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Conclusion


Cependant l'armée française avait continué sa marche, et, le 2 juin, elle était entrée à Milan.

Il y avait eu peu de résistance : le fort de Milan avait été bloqué. Murat, envoyé à Plaisance, s'en était emparé sans coup férir. Enfin, Lannes avait battu le général Ott à Montebello.

Ainsi placé, on se trouvait sur les derrières de l'armée autrichienne, sans que celle-ci s'en doutât.

Dans la nuit du 8 juin était arrivé un courrier de Murat, qui, ainsi que nous venons de le dire, occupait Plaisance ; Murat avait intercepté une dépêche du général Mélas et l'envoyait au premier consul.

Cette dépêche annonçait la capitulation de Gênes : Masséna, après avoir mangé les chevaux, les chiens, les chats, les rats, avait été forcé de se rendre.

Mélas, au reste, traitait l'armée de réserve avec le plus profond dédain ; il parlait de la présence de Bonaparte en Italie comme d'une fable, et savait de source certaine que le premier consul était toujours à Paris.

C'étaient là des nouvelles qu'il fallait communiquer sans retard à Bonaparte, la reddition de Gênes les rangeant dans la catégorie des mauvaises.

En conséquence, Bourrienne réveilla le général à trois heures du matin et lui traduisit la dépêche.

Le premier mot de Bonaparte fut :

– Bourrienne, vous ne savez pas l'allemand !

Mais Bourrienne recommença la traduction mot à mot.

Après cette seconde lecture, le général se leva, fit réveiller tout le monde, donna ses ordres, puis se recoucha et se rendormit.

Le même jour, il quitta Milan, établit son quartier général à la Stradella, y resta jusqu'au 12 juin, en partit le 13, et marchant sur la Scrivia, traversa Montebello, où il vit le champ de bataille tout saignant et tout déchiré encore de la victoire de Lannes. La trace de la mort était partout ; l'église regorgeait de morts et de blessés.

– Diable ! fit le premier consul en s'adressant au vainqueur, il paraît qu'il a fait chaud, ici !

– Si chaud, général, que les os craquaient dans ma division comme la grêle qui tombe sur les vitrages.

Le 11 juin, pendant que le général était à la Stradella, Desaix l'y avait rejoint.

Libre en vertu de la capitulation d'El-Arich, il était arrivé à Toulon le 6 mai, c'est-à-dire le jour même où Bonaparte était parti de Paris.

Au pied du Saint-Bernard, le premier consul avait reçu une lettre de Desaix, lui demandant s'il devait partir pour Paris ou rejoindre l'armée.

– Ah bien oui, partir pour Paris ! avait répondu Bonaparte ; écrivez-lui de nous rejoindre en Italie partout où nous serons, au quartier général.

Bourrienne avait écrit, et, comme nous l'avons dit, Desaix était arrivé le 12 juin à la Stradella.

Le premier consul l'avait reçu avec une double joie : d'abord, il retrouvait un homme sans ambition, un officier intelligent, un ami dévoué ; ensuite, Desaix arrivait juste pour remplacer dans le commandement de sa division, Boudet, qui venait d'être tué.

Sur un faux rapport du général Gardanne, le premier consul avait cru que l'ennemi refusait la bataille et se retirait sur Gênes ; il envoya Desaix et sa division sur la route de Novi pour lui couper la retraite.

La nuit du 13 au 14 s'était passée le plus tranquillement du monde. Il y avait eu, la veille, malgré un orage terrible, un engagement dans lequel les Autrichiens avaient été battus. On eût dit que la nature et les hommes étaient fatigués et se reposaient.

Bonaparte était tranquille ; un seul pont existait sur la Bormida, et on lui avait affirmé que ce pont était coupé.

Des avant-postes avaient été placés aussi loin que possible du côté de la Bormida, et ils étaient éclairés eux-mêmes par des groupes de quatre hommes.

Toute la nuit fut occupée par l'ennemi à passer la rivière.

