heure plus tard, appuyait des alibis irrécusables.

Il y avait conviction morale chez les juges ; seulement, cette conviction était impuissante devant les témoignages.

Puis, il faut le dire, d'un autre côté, il y avait pour les accusés sympathie complète dans le public.

Les débats s'ouvrirent.

La prison de Bourg est attenante au prétoire ; par les corridors intérieurs, on pouvait conduire les prisonniers à la salle d'audience.

Si grande que fût cette salle d'audience, elle fut encombrée le jour de l'ouverture des débats ; toute la ville de Bourg se pressait aux portes du tribunal, et l'on était venu de Mâcon, de Lons-le-Saulnier, de Besançon et de Nantua, tant les arrestations de diligences avaient fait de bruit, tant les exploits des compagnons de Jéhu étaient devenus populaires.

L'entrée des quatre accusés fut saluée d'un murmure qui n'avait rien de répulsif : on y démêlait en partie presque égale la curiosité et la sympathie.

Et leur présence était bien faite, il faut le dire, pour éveiller ces deux sentiments. Parfaitement beaux, mis à la dernière mode de l'époque, assurés sans impudence, souriants vis-à-vis de l'auditoire, courtois envers leurs juges, quoique railleurs parfois, leur meilleure défense était dans leur propre aspect.

Le plus âgé des quatre avait à peine trente ans.

Interrogés sur leurs noms, prénoms, âge et lieu de naissance, ils répondirent se nommer :

Charles de Sainte-Hermine, né à Tours, département d'Indre-et-Loire, âgé de vingt-quatre ans ;

Louis-André de Jahiat, né à Bagé-le-Château, département de l'Ain, âgé de vingt-neuf ans ;

Raoul-Frédéric-Auguste de Valensolle, né à Sainte-Colombe, département du Rhône, âgé de vingt-sept ans ;

Pierre-Hector de Ribier, né à Bollène, département de Vaucluse, âgé de vingt-six ans.

Interrogés sur leur condition et leur état, tous quatre déclarèrent être gentilshommes et royalistes.

Ces quatre beaux jeunes gens qui se défendaient contre la guillotine, mais non contre la fusillade, qui demandaient la mort, qui déclaraient l'avoir méritée, mais qui voulaient la mort des soldats, formaient un groupe admirable de jeunesse, de courage et de générosité.

Aussi les juges comprenaient que, sous la simple accusation de rébellion à main armée, la Vendée étant soumise, la Bretagne pacifiée, ils seraient acquittés.

Et ce n'était point cela que voulait le ministre de la police ; la mort prononcée par un conseil de guerre ne lui suffisait même pas, il lui fallait la mort déshonorante, la mort des malfaiteurs, la mort des infâmes.

Les débats étaient ouverts depuis trois jours et n'avaient pas fait un seul pas dans le sens du ministère public. Charlotte, qui par la prison pouvait pénétrer la première dans la salle d'audience, assistait chaque jour aux débats, et chaque soir venait rapporter à Amélie une parole d'espérance.

Le quatrième jour, Amélie n'y put tenir ; elle avait fait faire un costume exactement pareil à celui de Charlotte ; seulement, la dentelle noire qui enveloppait le chapeau était plus longue et plus épaisse qu'aux chapeaux ordinaires.

Il formait un voile et empêchait que l'on ne pût voir le visage.

Charlotte présenta Amélie à son père, comme une de ses jeunes amies curieuse d'assister aux débats ; le bonhomme Courtois ne reconnut point mademoiselle de Montrevel, et, pour qu'elles vissent bien les accusés, il les plaça dans le corridor où ceux-ci devaient passer et qui conduisait de la chambre du concierge du présidial à la salle d'audience.

Le corridor était si étroit au moment où l'on passait de la chambre du concierge à l'endroit que l'on désignait sous le nom de bûcher, que, des quatre gendarmes qui accompagnaient les prisonniers, deux passaient d'abord, puis venaient les prisonniers un à un, puis les deux derniers gendarmes.

Ce fut dans le rentrant de la porte du bûcher que se rangèrent Charlotte et Amélie.

Lorsqu'elle entendit ouvrir les portes, Amélie fut obligée de s'appuyer sur l'épaule de Charlotte ; il lui semblait que la terre manquait sous ses pieds et la muraille derrière elle.

Elle entendit le bruit des pas, les sabres retentissants des gendarmes ; enfin, la porte de communication s'ouvrit.

Un gendarme passa.

Puis un second.

Sainte-Hermine marchait le premier, comme s'il se fût encore appelé Morgan.

