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Chapitre 13
Où il est prouvé qu'une femme ne parle jamais plus éloquemment que lorsqu'elle ne parle pas

Comme Thibault se parlait à lui-même, il n'entendit pas quelques mots que disait tout bas Suzanne au seigneur Jean.

Il vit seulement la dame s'affaisser sur ses genoux et entre les bras de son galant, comme si elle était évanouie.

Le bailli s'arrêta court devant le groupe étrange qu'éclairait son bougeoir.

Comme sa figure se trouvait faire face à Thibault, Thibault cherchait à lire sur la physionomie de maître Magloire ce qui se passait dans son esprit.

Mais la joviale figure du bailli était si peu disposée par la nature à rendre les émotions extrêmes, que Thibault ne sut lire autre chose sur la physionomie du débonnaire époux qu'un étonnement plein de bienveillance.

Sans doute, de son côté, le seigneur Jean n'y lut pas autre chose ; car, avec une aisance qui parut prodigieuse à Thibault :

– Eh bien, maître Magloire, dit le seigneur Jean adressant la parole au bailli, comment portons-nous ce soir la bouteille, mon compère ?

– Quoi ! c'est vous, monseigneur ? répondit le bailli en écarquillant ses gros yeux. Ah ! veuillez m'excuser et croire que, si j'eusse pensé avoir l'honneur de vous trouver ici, je ne me serais point permis de paraître dans un costume si peu convenable.

– Bah ! bah ! bah !

– Si fait, monseigneur ; souffrez que j'aille faire un peu de toilette.

– Point de gêne, notre ami, reprit le seigneur Jean ; après le couvre-feu, c'est bien le moins que l'on reçoive ses amis sans façon. Puis il y a quelque chose de plus pressé, compère.

– Qu'est-ce donc, monseigneur ?

– Mais c'est de faire revenir madame Magloire, que vous voyez évanouie dans mes bras.

– évanouie ! Suzanne évanouie ! Oh ! mon Dieu ! s'écria le petit bonhomme posant son bougeoir sur la cheminée : comment un pareil malheur est-il donc arrivé ?

– Attendez, attendez, maître Magloire, dit le seigneur Jean ; il s'agit d'abord de mettre commodément votre femme dans un fauteuil ; rien n'ennuie les femmes comme de se trouver mal à l'aise quand elles ont le malheur de s'évanouir.

– Vous avez raison, monseigneur ; déposons d'abord madame Magloire dans un fauteuil... ô Suzanne ! pauvre Suzanne ! Comment un pareil accident a-t-il pu lui arriver ?

– N'allez pas au moins, cher compère, penser à mal en me voyant ainsi et à pareille heure installé chez vous !

– Je n'aurais garde, monseigneur, reprit le bailli ; l'amitié dont vous m'honorez et la vertu de madame Magloire me sont des garanties suffisantes pour qu'à quelque heure que ce soit, mon pauvre logis se trouve honoré de vous recevoir.

– Ah ! triple sot ! murmura le sabotier ; à moins que ce ne soit, au contraire, double finaud qu'il me faille dire... Mais n'importe ! ajouta-t-il ; nous allons voir comment tu vas te tirer de là, monseigneur Jean.

– Néanmoins, continua maître Magloire en imbibant un mouchoir d'eau de mélisse et en frottant les tempes de sa femme, je serais curieux de savoir comment un si grand choc a pu être dirigé contre ma pauvre femme.

– Ah ! c'est bien simple, et je vais vous le dire, compère. Je revenais de dîner chez mon ami, le seigneur de Vivières, et je traversais Erneville pour me rendre à la tour de Vez, lorsque je vis une fenêtre ouverte, et à cette fenêtre ouverte une femme qui me faisait des signes de détresse.

– Ah ! mon Dieu !

– C'est ce que je me dis en reconnaissant que cette fenêtre appartenait à votre maison : « Ah ! mon Dieu ! est-ce que la femme de mon compère le bailli courrait quelque danger et aurait besoin de secours ? »

– Vous êtes bien bon, monseigneur, dit le bailli tout attendri ; j'espère qu'il n'en était rien ?

– Au contraire, compère.

– Comment ! au contraire ?

– Oui, ainsi que vous allez voir.

– Monseigneur, vous me faites frémir ! Comment ! ma femme avait besoin de secours et elle ne m'appelait pas ?