à deux heures du matin, deux des groupes de quatre hommes furent surpris ; sept hommes furent égorgés ; le huitième s'échappa et vint, en criant : « Aux armes ! » donner dans l'un des avant-postes.
à l'instant même un courrier fut expédié au premier consul, qui avait couché à Torre-di-Garofolo.

Mais, en attendant les ordres qui allaient arriver, la générale battit sur toute la ligne.

Il faut avoir assisté à une pareille scène pour se faire une idée de l'effet que produit sur une armée endormie, le tambour appelant le soldat aux armes, à trois heures du matin.

C'est le frisson pour les plus braves.

Les soldats s'étaient couchés tout habillés ; chacun se leva, courut aux faisceaux, sauta sur son arme.

Les lignes se formèrent dans la vaste plaine de Marengo ; le bruit du tambour s'étendait comme une longue traînée de poudre, et, dans la demi-obscurité, on voyait courir et s'agiter l'avant-garde.

Quand le jour se leva, nos troupes occupaient les positions suivantes :

La division Gardanne et la division Chamberlhac, formant l'extrême avant-garde, étaient campées à la cassine de Petra-Bona, c'est-à-dire dans l'angle que fait, avec la route de Marengo à Tortone, la Bormida traversant cette route pour aller se jeter dans le Tanaro.

Le corps du général Lannes était en avant du village de San-Giuliano, le même que le premier consul avait montré, trois mois auparavant, sur la carte, à Roland, en lui disant que là se déciderait le sort de la prochaine campagne.

La garde des consuls était placée en arrière des troupes du général Lannes, à une distance de cinq cents toises environ.

La brigade de cavalerie aux ordres du général Kellermann et quelques escadrons de hussards et de chasseurs formaient la gauche et remplissaient sur la première ligne les intervalles des divisions Gardanne et Chamberlhac.

Une seconde brigade de cavalerie, commandée par le général Champeaux, formait la droite et remplissait, sur la seconde ligne, les intervalles de la cavalerie du général Lannes.

Enfin, le 12e régiment de hussards et le 21e régiment de chasseurs, détachés par Murat sous les ordres du général Rivaud, occupaient le débouché de Salo situé à l'extrême droite de la position générale.

Tout cela pouvait former vingt-cinq ou vingt-six mille hommes sans compter les divisions Monnier et Boudet, dix mille hommes à peu près, commandées par Desaix et détachées de l'armée pour aller couper la retraite à l'ennemi sur la route de Gênes.

Seulement, au lieu de battre en retraite, l'ennemi attaquait.

En effet, le 13, dans la journée, le général Mélas, général en chef de l'armée autrichienne, avait achevé de réunir les troupes des généraux Haddick, Kaim et Ott, avait passé le Tanaro, et était venu camper en avant d'Alexandrie avec trente-six mille hommes d'infanterie, sept mille de cavalerie et une artillerie nombreuse, bien servie et bien attelée.

à quatre heures du matin, la fusillade s'engageait sur la droite, et le général Victor assignait à chacun sa ligne de bataille.

à cinq heures, Bonaparte fut réveillé par le bruit du canon.

Au moment où il s'habillait à la hâte, un aide de camp de Victor accourut lui annoncer que l'ennemi avait passé la Bormida et que l'on se battait sur toute la ligne.

Le premier consul se fit amener son cheval, sauta dessus, s'élança au galop vers l'endroit où la bataille était engagée.

Du sommet d'un monticule, il vit la position des deux armées.

L'ennemi était formé sur trois colonnes ; celle de gauche, composée de toute la cavalerie et de l'infanterie légère, se dirigeait vers Castel-Ceriolo par le chemin de Salo, en même temps que les colonnes du centre et de la droite, appuyées l'une à l'autre, et comprenant les corps d'infanterie des généraux Haddick, Kaim et O'Reilly et la réserve des grenadiers aux ordres du général Ott, s'avançaient par la route de Tortone en remontant la Bormida.

à leurs premiers pas au-delà de la rivière, ces deux dernières colonnes étaient venues se heurter aux troupes du général Gardanne, postées, comme nous l'avons dit, à la ferme et sur le ravin de Petra-Bona ; c'était le bruit de l'artillerie marchant devant elles qui attirait Bonaparte sur le champ de bataille.

