La princesse Flora Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XI
Dernier message

Depuis le moment de la séparation, la princesse ne s'était pas éloignée de la fenêtre. Le soleil s'était levé, il était arrivé à son zénith, et la jeune femme, toujours assise à la même place, le cœur oppressé, contemplait, à l'aide d'une lunette d'approche, la frégate dans laquelle, sans jeu de mots, était renfermée toute son espérance. Une longue observation à travers le télescope produit non seulement sur le regard, mais encore sur l'imagination une sensation étrange. La distance qui, tout en conservant le mouvement aux gens et aux choses, ne laisse arriver à nous aucun son, nous représente comme une autre sphère. Semblables à des fantômes, ils se meuvent à nos yeux ; nous voudrions saisir leurs discours, leurs pensées, nous rendre compte de chacun de leurs gestes, et plus nous regardons, plus notre curiosité s'accroît.

Vers cinq heures de l'après-midi, la princesse remarqua une plus grande agitation sur la frégate. Les matelots avaient débarrassé et orné le pont, un objet rouge fut lancé à la mer, et, aussitôt après, trois coups de canons vibrèrent !... Puis le pavillon, qui jusque-là était resté plié, flotta dans toute sa longueur... Le son du dernier coup de canon se perdit dans le lointain, la fumée se mêla aux nuages, et tout reprit son aspect primitif.

La princesse contemplait cette scène dont elle ne pouvait se rendre compte, et qui s'offrait à son regard, confuse comme un rêve ; elle essuya à plusieurs reprises le verre du télescope, mais le voile resta devant ses yeux, d'où les larmes s'échappaient.

– Cela provient de ce que je suis fatiguée, murmura-t-elle.

Et, pensive, sa tête s'inclina sur sa main, un frisson involontaire parcourut tout son corps.

– Comme le vent est froid ! pensa la jeune femme en croisant son châle sur son sein.

Puis une angoisse indescriptible oppressa son cœur.

– Aujourd'hui même, il ne viendra point ! dit-elle tristement.

Quoique ces paroles indiquassent une déception, on sentait néanmoins une lueur d'espérance dans le ton qui les avait dictées, quelque chose de cette aveugle confiance de l'enfant pour son bourreau.

Aujourd'hui ?... Le jour a-t-il donc un crépuscule au delà de la tombe ? l'aurore succède-t-elle à la nuit chez les morts ?...

La princesse restait assise, plongée dans un profond et pénible anéantissement ; anéantissement dépourvu de toute idée, de toute sensation ; anéantissement qui, semblable à la mer Morte, n'a ni lames, ni flux, ni reflux ; c'est un désert muet, étouffant, dont les oiseaux craignent de s'approcher ; en un mot, c'est un anéantissement qui ne diffère de la mort qu'en ce qu'il est le conservateur de la douleur.

Il était onze heures du soir, lorsqu'un pas d'homme, se faisant entendre dans le corridor qui conduisait à la chambre de la princesse, l'éveilla brusquement de la torpeur funèbre où elle était plongée. La première idée qui se fit jour dans l'esprit de la malheureuse femme, le premier son qu'articulèrent ses lèvres fut :

– C'est lui !

Et elle s'élança impétueusement vers la porte, tombant dans les bras de celui qui entrait.

– Princesse, prononça une voix inconnue, vous vous trompez ; je ne suis point Pravdine ; je ne suis que son envoyé.

Nil-Paulovitch tendit une lettre à la princesse.

Celle-ci fit un bond en arrière, comme si elle s'était heurtée à un serpent.

– Et Pravdine ?... Il n'a donc pas voulu venir ? s'écria-t-elle d'un ton de reproche. Il m'a trompée !... Du reste, en qui avoir foi maintenant, puisque mon cœur lui-même a pu m'induire en erreur ? Dites-moi vite où est mon élie ? est-il bien portant ? quand arrivera-t-il ici ?

Nil-Paulovitch resta silencieux.

Les yeux de Flora brillèrent comme la pointe d'un kandjar.

– Je vous comprends, monsieur le lieutenant, dit-elle avec irritation ; vous avez su le décider à ne point venir, vous avez toujours été l'ennemi de notre amour. Plus d'une fois votre nom a arraché Pravdine de mes bras... il devenait sombre et silencieux lorsqu'il vous voyait venir... Après me l'avoir enlevé, qu'en avez-vous fait ? où avez-vous caché mon élie ? Répondez, monsieur !

– Femme infortunée, je puis vous répondre par la même question : Où avez-vous amené Pravdine ? qu'en avez-vous fait ?

– Serait-il mort ?... demanda la princesse glacée d'épouvante.

– Mon pauvre ami a répandu son sang... Mais, avant son sang, il a répandu des larmes amères. Dans une lettre, il me charge de vous consoler ; mais puis-je donner ce que je n'ai point ?... Je ne suis pas Dieu, et Dieu seul peut apaiser les larmes du chagrin et du remords ! ajouta doucement Nil-Paulovitch, pour qui la perte de son ami dominait tout autre sentiment. Adieu, princesse ! que Dieu vous accorde l'oubli, c'est le seul bonheur des malheureux !

Et il sortit.

Flora ouvrit d'une main tremblante la lettre écrite par la main glacée d'un mourant. Nous ne la lirons point ; nous ne violerons point le secret de la tombe, le secret que les mourants ont enseveli avec eux dans la poussière.

Pleurs et plaintes, dons du ciel ! par vous l'infortuné échappe à une partie de la souffrance que lui fait éprouver la torture qui le déchire. Mais la douleur de celui dont les yeux n'ont pas une larme, la bouche pas un sanglot, le cœur pas un soupir ; la douleur de celui dont l'esprit n'a plus qu'une pensée, la pensée de sa solitude, la pensée inflexible qui lui murmure à tout instant : « Ainsi que le vautour de Prométhée, tu rongeras éternellement ton cœur ; » oh ! cette douleur-là est horrible !

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