– ç'avait été d'abord sa première pensée, mais elle s'en était abstenue, et cette abstention même va vous donner une preuve de sa délicatesse, puisqu'elle craignait, en vous appelant, de compromettre votre précieuse existence.

– Ouais ! demanda le bailli pâlissant, mon existence précieuse, comme vous êtes assez bon pour le dire, serait-elle compromise ?

– Plus maintenant, puisque me voilà.

– Mais enfin, monseigneur, que s'était-il passé ? Je le demanderais bien à ma femme, mais vous voyez qu'elle ne saurait encore me répondre.

– Eh ! mon Dieu ! ne suis-je point là pour vous répondre en son lieu et place ?

– Répondez, monseigneur, puisque vous avez cette bonté ; moi, j'écoute.

Le seigneur Jean fit un signe d'assentiment et continua :

– J'accourus donc, dit-il, et, la voyant tout effarée :

« Eh bien, madame Magloire, lui demandai-je, que se passe-t-il donc, et qui vous cause si grand-peur ?

« – Ah ! monseigneur, me répondit-elle, imaginez donc que mon mari a reçu chez lui, avant-hier et aujourd'hui, un homme sur lequel j'ai les plus méchants soupçons.

« – Bah !

« – Un homme qui s'introduit ici sous prétexte de faire amitié à mon cher Magloire, et qui me fait la cour, à moi... »

– Elle vous a dit cela ?

– Mot pour mot, compère ! D'ailleurs, elle ne peut entendre ce que nous disons, n'est-ce pas ?

– Non, puisqu'elle est évanouie.

– Eh bien, lorsqu'elle aura repris ses sens, interrogez-la, et, si elle ne vous répète point parole à parole ce que je vous dis, tenez-moi pour un mécréant, pour un Sarrasin, pour un Turc.

– Oh ! les hommes ! les hommes ! murmura le bailli.

– Oui, race de vipères ! continua le seigneur Jean. Vous plaît-il que je continue, compère ?

– Je crois bien ! dit le petit homme, oubliant l'exiguïté de son costume dans l'intérêt qu'il prenait au récit du seigneur Jean.

– Mais, madame, dis-je alors à ma commère madame Magloire, comment vous êtes-vous aperçue que le drôle avait l'audace de vous aimer ?

– Oui, dit le bailli, comment s'en était-elle aperçue ? Je ne m'en étais pas aperçu, moi.

– Vous vous en fussiez aperçu, compère, si vous aviez regardé sous la table ; mais, gourmand que vous êtes, vous ne pouviez à la fois regarder dessus et dessous.

– Le fait est, monseigneur, que nous avions un souper parfait ! Imaginez-vous des côtelettes de marcassin...

– Eh bien, dit le seigneur Jean, voilà que vous allez me dire votre souper, au lieu d'écouter la suite de mon récit, d'un récit dans lequel la vie et l'honneur de votre femme sont compromis !

– Ah ! en effet, pauvre Suzanne ! Monseigneur, aidez-moi à lui ouvrir les mains, afin que je tape dedans.

Le seigneur Jean prêta aide et assistance au bailli, et leurs forces réunies parvinrent à contraindre dame Magloire à ouvrir la main.

Le bonhomme, un peu plus tranquille, se mit à taper avec sa main potelée dans la main de sa femme, tout en prêtant l'oreille à la suite de l'intéressant et véridique récit du seigneur Jean.

– Où en étais-je ? demanda le narrateur.

– Monseigneur, vous en étiez au moment où ma pauvre Suzanne, que l'on peut bien appeler la chaste Suzanne...

– Oh ! vous pouvez vous en vanter ! fit le seigneur Jean.

– Et je m'en vante ! Vous en étiez au moment où ma pauvre Suzanne s'aperçut...

– Oui, oui, que, pareil au berger Pâris, votre hôte voulait faire de vous un autre Ménélas ; alors elle se leva... Vous rappelez-vous qu'elle se soit levée ?

– Non, j'étais peut-être un peu... un peu... ému.

– C'est cela ! Alors elle se leva, et remarqua qu'il était l'heure de se retirer.

– Le fait est que la dernière heure que j'ai entendu sonner, dit le bailli jubilant, c'était onze heures.

– Alors, on se leva.

– Pas moi, je crois, dit le bailli.

– Non, mais madame Magloire et votre hôte. Elle lui indiqua sa chambre, où dame Perrine le conduisit ; après quoi, en tendre et fidèle épouse qu'elle est, madame Magloire vous borda dans votre lit, et rentra dans sa chambre.

– Chère Suzannette ! dit le bailli d'un ton attendri.

– Ce fut là, dans sa chambre, une fois rentrée, une fois seule, qu'elle prit peur ; elle alla à sa fenêtre et l'ouvrit ; le vent, en entrant dans la chambre, souffla sa bougie. Vous savez ce que c'est que la peur, compère ?

– Oui, je suis très peureux, répondit naïvement maître Magloire.

– Eh bien, à partir de ce moment la peur s'empara d'elle, et, n'osant vous réveiller, de crainte qu'il ne vous arrivât malheur, elle appela le premier cavalier qui passait ; ce cavalier, par bonheur, c'était moi.

– C'est bien heureux, monseigneur !

– N'est-ce pas ?... J'accourus, je me fis reconnaître. « Monseigneur, montez, me dit-elle, montez ! montez ! montez vite ! je crois qu'il y a un homme dans ma chambre. »

– Oh ! là là !... fit le bailli ; vous dûtes avoir grand-peur ?

– Point du tout ! Je pensai que c'était temps perdu que de sonner ; je fis tenir mon cheval par l'éveillé, je montai sur la selle, puis de la selle sur le balcon, et, pour que l'homme qui était caché dans la chambre ne pût point se sauver, je fermai la fenêtre. Ce fut dans ce moment, qu'entendant le bruit de votre porte qui s'ouvrait, madame Magloire, succombant à tant d'émotions successives, s'évanouit entre mes bras.

– Ah ! monseigneur, dit le bailli, que voilà un effroyable récit !

– Et notez bien, compère, que je crois l'avoir adouci plutôt que chargé ; d'ailleurs, vous verrez ce que vous dira madame Magloire lorsqu'elle sera revenue à elle...

– Eh ! tenez, monseigneur, la voici qui bouge.

– Bon ! brûlez-lui une plume sous le nez, compère.

– Une plume ?

– Oui, c'est un antispasmodique souverain ; brûlez-lui une plume sous le nez, et elle reviendra.

– Mais où trouver une plume ? dit le bailli.

– Eh ! parbleu ! tenez, celle qui borde mon chapeau.

Et le seigneur Jean, brisant quelques franges de la plume d'autruche qui garnissait son chapeau, les donna à maître Magloire, qui les brûla à la bougie et en mit la fumée sous le nez de sa femme.

Le remède était souverain, à ce qu'avait dit le seigneur Jean.

L'effet en fut prompt.

Madame Magloire éternua.

– Ah ! s'écria le bailli tout joyeux, la voilà qui revient ! Ma femme ! ma chère femme ! ma chère petite femme !

Madame Magloire poussa un soupir.

– Monseigneur ! monseigneur ! s'écria le bailli, elle est sauvée !

Madame Magloire ouvrit les yeux, regarda alternativement et d'un air effaré le bailli et le seigneur Jean ; puis enfin, fixant son rayon visuel sur le bailli :

– Magloire ! mon cher Magloire ! dit-elle, c'est donc bien vous ! Oh ! que je suis heureuse de vous revoir au sortir d'un si mauvais rêve !

– Eh bien, murmura Thibault, en voilà une luronne ! Si je n'en arrive pas à mes fins avec les dames après lesquelles je cours, du moins, sur la route, me donnent-elles de bien bonnes leçons !

– Hélas ! ma belle Suzanne, dit le bailli, ce n'est pas un mauvais rêve, c'est une détestable réalité, à ce qu'il paraît.

– En effet, je me souviens, dit madame Magloire.

Puis, faisant semblant de s'apercevoir seulement au moment même que le seigneur Jean était là :

– Ah ! monseigneur, dit-elle, j'espère bien que vous n'avez rien dit à mon mari de toutes les folies que je vous ai contées ?

– Et pourquoi cela, chère dame ? fit le seigneur Jean.

– Parce qu'une honnête femme sait se défendre elle-même, et ne rebat pas les oreilles d'un mari de pareilles sornettes.

– Au contraire, madame, répliqua le seigneur Jean, et j'ai tout dit à mon compère.

– Comment ! vous lui avez dit que, pendant tout le souper, cet homme m'avait caressé le genou sous la table ?

– Je le lui ai dit.

– Oh ! le malheureux ! fit le bailli.

– Vous lui avez dit que, m'étant baissée pour ramasser ma serviette, ce ne fut point ma serviette que je rencontrai, mais sa main ?

– Je n'ai rien caché au compère Magloire.

– Oh ! le bandit ! s'écria le bailli.

– Vous lui avez dit que, M. Magloire ayant eu à table une défaillance qui lui avait fait fermer les yeux, son hôte avait profité de cette faiblesse pour m'embrasser par violence ?

– J'ai cru qu'un mari devait tout savoir.

– Oh ! le scélérat ! s'écria le bailli.

– Enfin, acheva la dame, vous lui avez dit qu'une fois rentrée dans ma chambre, et le vent ayant éteint ma bougie, il m'avait semblé voir remuer les rideaux de cette fenêtre ; si bien que je vous ai appelé à mon secours, croyant qu'il était caché derrière ces rideaux ?

– Non, je ne lui avais pas dit cela ; mais j'allais le lui dire lorsque madame a éternué.

– Oh ! le sacripant ! hurla le bailli en saisissant et en tirant hors du fourreau l'épée du seigneur Jean, que celui-ci avait déposée sur une chaise, et en s'élançant vers la fenêtre indiquée par sa femme ; que n'y est-il effectivement, derrière ces rideaux ! je le larderais comme un râble de lièvre.

Et, en effet, il allongea deux ou trois coups d'épée dans la garniture de la fenêtre.

Mais, tout à coup, le bailli resta fendu comme un écolier qui tire le mur.

Ses cheveux se dressèrent sous son bonnet de coton et agitèrent la coiffure conjugale d'un mouvement convulsif.

L'épée s'échappa de sa main tremblante et tomba en retentissant sur le parquet.

Il venait d'apercevoir Thibault caché derrière les rideaux, et, comme Hamlet tue Polonius croyant tuer le meurtrier de son père, il avait, lui, croyant ne frapper que le vide, failli tuer son ami de l'avant-veille, qui avait déjà eu le temps d'être un ami ingrat.

Au reste, comme avec la pointe de l'épée il avait soulevé le rideau, le bailli ne fut pas le seul qui vit Thibault.

La femme et le seigneur Jean participèrent à la vision et jetèrent chacun un cri de surprise.

En disant ce qu'ils avaient dit, ils ne croyaient pas avoir rencontre si juste.

Le seigneur Jean, non seulement avait reconnu un homme, mais encore il avait reconnu Thibault.

– Dieu me damne ! dit-il en allant à lui, je ne me trompe pas, et c'est ma vieille connaissance, l'homme à l'épieu !

– Comment ! l'homme à l'épieu ? demanda le bailli en claquant des mâchoires ; j'espère, en tout cas, qu'il n'a pas son épieu avec lui !

Et il alla chercher un refuge derrière sa femme.

– Non, non, tranquillisez-vous, dit le seigneur Jean ; d'ailleurs, s'il a son épieu, je me charge de le lui tirer des mains.

– Ah ! monsieur le braconnier, continua-t-il s'adressant à Thibault, vous ne vous contentez donc pas de chasser les chevreuils de monseigneur le duc d'Orléans dans la forêt de Villers-Cotterêts : vous faites des excursions dans la plaine et vous venez chasser sur les terres de mon compère le bailli Magloire ?

– Comment ! un braconnier ? demanda le bailli. Maître Thibault n'est-il donc pas un honnête propriétaire de métairies, vivant dans son logis champêtre du produit d'une centaine d'arpents de terre ?

– Lui ! dit le seigneur Jean en éclatant de rire ; il vous a fait accroire cela, à ce qu'il paraît. Ah ! le drôle a la langue dorée. Lui ! un propriétaire ! ce claquedent ! Mais, ses propriétés, mes garçons d'écurie les ont aux pieds ; ce sont les sabots qu'il fabrique.

Dame Suzanne, en entendant spécifier la qualité de Thibault, fit une moue dédaigneuse. Maître Magloire se recula d'un pas et rougit. Ce n'était point que le brave petit bonhomme fût fier. Non, mais il haïssait la tromperie. Ce n'était point d'avoir trinqué avec un sabotier qu'il rougissait : c'était d'avoir bu avec un menteur et un traître. Thibault avait supporté toute cette avalanche d'injures les bras croisés et le sourire sur les lèvres.

Il croyait bien que, du moment où il parlerait à son tour, il prendrait facilement sa revanche.

Il pensa que le moment était venu.

D'un ton goguenard, – qui prouvait qu'il s'habituait peu à peu à dialoguer avec des gens d'une condition supérieure à la sienne –, il s'écria donc :

– Par les cornes du diable ! comme vous disiez il n'y a qu'un instant, monseigneur, savez-vous bien que vous jasez sans miséricorde, et que, si tout le monde faisait comme vous, je ne serais peut-être pas aussi embarrassé que je veux bien le paraître !

Le seigneur Jean répondit à cette menace de Thibault, fort claire pour lui et pour la baillive, en toisant le sabotier avec des regards gros de courroux.

– Oh ! dit un peu imprudemment madame Magloire, il va inventer, vous allez voir, quelque vilenie contre moi.

– Soyez tranquille, madame, dit Thibault, qui avait complètement repris son aplomb, en fait de vilenies, vous ne m'avez rien laissé à inventer.

– Oh ! le méchant esprit ! s'écria celle-ci ; vous le voyez, je ne me trompais pas : il a trouvé quelque calomnie à débiter sur mon compte ; il veut se venger du dédain que j'ai fait de ses doux yeux, me punir de ce que je n'ai point voulu avertir mon mari qu'il me courtisait.

Pendant que dame Suzanne parlait ainsi, le seigneur Jean avait ramassé son épée et s'avançait vers Thibault. Mais le bailli se jeta entre eux deux et retint le bras du seigneur Jean.

Ce fut heureux, car Thibault ne faisait pas un pas en arrière pour éviter le coup, et sans doute, par quelque souhait terrible, allait prévenir le danger qui le menaçait.

Mais, grâce à l'intervention du bailli, Thibault n'eut pas besoin de souhaiter.

– Tout doux, monseigneur ! dit maître Magloire, cet homme est indigne de notre courroux. Voyez, moi, je ne suis qu'un simple bourgeois, et cependant je méprise ses dires, comme aussi je lui pardonne l'abus qu'il a voulu faire de mon hospitalité.

Madame Magloire crut que le moment était venu de mouiller de larmes la situation. Elle éclata en sanglots.

– Ne pleure pas, femme ! dit le bailli avec sa douce et naïve bonhomie. De quoi vous accuserait cet homme, en supposant qu'il vous accusât ? De me tromper ?

« Eh ! mon Dieu ! bâti comme je le suis, si déjà vous ne l'avez point fait, j'ai des grâces à vous rendre et des mercis à vous dire des bons jours que je vous dois.

« N'ayez donc point crainte que cette appréhension d'un mal imaginaire ne change mon humeur.

« Je resterai toujours bon et indulgent, Suzanne, et jamais, plus que je ne fermerai mon cœur à vous, je ne fermerai ma porte à mes amis.

« Quand on est humble et chétif, le mieux est de tendre le dos et d'avoir confiance ; on n'a plus alors à redouter que les lâches et les méchants, et j'ai le bonheur d'être convaincu qu'ils sont moins nombreux qu'on ne le pense.

« Eh ! après tout, ma foi ! si l'oiseau de malheur se glisse chez moi par la porte ou par la fenêtre, par saint Grégoire, le patron des buveurs ! je ferai si grand bruit de chansons, si grands cliquetis de verres, que force lui sera bien de s'en aller par où il sera venu ! »

Dame Suzanne s'était jetée aux pieds du bonhomme et lui baisait les mains.

Il était évident que le discours mélancolico-philosophique du bailli avait fait sur elle plus d'impression que n'eût fait le sermon du prédicateur le plus éloquent.

Il n'y avait point jusqu'au seigneur Jean qui ne parût touché.

Il essuya du bout du doigt une larme qui perlait au coin de son œil.

Puis, tendant la main au bailli :

– Par la corne de Belzébuth ! dit-il, vous êtes un esprit juste et un bon cœur, mon compère, et ce serait péché que vous charger le front d'un souci ; donc, si jamais méchante pensée m'est venue à votre endroit, que Dieu me la pardonne ! Mais je vous jure, en tout cas, de n'en plus avoir de pareille à l'avenir.