Il arriva juste au moment où la division Gardanne, écrasée par le feu de cette artillerie, commençait à se replier, et où le général Victor faisait avancer à son secours la division Chamberlhac.

Soutenues par ce mouvement, les troupes de Gardanne opéraient leur retraite en bon ordre et couvraient le village de Marengo.

La situation était grave ; toutes les combinaisons du général en chef étaient renversées. Au lieu d'attaquer, selon son habitude, avec des forces savamment massées, il se voyait attaqué lui-même avant d'avoir pu concentrer ses troupes.

Profitant du terrain qui s'élargissait devant eux, les Autrichiens cessaient de marcher en colonnes et se déployaient en lignes parallèles à celles des généraux Gardanne et Chamberlhac ; seulement, ils étaient deux contre un.

La première des lignes ennemies était commandée par le général Haddick ; la seconde, par le général Mélas ; la troisième, par le général Ott.

à une très petite distance en avant de la Bormida, il existe un ruisseau appelé le Fontanone ; ce ruisseau coule dans un ravin profond, qui forme un demi-cercle autour du village de Marengo et le défend.

Le général Victor avait déjà vu le parti que l'on pouvait tirer de ce retranchement naturel, et s'en était servi pour rallier les divisions Gardanne et Chamberlhac.

Bonaparte approuvant les dispositions de Victor, lui envoya l'ordre de défendre Marengo jusqu'à la dernière extrémité : il lui fallait à lui le temps de reconnaître son jeu sur ce grand échiquier enfermé entre la Bormida, le Fontanone et Marengo.

La première mesure à prendre était de rappeler le corps de Desaix, en marche, comme nous l'avons dit, pour couper la route de Gènes.

Bonaparte expédia deux ou trois aides de camp en leur ordonnant de ne s'arrêter que lorsqu'ils auraient rejoint ce corps.

Puis il attendit, comprenant qu'il n'y avait rien à faire qu'à battre en retraite le plus régulièrement possible, jusqu'au moment où une masse compacte lui permettrait non seulement d'arrêter le mouvement rétrograde, mais encore de marcher en avant.

Seulement, l'attente était terrible.

Au bout d'un instant, l'action s'était réengagée sur toute la ligne. Les Autrichiens étaient parvenus au bord du Fontanone, dont les Français tenaient l'autre rive ; on se fusillait de chaque côté du ravin ; on s'envoyait et se renvoyait la mitraille à portée de pistolet.

Protégé par une artillerie terrible, l'ennemi, supérieur en nombre, n'a qu'à s'étendre pour nous déborder.

Le général Rivaud, de la division Gardanne, le voit qui s'apprête à opérer ce mouvement.

Il se porte hors du village de Marengo, place un bataillon en rase campagne, lui ordonne de se faire tuer sans reculer d'un pas ; puis, tandis que ce bataillon sert de point de mire à l'artillerie ennemie, il forme sa cavalerie en colonne, tourne le bataillon, tombe sur trois mille Autrichiens qui s'avancent au pas de charge, les repousse, les met en désordre, et tout blessé qu'il est, par un biscaïen, les force à aller se reformer derrière leur ligne.

Après quoi, il vient se replacer à la droite du bataillon qui n'a pas bougé d'un pas.

Mais, pendant ce temps, la division Gardanne, qui depuis le matin lutte contre l'ennemi, est rejetée dans Marengo, où la suit la première ligne des Autrichiens, dont la première ligne force bientôt la division Chamberlhac à se replier en arrière du village.

Là, un aide de camp du général en chef ordonne aux deux divisions de se rallier, et coûte que coûte, de reprendre Marengo.

Le général Victor les reforme, se met à leur tête, pénètre dans les rues que les Autrichiens n'ont pas eu le temps de barricader, reprend le village, le reperd, le reprend encore ; puis, enfin, écrasé par le nombre, le reperd une dernière fois.

Il est vrai qu'il est onze heures du matin, et qu'à cette heure, Desaix, rejoint par les aides de camp de Bonaparte, doit marcher au canon.

Cependant, les deux divisions de Lannes sont arrivées au secours des divisions engagées ; ce renfort aide Gardanne, et Chamberlhac à reformer leurs lignes parallèlement à l'ennemi, qui débouche à la fois par Marengo et par la droite et la gauche du village.

Les Autrichiens vont nous déborder.

Lannes, formant son centre des divisions ralliées de Victor, s'étend avec ses deux divisions moins fatiguées, afin de les opposer aux deux ailes autrichiennes ; les deux corps, l'un exalté par un commencement de victoire, l'autre tout frais de son repos, se heurtent avec rage, et le combat, un instant interrompu par la double manœuvre de l'armée, recommence sur toute la ligne.

Après une lutte d'une heure, pied à pied, baïonnette à baïonnette, le corps d'armée du général Kaim plie et recule ; le général Champeaux, à la tête du 1er et du 8e régiments de dragons, charge sur lui et augmente son désordre. Le général Watrin, avec le 6e léger, les 22e et 44e de ligne, se met à leur poursuite et les rejette à près de mille toises derrière le ruisseau. Mais le mouvement qu'il vient de faire l'a séparé de son corps d'armée ; les divisions du centre vont se trouver compromises par la victoire de l'aile droite, et les généraux Champeaux et Watrin sont obligés de revenir prendre le poste qu'ils ont laissé à découvert.

En ce moment, Kellerman faisait à l'aile gauche ce que Watrin et Champeaux venaient de faire à l'aile droite. Deux charges de cavalerie ont percé l'ennemi à jour ; mais, derrière la première ligne, il en a trouvé une seconde, et, n'osant s'engager plus avant à cause de la supériorité du nombre, il a perdu le fruit de sa victoire momentanée.

Il est midi.

La ligne française, qui ondulait comme un serpent de flamme sur une longueur de près d'une lieue, est brisée vers son centre. Ce centre, en reculant, abandonnait les ailes : les ailes ont donc été forcées de suivre le mouvement rétrograde. Kellermann à gauche, Watrin à droite, ont donné à leurs hommes l'ordre de reculer.

La retraite s'opéra par échiquier, sous le feu de quatre-vingts pièces d'artillerie qui précédaient la marche des bataillons autrichiens ; les rangs se dégarnissaient à vue d'œil : on ne voyait que blessés apportés à l'ambulance par leurs camarades, qui, pour la plupart, ne revenaient plus.

Une division battait en retraite à travers un champ de blés mûrs ; un obus éclata et mit le feu à cette paille déjà sèche, deux ou trois mille hommes se trouvèrent au milieu d'un incendie. Les gibernes prirent feu et sautèrent. Un immense désordre se mit dans les rangs.

Alors, Bonaparte lança la garde consulaire ; elle arriva au pas de course, se déploya en bataille et arrêta les progrès de l'ennemi. De leur côté, les grenadiers à cheval se précipitèrent au galop et culbutèrent la cavalerie autrichienne.

Pendant ce temps, la division échappée à l'incendie se reformait, recevait de nouvelles cartouches et rentrait en ligne.

Mais ce mouvement n'avait eu d'autre résultat que d'empêcher la retraite de se changer en déroute.

Il était deux heures.

Bonaparte regardait cette retraite, assis sur la levée du fossé de la grande route d'Alexandrie ; il était seul ; il avait la bride de son cheval passée au bras et faisait voltiger de petites pierres en les fouettant du bout de sa cravache. Les boulets sillonnaient la terre tout autour de lui.

Il semblait indifférent à ce grand drame, au dénouement duquel cependant étaient suspendues toutes ses espérances.

Jamais il n'avait joué si terrible partie : six ans de victoire contre la couronne de France !

Tout à coup, il parut sortir de sa rêverie ; au milieu de l'effroyable bruit de la fusillade et du canon, il lui semblait entendre le bruit d'un galop de cheval. Il leva la tête. En effet, du côté de Novi arrivait un cavalier à toute bride sur un cheval blanc d'écume.

Lorsque le cavalier ne fut plus qu'à cinquante pas, Bonaparte jeta un cri.

– Roland ! dit-il.

Celui-ci, de son côté, arrivait en criant :

– Desaix ! Desaix ! Desaix !

Bonaparte ouvrit les bras ; Roland sauta à bas de son cheval, et se précipita au cou du premier consul.

Il y avait pour Bonaparte deux joies dans cette arrivée : celle de revoir un homme qu'il savait lui être dévoué jusqu'à la mort, celle de la nouvelle apportée par lui.

– Ainsi, Desaix ?... interrogea le premier consul.

– Desaix est à une lieue à peine ; l'un de vos aides de camp l'a rencontré revenant sur ses pas et marchant au canon.

– Allons, dit Bonaparte, peut-être arrivera-t-il encore à temps.

– Comment, à temps ?

– Regarde !

Roland jeta un coup d'œil sur le champ de bataille et comprit la situation.

Pendant les quelques minutes où Bonaparte avait détourné ses yeux de la mêlée, elle s'était encore aggravée.

La première colonne autrichienne, qui s'était dirigée sur Castel-Ceriolo et qui n'avait pas encore donné, débordait notre droite.

Si elle entrait en ligne, c'était la déroute au lieu de la retraite.

Desaix arriverait trop tard.

– Prends mes deux derniers régiments de grenadiers, dit Bonaparte ; rallie la garde consulaire, et porte-toi avec eux à l'extrême droite... tu comprends ? en carré, Roland ! et arrête cette colonne comme une redoute de granit.

Il n'y avait pas un instant à perdre ; Roland sauta à cheval, prit les deux régiments de grenadiers, rallia la garde consulaire et s'élança à l'extrême droite.

Arrivé à cinquante pas de la colonne du général Elsnitz :

– En carré ! cria Roland ; le premier consul nous regarde.

Le carré se forma ; chaque homme sembla prendre racine à sa place.

Au lieu de continuer son chemin pour venir en aide aux généraux Mélas et Kaim, au lieu de mépriser ces neuf cents hommes qui n'étaient point à craindre sur les derrières d'une armée victorieuse, le général Elsnitz s'acharna contre eux.

Ce fut une faute ; cette faute sauva l'armée.

Ces neuf cents hommes furent véritablement la redoute de granit qu'avait espérée Bonaparte : artillerie, fusillade, baïonnettes, tout s'usa sur elle.

Elle ne recula point d'un pas.

Bonaparte la regardait avec admiration, quand, en détournant enfin les yeux du côté de la route de Novi, il vit apparaître les premières baïonnettes de Desaix.

Placé au point le plus élevé du plateau, il voyait ce que ne pouvait voir l'ennemi.

Il fit signe à un groupe d'officiers qui se tenait à quelques pas de lui, prêts à porter ses ordres.

Derrière ces officiers étaient deux ou trois domestiques tenant des chevaux de main.

Officiers et domestiques s'avancèrent.

Bonaparte montra à l'un des officiers la forêt de baïonnettes qui reluisaient au soleil.

– Au galop vers ces baïonnettes, dit-il, et qu'elles se hâtent ! Quant à Desaix, vous lui direz que je suis ici et que je l'attends.

L'officier partit au galop.

Bonaparte reporta ses yeux sur le champ de bataille.

La retraite continuait ; mais le général Elsnitz et sa colonne étaient arrêtés par Roland et ses neuf cents hommes.

La redoute de granit s'était changée en volcan ; elle jetait le feu par ses quatre faces.

Alors, s'adressant aux trois autres officiers :

– Un de vous au centre ; les deux autres aux ailes ! dit Bonaparte ; annoncez partout l'arrivée de la réserve et la reprise de l'offensive.

Les trois officiers partirent comme trois flèches lancées par le même arc, s'écartant de leur point de départ au fur et à mesure qu'ils approchaient de leur but respectif.

Au moment où, après les avoir suivis des yeux, Bonaparte se retournait, un cavalier portant l'uniforme d'officier général n'était plus qu'à cinquante pas de lui.