Au moment où il passait :

– Charles ! murmura Amélie.

Le prisonnier reconnut la voix adorée, poussa un faible cri et sentit qu'on lui glissait un billet dans la main.

Il serra cette chère main, murmura le nom d'Amélie et passa.

Les autres vinrent ensuite et ne remarquèrent point ou firent semblant de ne point remarquer les deux jeunes filles.

Quant aux gendarmes, ils n'avaient rien vu ni entendu.

Dès qu'il fut dans un endroit éclairé, Morgan déplia le billet.

Il ne contenait que ces mots :

« Sois tranquille, mon Charles, je suis et serai ta fidèle Amélie dans la vie comme dans la mort. J'ai tout avoué à lord Tanlay ; c'est l'homme le plus généreux de la terre : j'ai sa parole qu'il rompra le mariage et prendra sur lui la responsabilité de cette rupture. Je t'aime !»

Morgan baisa le billet et le posa sur son cœur ; puis il jeta un regard du côté du corridor ; les deux jeunes Bressanes étaient appuyées contre la porte.

Amélie avait tout risqué pour le voir une fois encore.

Il est vrai que l'on espérait que cette séance serait suprême s'il ne se présentait point de nouveaux témoins à charge : il était impossible de condamner les accusés, vu l'absence de preuves.

Les premiers avocats du département, ceux de Lyon, ceux de Besançon avaient été appelés par les accusés pour les défendre.

Ils avaient parlé, chacun à son tour, détruisant pièce à pièce l'acte d'accusation, comme, dans un tournoi du moyen âge, un champion adroit et fort faisait tomber pièce à pièce l'armure de son adversaire.

De flatteuses interruptions avaient, malgré les avertissements des huissiers et les admonestations du président, accueilli les parties les plus remarquables de ces plaidoyers.

Amélie, les mains jointes, remerciait Dieu, qui se manifestait si visiblement en faveur des accusés ; un poids affreux s'écartait de sa poitrine brisée ; elle respirait avec délices, et elle regardait, à travers des larmes de reconnaissance, le Christ placé au-dessus de la tête du président.

Les débats allaient être fermés.

Tout à coup, un huissier entra, s'approcha du président et lui dit quelques mots à l'oreille.

– Messieurs, dit le président, la séance est suspendue ; que l'on fasse sortir les accusés.

Il y eut un mouvement d'inquiétude fébrile dans l'auditoire.

Qu'était-il arrivé de nouveau ? qu'allait-il se passer d'inattendu ?

Chacun regarda son voisin avec anxiété. Un pressentiment serra le cœur d'Amélie ; elle porta la main à sa poitrine, elle avait senti quelque chose de pareil à un fer glacé, pénétrant jusqu'aux sources de sa vie.

Les gendarmes se levèrent, les accusés les suivirent et reprirent le chemin de leur cachot.

Ils repassèrent les uns après les autres devant Amélie.

Les mains des deux jeunes gens se touchèrent, la main d'Amélie était froide comme celle d'une morte.

– Quoi qu'il arrive, merci, dit Charles en passant.

Amélie voulut lui répondre ; les paroles expirèrent sur ses lèvres.

Pendant ce temps, le président s'était levé et avait passé dans la chambre du conseil.

Il y avait trouvé une femme voilée qui venait de descendre de voiture à la porte même du tribunal, et qu'on avait amenée où elle était sans qu'elle eût échangé une seule parole avec qui que ce fût.

– Madame, lui dit-il, je vous présente toutes mes excuses pour la façon un peu brutale dont, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, je vous ai fait prendre à Paris et conduire ici : mais il y va de la vie d'un homme, et, devant cette considération, toutes les autres ont dû se taire.

– Vous n'avez pas besoin de vous excuser, monsieur, répondit la dame voilée : je sais quelles sont les prérogatives de la justice, et me voici à ses ordres.

– Madame, reprit le président, le tribunal et, moi apprécions le sentiment d'exquise délicatesse qui vous a poussée, au moment de votre confrontation avec les accusés, à ne pas vouloir reconnaître celui qui vous avait porté des secours ; alors, les accusés niaient leur identité avec les spoliateurs de diligences ; depuis, ils ont tout avoué : seulement, nous avons besoin de connaître celui qui vous a donné cette marque de courtoisie de vous secourir, afin de le recommander à la clémence du premier consul.

– Comment ! s'écria la dame voilée, ils ont avoué ?