Pendant que ce pacte de repentir et de pardon réunissait les trois personnages secondaires de notre récit, la situation du quatrième personnage, c'est-à-dire du personnage principal, devenait de plus en plus embarrassante.

Aussi le cœur de Thibault se gonflait-il de rage et de haine. Sans qu'il s'aperçût de la progression, d'égoïste et d'envieux qu'il était, il devint méchant.

– Je ne sais, s'écria-t-il tout à coup en lançant un éclair par chacun de ses yeux, je ne sais à quoi tient que je ne donne une fin terrible à tout ceci !

à cette exclamation qui ressemblait à une menace, et surtout à l'accent dont elle était faite, le seigneur Jean et dame Suzanne comprirent que quelque grand danger inconnu, inouï, planait sur la tête de tout le monde.

Le seigneur Jean n'était point facile à intimider. Pour la seconde fois, il fit, l'épée à la main, un pas vers Thibault. Pour la seconde fois le bailli l'arrêta.

– Seigneur Jean ! seigneur Jean ! murmura Thibault, voilà la seconde fois qu'en désir tu me passes ton épée au travers du corps : c'est donc la seconde fois que tu es meurtrier en pensée ! Prends garde ! on ne pèche pas seulement par action.

– Mille diables ! s'écria le baron hors de lui, je crois que ce drôle-là me fait de la morale ! Compère, vous vouliez tout à l'heure le larder comme un lièvre : laissez-moi lui donner un seul coup comme le matador au taureau, et je vous réponds bien que de ce coup, il ne se relèvera point.

– En considération de votre pauvre serviteur, qui vous en supplie à genoux, dit le bailli, laissez-le aller en paix, monseigneur, et daignez vous souvenir qu'étant mon hôte, il ne doit lui être fait, dans ma pauvre maison, ni mal ni dommage.

– Soit ! répondit le seigneur Jean ; mais je le retrouverai. Il court de méchants bruits depuis quelque temps sur son compte, et le braconnage n'est pas le seul méfait qui lui soit imputé : il a été vu et reconnu courant les bois accompagné de loups singulièrement apprivoisés. M'est avis que le drôle ne couche pas chez lui toutes les nuits de sabbat, et qu'il enfourche plus souvent un manche à balai qu'il ne convient à un bon catholique ; la meunière de Coyolles s'est plainte, m'a-t-on dit, de ses maléfices... C'est bien, n'en parlons plus ; j'enverrai visiter son logis, et, si tout ne m'y paraît pas en règle, je ferai détruire ce bouge de sorcellerie, dont je ne veux plus dans les domaines de monseigneur le duc d'Orléans. Maintenant, déguerpis et vivement !

L'exaspération du sabotier était à son comble pendant cette menaçante admonestation du seigneur Jean.

Cependant il profita du chemin qui lui était ouvert pour sortir de la chambre.

Grâce à sa faculté de voir dans les ténèbres, il alla droit à la porte, l'ouvrit, et, franchissant le seuil de cette maison où il laissait de si douces espérances ensevelies à jamais, il referma la porte si violemment, que toute la maison en trembla.

Certes, il fallait qu'il se représentât l'inutile dépense de souhaits et de cheveux qu'il avait faite dans cette soirée, pour qu'il ne demandât point que cette maison s'abîmât dans les flammes avec ceux qu'elle contenait.

Ce ne fut qu'au bout de dix minutes que Thibault s'aperçut du temps qu'il faisait.

Il pleuvait à verse.

Mais d'abord cette pluie, quoiqu'elle fût glacée, et même parce qu'elle était glacée, sembla faire du bien à Thibault.

Comme l'avait dit naïvement le bon Magloire, sa tête flambait. En sortant de chez le bailli, Thibault s'était lancé au hasard par la campagne.

Il ne cherchait pas plus un endroit qu'un autre.

Il cherchait l'espace, la fraîcheur et le mouvement.

Sa course vagabonde le porta d'abord dans les fonds de Vallue.

Mais il ne s'aperçut lui-même où il était qu'en apercevant de loin le moulin de Coyolles.

Il jeta en passant une malédiction sourde à la belle meunière, passa comme un insensé entre Vauciennes et Coyolles, et, voyant une grande masse noire devant lui, il s'y précipita. Cette masse noire, c'était la forêt.

La route de la queue de Ham, qui conduit de Coyolles à Préciamont, se trouvait devant lui.

Il la prit au hasard.

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