C'était Desaix.

Desaix, qu'il avait quitté sur la terre d'égypte et qui, le matin même, disait en riant :

– Les boulets d'Europe ne me connaissent plus, il m'arrivera malheur.

Une poignée de mains suffit aux deux amis pour échanger leur cœur.

Puis Bonaparte étendit le bras vers le champ de bataille.

La simple vue en apprenait plus que toutes les paroles du monde.

Des vingt mille hommes qui avaient commencé le combat vers cinq heures du matin, à peine, sur un rayon de deux lieues, restait-il neuf mille hommes d'infanterie, mille chevaux et dix pièces de canon en état de faire feu ; un quart de l'armée était hors de combat ; l'autre quart, occupé à transporter les blessés que le premier consul avait donné l'ordre de ne pas abandonner. Tout reculait, à l'exception de Roland et de ses neuf cents hommes.

Le vaste espace compris entre la Bormida et le point de retraite où l'on était arrivé, était couvert de cadavres d'hommes et de chevaux, de canons démontés, de caissons brisés.

De place en place montaient des colonnes de flamme et de fumée ; c'étaient des champs de blé qui brûlaient.

Desaix embrassa tous ces détails d'un coup d'œil.

– Que pensez-vous de la bataille ? demanda Bonaparte.

– Je pense, dit Desaix, qu'elle est perdue ; mais comme il n'est encore que trois heures de l'après-midi, nous avons le temps d'en gagner une autre.

– Seulement, dit une voix, il vous faut du canon.

Cette voix, c'était celle de Marmont, qui commandait en chef l'artillerie.

– Vous avez raison, Marmont ; mais où allez vous en prendre, du canon ?

– Cinq pièces que je puis retirer du champ de bataille encore intactes, cinq autres que nous avions laissées sur la Scrivia et qui viennent d'arriver.

– Et huit pièces que j'amène, dit Desaix.

– Dix-huit pièces, reprit Marmont, c'est tout ce qu'il me faut.

Un aide de camp partit pour hâter l'arrivée des pièces de Desaix.
La réserve approchait toujours et n'était plus qu'à un demi-quart de lieue.

La position, du reste, semblait choisie à l'avance ; à la gauche de la route s'élevait une haie gigantesque, perpendiculaire au chemin et protégée par un talus.

On y fit filer l'infanterie au fur et à mesure qu'elle arrivait ; la cavalerie elle-même put se dissimuler derrière ce large rideau.

Pendant ce temps, Marmont avait réuni ses dix-huit pièces de canon et les avait mises en batterie sur le front droit de l'armée.

Tout à coup, elles éclatèrent et vomirent sur les étrangers un déluge de mitraille.

Il y eut dans les rangs ennemis un moment d'hésitation.

Bonaparte en profita pour passer sur toute la ligne française.

– Camarades, s'écria-t-il, c'est assez faire de pas en arrière, souvenez-vous que c'est mon habitude de coucher sur le champ de bataille.

En même temps, et comme pour répondre à la canonnade de Marmont, des feux de peloton éclatent à gauche, prenant les Autrichiens en flanc.

C'est Desaix et sa division qui les foudroient à bout portant et en plein travers.

Toute l'armée comprend que c'est la réserve qui donne et qu'il faut l'aider d'un effort suprême.

Le mot « En avant ! » retentit de l'extrême gauche à l'extrême droite.

Les tambours battent la charge.

Les Autrichiens, qui n'ont pas vu les renforts qui viennent d'arriver et qui, croyant la journée à eux, marchaient le fusil sur l'épaule comme à une promenade, sentent qu'il vient de se passer dans nos rangs quelque chose d'étrange, et veulent retenir la victoire qu'ils sentent glisser entre leurs mains.

Mais partout les Français ont repris l'offensive, partout le terrible pas de charge et la victorieuse Marseillaise se font entendre ; la batterie de Marmont vomit le feu ; Kellermann s'élance avec ses cuirassiers et traverse les deux lignes ennemies.

Desaix saute les fossés, franchit les haies, arrive sur une petite éminence et tombe au moment où il se retourne pour voir si sa division le suit ; mais sa mort, au lieu de diminuer l'ardeur de ses soldats, la redouble : ils s'élancent à la baïonnette sur la colonne du général Zach.

En ce moment, Kellermann, qui a traversé les deux lignes ennemies, voit la division Desaix aux prises avec une masse compacte et immobile, il charge en flanc, pénètre dans un intervalle, l'ouvre, la brise, l'écartèle ; en moins d'un quart d'heure, les cinq mille grenadiers autrichiens qui composent cette masse sont enfoncés, culbutés, dispersés, foudroyés, anéantis, ils disparaissent comme une fumée ; le général Zach et son état-major sont faits prisonniers ; c'est tout ce qu'il en reste.

Alors, à son tour, l'ennemi veut faire donner son immense cavalerie ; mais le feu continuel de la mousqueterie, la mitraille dévorante et la terrible baïonnette l'arrêtent court.

Murat manœuvre sur les flancs avec deux pièces d'artillerie légère et un obusier qui envoient la mort en courant.

Un instant il s'arrête pour dégager Roland et ses neuf cents hommes ; un de ses obus tombe dans les rangs des Autrichiens et éclate ; une ouverture se fait pareille à un gouffre de flammes : Roland s'y élance, un pistolet d'une main, son sabre de l'autre ; toute la garde consulaire le suit, ouvrant les rangs autrichiens comme un coin de fer ouvre un tronc de chêne ; il pénètre jusqu'à un caisson brisé qu'entoure la masse ennemie ; il introduit son bras armé du pistolet dans l'ouverture du caisson et fait feu.

Une détonation effroyable se fait entendre, un volcan s'est ouvert et a dévoré tout ce qui l'entourait.

Le corps d'armée du général Elsnitz est en pleine déroute.

Alors tout plie, tout recule, tout se débande ; les généraux autrichiens, veulent en vain soutenir la retraite, l'armée française franchit en une demi-heure la plaine qu'elle a défendue pied à pied pendant huit heures.

L'ennemi ne s'arrête qu'à Marengo, où il tente en vain de se reformer sous le feu des artilleurs de Carra-Saint-Cyr, oubliés à Castel-Ceriolo, et qu'on retrouve au dénouement de la journée ; mais arrivent au pas de course les divisions Desaix, Gardanne et Chamberlhac, qui poursuivent les Autrichiens de rue en rue.

Marengo est emporté ; l'ennemi se retire sur la position de Petra-Bana, qui est emportée comme Marengo.

Les Autrichiens se précipitent vers les ponts de la Bormida, mais Carra-Saint-Cyr y est arrivé avant eux : alors la multitude des fuyards cherche les gués, et s'élance dans la Bormida sous le feu de toute notre ligne, qui ne s'éteint qu'à dix heures du soir...
Les débris de l'armée autrichienne regagnèrent leur camp d'Alexandrie ; l'armée française bivouaqua devant les têtes de pont.

La journée avait coûté aux Autrichiens quatre mille cinq cents morts, six mille blessés, cinq mille prisonniers, douze drapeaux, trente pièces de canon.

Jamais la fortune ne s'était montrée sous deux faces si opposées.

à deux heures de l'après-midi, c'était pour Bonaparte une défaite et ses désastreuses conséquences ; à cinq heures, c'était l'Italie reconquise d'un seul coup et le trône de France en perspective.

Le soir même, le premier consul écrivait cette lettre à madame de Montrevel :

« Madame,

« J'ai remporté aujourd'hui ma plus belle victoire ; mais cette victoire me coûte les deux moitiés de mon cœur, Desaix et Roland.

« Ne pleurez point, madame : depuis longtemps, votre fils voulait mourir et il ne pouvait mourir plus glorieusement.

« BONAPARTE. »

On fit des recherches inutiles pour retrouver le cadavre du jeune aide de camp : comme Romulus, il avait disparu dans une tempête.

Nul ne sut jamais quelle cause lui avait fait poursuivre, avec tant d'acharnement, une mort qu'il avait eu tant de peine à rencontrer.

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