– Oui, madame, mais ils s'obstinent à taire celui d'entre eux qui vous a secourue ; sans doute craignent-ils de vous mettre en contradiction avec votre témoignage, et ne veulent-ils pas que l'un d'eux achète sa grâce à ce prix.

– Et que demandez-vous de moi, monsieur ?

– Que vous sauviez votre sauveur.

– Oh ! bien volontiers, dit la dame en se levant ; qu'aurai-je à faire ?

– à répondre à la question qui vous sera adressée par moi.

– Je me tiens prête, monsieur.

– Attendez un instant ici ; vous serez introduite dans quelques secondes.

Le président rentra.

Un gendarme placé à chaque porte empêchait que personne ne communiquât avec la dame voilée.

Le président reprit sa place.
– Messieurs, dit-il, la séance est rouverte.

Il se fit un grand murmure ; les huissiers crièrent silence.

Le silence se rétablit.

– Introduisez le témoin, dit le président.

Un huissier ouvrit la porte du conseil ; la dame voilée fut introduite.

Tous les regards se portèrent sur elle.

Quelle était cette dame voilée ? que venait-elle faire ? à quelle fin était-elle appelée ?

Avant ceux de personne, les yeux d'Amélie s'étaient fixés sur elle.

– Oh ! mon Dieu, murmura-t-elle, j'espère que je me trompe.

– Madame, dit le président, les accusés vont rentrer dans cette salle ; désignez à la justice celui d'entre eux qui, lors de l'arrestation de la diligence de Genève, vous a prodigué des soins si touchants.

Un frissonnement courut dans l'assemblée ; on comprit qu'il y avait quelque piège sinistre tendu sous les pas des accusés.

Dix voix allaient s'écrier : « Ne parlez pas ! » lorsque, sur un signe du président, l'huissier d'une voix impérative cria :

– Silence !
Un froid mortel enveloppa le cœur d'Amélie, une sueur glacée perla son front, ses genoux plièrent et tremblèrent sous elle.

– Faites entrer les accusés, dit le président en imposant silence du regard comme l'huissier l'avait fait de la voix, et vous, madame, avancez et levez votre voile.

La dame voilée obéit à ces deux invitations.

– Ma mère ! s'écria Amélie, mais d'une voix assez sourde pour que ceux qui l'entouraient l'entendissent seuls.

– Madame de Montrevel ! murmura l'auditoire.

En ce moment, le premier gendarme parut à la porte, puis le second ; après lui venaient les accusés, mais dans un autre ordre : Morgan s'était placé le troisième, afin que, séparé qu'il était des gendarmes par Montbar et Adler, qui marchaient devant lui, et par d'Assas, qui marchait derrière, il pût serrer plus facilement la main d'Amélie.

Montbar entra donc d'abord.

Madame de Montrevel secoua la tête.

Puis vint Adler.

Madame de Montrevel fit le même signe de dénégation.

En ce moment, Morgan passait devant Amélie.

– Oh ! nous sommes perdus ! dit-elle.

Il la regarda avec étonnement ; une main convulsive serrait la sienne.

Il entra.

– C'est monsieur, dit madame de Montrevel en apercevant Morgan, ou, si vous le voulez, le baron Charles de Sainte-Hermine, qui ne faisait plus qu'un seul et même homme du moment où madame de Montrevel venait de donner cette preuve d'identité.

Ce fut dans tout l'auditoire un long cri de douleur.

Montbar éclata de rire.

– Oh ! par ma foi, dit-il, cela t'apprendra, cher ami, à faire le galant auprès des femmes qui se trouvent mal.

Puis, se retournant vers madame de Montrevel :

– Madame, lui dit-il, avec deux mots vous venez de faire tomber quatre têtes. Il se fit un silence terrible, au milieu duquel un sourd gémissement se fit entendre.

– Huissier, dit le président, n'avez-vous pas prévenu le public que toute marque d'approbation ou d'improbation était défendue ?

L'huissier s'informa pour savoir qui avait manqué à la justice en poussant ce gémissement.

C'était une femme portant le costume de Bressane, et que l'on venait d'emporter chez le concierge de la prison.

Dès lors, les accusés n'essayèrent même plus de nier ; seulement, de même que Morgan s'était réuni à eux, ils se réunirent à lui.

Leurs quatre têtes devaient être sauvées ou tomber ensemble.

Le même jour, à dix heures du soir, le jury déclara les accusés coupables, et la cour prononça la peine de mort.

Trois jours après, à force de prières, les avocats obtinrent que les accusés se pourvussent en cassation.

Mais ils ne purent obtenir qu'ils se pourvussent en grâce.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente