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L'armoire d'acajou

J'ai entendu raconter, dans ma jeunesse, à un aide de camp du prince Eugène, qui avait servi sous mon père et qui se nommait Bataille, l'histoire suivante que je devrais envoyer inédite à mon confrère Gaboriau, lequel, avec le talent tout spécial qu'il a pour ces sortes de récits, en ferait un pendant au Crime d'Orcival, ou à l'Affaire Lerouge.
C'était pendant ces deux années de paix, qui luirent comme un doux soleil sur la France – entre la paix de Vienne et la campagne de Russie – toute cette fière jeunesse victorieuse de l'Europe qui, au moindre signal, accourait sous ses drapeaux, était revenue à Paris, qu'elle constellait de ses épaulettes d'or.
Tout ce qui était jeune était soldat, - tout ce qui était brave et intelligent était officier, tout ce qui avait un nom était chef de brigade, colonel ou général.
Un jour – c'était après Austerlitz – Napoléon étant au balcon de Saint-Cloud, voit passer trois jeunes gens à cheval.
Il appelle Savary, chef de sa police militaire.
- Comment se fait-il, lui demanda le tout-puissant, qu'il y ait en France trois jeunes gens qui montent des chevaux de six mille francs, qui ne soient pas à mon service ? – Les connaissez-vous ?
Savary ne les connaissait pas.
-Informez-vous qui ils sont et amenez-les-moi.
Dix minutes après, on amenait M. de Turenne, M. de Septeuil et M. de Narbonne. Un quart d'heure après, bon gré, mal gré, ils étaient colonels.
Le premier devint chambellan de l'empereur. C'est lui qui, s'apercevant que Napoléon ne mettait jamais son gant de la main droite, réalisa une économie de trois ou quatre mille francs par an, en ne lui faisant faire que des gants de la main gauche et de temps en temps, un gant de la main droite, un gant de la main droite usait dix gants de la main gauche.
Le second eut le malheur de plaire à la princesse *** qui lui fit cadeau d'une peau de panthère, aux yeux de rubis, que lui avait donné l'empereur. L'Empereur, en passant en revue dans la cour du Carrousel, reconnut cette peau.
Il appelle M. de Septeuil, qui était colonel de hussards.
- Monsieur, lui dit-il, vous allez partir pour l'Espagne vous y faire tuer.
M. de Septeuil partit dans la ferme intention d'obéir. Au bout de deux ans, il revenait avec une jambe de bois.
- Eh bien, monsieur ? Lui demanda Napoléon en fronçant le sourcil.
- Sire, répondit M. de Septeuil, en montrant sa jambe, voici tout ce que j'ai pu faire pour Votre Majesté.
Un mystère royal planait sur la naissance du troisième. On parlait d'une fille qui s'était sacrifiée pour la plus grande gloire de l'Eglise, en supposant que les Jésuites tiennent à l'Eglise. On nommait tout bas Madame Adélaïde et le roi Louis XV. Celui-là fut aide de camp de Napoléon en Russie et ambassadeur à Vienne.
Revenons à notre récit, dont le héros n'avait l'honneur que d'être aide de camp du prince Eugène.
Bataille était au théâtre Feydeau. La salle de spectacle à cette époque, resplendissait d'or et de pierreries. Les jeunes officiers, dans cette vivante décoration, fournissaient les épaulettes, les aiguillettes, les broderies, les femmes, les diamants, les émeraudes et les perles.
Le jeune aide de camp était dans les loges de la cour. à deux loges de lui, il vit une femme seule. La femme était jolie, élégante, elle paraissait vingt-quatre ans à peine. Il essaya avec elle des signes de ce télégraphe d'amour dont l'invention remonte à Adam. La jeune femme paraissait connaître sur le doigt cette langue télégraphique. Le résultat du dialogue fut que l'aide de camp passa de la loge de la cour dans la loge de la dame.
Nos officiers étaient habitués aux victoires faciles ; Bataille ne fut donc pas étonné, quand la jeune femme, vivement attaquée, se rendit et quand le premier article de la capitulation, - premier article accepté sans trop de contestations – fut qu'elle recevrait le vainqueur à souper chez elle.
Les autres articles devaient se débattre au souper.
Le spectacle parut long au jeune officier ; aussi se leva-t-il avant que la toile fût tombée. Comme cet empressement n'avait rien de blessant pour la dame, elle se leva à son tour, s'enveloppa de son schall, et, comme l'aide de camp voulait faire avancer une voiture :
- Oh ! ce n'est pas la peine, dit-elle, je demeure à deux pas d'ici, rue des Colonnes, n°17 ; nous n'avons que la place Feydeau à traverser.
En effet, cinq minutes après, Mme de Saint-Estève –c'était le nom qu'avait donné la belle chercheuse d'aventures – sonnait à la porte du second étage d'une très belle maison.
Une jeune et jolie femme de chambre vint ouvrir.
- Ambroisine, dit madame de Saint-Estève, monsieur me fait l'honneur de souper avec moi ; n'ai-je pas trop présumé du zèle de Madeleine en pensant que je trouverai quelque chose de présentable ?
- Oh ! mon dieu, si madame avait fait dire, on aurait pu se procurer un poisson ; il y a un pâté de foie gras, deux perdereaux froids et une salade de céleris.
- Allez faire ouvrir quatre douzaines d'huîtres, cela suffira.
Bataille voulut faire quelques objections, mais d'un geste majestueux, madame de Saint-Estève fit signe à mademoiselle Ambroisine d'obéir et celle-ci sortit.
- Maintenant dit madame de Saint-Estève en introduisant l'aide de camp dans un petit boudoir, permettez-moi de me débarrasser de tous ces bijoux, d'ôter mon corset dont une baleine m'entre dans la chair, et de passer un peignoir au lieu de cette robe.
- Comment donc, madame, dit le jeune homme qui voyait tous ces préparatifs aboutir à un horizon charmant, faites, ma chère... à propos, comment vous nommez-vous ?
- Eudoxie.
- Ma chère Eudoxie. Seulement, revenez bien vite et rappelez-vous qu'on meurt en vous attendant.
La jeune femme lui envoya un baiser et sortit.
Resté seul, Bataille, curieux de savoir où il était et de juger l'oiseau par le nid, prit une bougie sur la cheminée, et se mit à regarder les étoffes, les meubles, les tableaux ; tout cela sentait son Aspasie d'une lieue, mais cependant était d'un goût exquis ; il ne s'étonnait que d'une chose, c'était qu'au milieu des meubles, en bois de rose et de Boulle, il y eut, dans ce charmant boudoir tout tapissé de satin, tout meublé de damas et de brocatelle, une longue armoire d'acajou faisant entre-deux de fenêtre.
Il s'en approcha pour voir si cette armoire n'avait pas quelque incrustation précieuse qui la rendît digne de figurer au milieu de ce riche mobilier ; mais, en s'approchant de l'armoire, son pied glissa sur le parquet, dans quelque chose de gluant et d'humide.
Il se baissa pour voir dans quoi il avait glissé, et resta l'œil fixe et la respiration suspendue.
Il avait glissé dans du sang !
Un instant il douta, mais en abaissant la lumière jusqu'au niveau du parquet, il vit que ce sang coulait goutte à goutte de la rainure inférieure de l'armoire.
Il porta vivement la main à la serrure. Il n'y avait pas de clef.
Il abaissa de nouveau la tête, reçut sur son mouchoir une goutte de la liqueur rouge, l'approcha de la bougie.
Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était bien du sang !
Notre aide de camp était brave. Il avait vu les champs de bataille de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, et enfin de Wagram, où la mort en deux jours faucha soixante mille vivants.
Jamais il n'avait éprouvé une terreur pareille à celle que lui inspira ce sang tombant, goutte à goutte, de la rainure de cette sombre armoire.
Il essuya son front ruisselant de sueur, posa son chandelier sur la cheminée, et essaya de rappeler ses esprits.
Qu'allait-il faire ?
Trouver un prétexte pour sortir et prévenir la police. évidemment il y avait dans cette armoire le cadavre d'un corps fraîchement assassiné.
En ce moment, Mlle ou Mme Eudoxie de Saint-Estève, comme on voudra, reparaissait à la porte du salon avec un négligé charmant, peignoir de taffetas blanc garni de dentelles, aux manches ouvertes, qui laissaient voir jusqu'au-dessus du coude des bras merveilleusement blancs et d'une forme adorable, elle avait une fanchon de dentelles jetée sur ses cheveux blonds et nouée sous le cou, des bas de soie et des mules turques.
- Je vois avec bonheur à votre toilette, mon cher ange, dit Bataille, que vous n'exigerez pas que je parte immédiatement après le souper. Je dois dire que j'espérais cette indulgence de votre part ; mais je suis soldat, je suis officier, aide de camp, par conséquent, esclave. Je vous demanderai, un quart d'heure à mon tour, le temps d'aller aux Tuileries pour prendre les ordres du prince.
Mme de Saint-Estève fit la plus jolie petite moue du monde.
- Oh ! je connais ces défaites-là, dit-elle, vous ne reviendrez pas.
- Et pourquoi ne reviendrais-je pas ?
- Parce que ce n'est pas votre prince que vous avez oublié de prévenir, c'est votre femme.
- Je ne suis pas marié.
- Votre maîtresse, alors.
-Tenez, dit l'officier, voulez-vous, avant de me laisser partir, une preuve de mon retour ?
- Je vous avoue que cela me rassurerait, et j'ai besoin d'être rassurée.
Bataille tira de son gilet une montre garnie de diamants, que lui avait donné le prince.
- Prenez cette montre, lui dit-il, vous me la rendrez en me revoyant.
D'un coup d'œil rapide, Mlle Eudoxie, qui paraissait se connaître en pierreries, évalua la montre à la somme de 3 ou 4 000 francs.
Dès lors, elle fut rassurée sur le retour de son convive.
L'aide de camp sortit, courut à une voiture, sauta dedans, se fit conduire à la police ; un agent principal veille toujours, à quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit.
Il lui conta tout.
Celui-ci se fit exactement renseigner sur la topographie de la maison, et invita l'aide de camp à retourner rue des Colonnes et à souper tranquille.
Si brave qu'il fût, Bataille eut un moment d'hésitation.
Il voyait sans cesse ce sang coulant goutte à goutte par la rainure de l'armoire.
Enfin, il se décida à suivre le conseil de l'homme de police, mais il passa chez lui, se mit en uniforme et prit son sabre.
La rapidité avec laquelle la porte s'ouvrit prouva qu'il était attendu avec impatience, mais en le voyant en uniforme et le sabre au côté, madame de Saint-Estève manifesta son étonnement.
- Oh ! en uniforme ! s'écria-t-elle, et avec son sabre, son grand sabre au côté, mais vous vous en allez donc en guerre, comme monsieur de Malbrough ?
Et elle prononça ces mots : son grand sabre, assez haut pour qu'une ou plusieurs personnes placées dans la chambre à côté puissent entendre.
Cependant cette explosion partie, il ne fut pas question de récriminations. Madame de Saint-Estève fit la meilleure mine du monde à son convive.
- Pour que nous soupions d'une façon plus intime ajouta-t-elle, j'ai fait mettre la table dans le boudoir.
Cette nouvelle ne produisit point sur Bataille tout l'effet que madame de Saint-Estève en attendait.
- Dans le boudoir, ah ! dit le jeune officier, en effet, nous serons très bien dans le boudoir.
Eudoxie le regarda avec étonnement, tant était singulière sa façon d'approuver.
Mais lui, s'apercevant de sa faute, souriant et lui prenant galamment la taille, lui dit une de ces banalités comme on en dit aux courtisanes et qui leur suffisent, ces dames n'étant point habituées à une trop grande courtoisie.
Un souper y était servi, avec tous les accessoires du luxe le plus raffiné ; des bougies brûlaient aux lustres, aux candélabres et aux chandeliers.
Les cristaux étincelaient.
Les assiettes de porcelaine de Saxe portaient le chiffre de la maîtresse de la maison, entouré d'une guirlande de roses.
Mais ce fut ni sur les assiettes, ni sur les cristaux, ni sur les bougies incandescentes que se portèrent les yeux de l'aide de camp.
Ce fut sur l'armoire sombre au milieu de tous ces objets étincelants.
Eudoxie saisit ce regard au passage.
- Ah oui, dit-elle en souriant, vous vous demandez comment une armoire aussi vulgaire s'est égarée parmi ces meubles dorés, c'est mon armoire à linge ; j'en ai commandé une en Boulle qui va avec le reste de l'appartement.
- En vérité, vous avez eu raison, chère Eudoxie, cette armoire choque la vue.
- Tournez-lui le dos, vous ne la verrez pas.
- Non, ma foi, s'écria l'inconsidéré jeune homme.
- Et pourquoi cela ? demanda Eudoxie avec inquiétude.
- Mais pour rien, répondit Bataille avec indifférence, et la preuve c'est que m'y voici.
Et, en effet, il s'assit le dos tourné à l'armoire.
Le souper était d'une délicatesse extrême et digne du reste, et cependant notre jeune aide de camp ne l'estima pas selon son mérite.
Cette maudite armoire placée derrière lui l'inquiétait.
Il lui semblait toujours qu'il l'entendait craquer et s'ouvrir. Heureusement il était placé devant une glace et rien ne pouvait se passer derrière lui qu'il ne le vît.
Il ne s'y passa rien.
à la fin du souper, comme son convive trouvant que la police se faisait bien attendre, paraissait de plus en plus préoccupé, Eudoxie crut que cette préoccupation lui venait de l'absence de sa montre.
- à propos, dit-elle à sa camérière, et la montre du colonel ?
La montre fut apportée sur un plat d'argent.
L'officier remercia de la tête et la remit dans son gousset, mais n'en parut pas moins préoccupé.
Il était une heure à la pendule.
Le souper était fini, le café et les liqueurs étaient pris ; la belle Eudoxie affectait des poses penchées qui, par leur abandon, en arrivaient presque au reproche. Il y a une chose dont les hommes craignent encore plus d'être soupçonnés que de poltronnerie, et notre aide de camp commençait à voir que son hôtesse en était à la limite du doute.
Un pas encore, et son sourire narquois passait au soupçon.
L'officier en prit son parti. Il se promit de laisser son sabre à la portée de sa main, de ne pas s'endormir, ce qui n'avait rien de bien difficile près d'une jolie femme, et baisant la main d'Eudoxie :
- Madame, lui dit-il, n'avez-vous pas une autre pièce de votre appartement à me faire voir ?
- Enfin ! dit-elle. Savez-vous que je commençais à me dire que vous n'étiez guère curieux.
Et, s'appuyant sur le bras de Bataille, elle s'avança vers la chambre à coucher, dont la porte à moitié ouverte laissait voir un charmant ameublement de satin bleu de ciel, qu'une lampe d'albâtre, seule lumière qui éclairât la chambre, glaçait d'argent.
Au moment où ils mettaient le pied que le tapis feuille morte qui laissait à la tapisserie azurée toute sa valeur, un coup violent retentit à la porte de l'escalier.
L'officier tressaillit ; la courtisane devint aussi pâle que la dentelle de son peignoir.
On frappa un second coup, puis un troisième, et une voix cria :
- Au nom de l'empereur, ouvrez !
La courtisane lança un regard terrible, un regard de vipère irritée au jeune homme.
Celui-ci s'écarta d'elle comme s'il avait vu briller un poignard dans sa main.
Puis en même temps qu'elle s'écartait de lui, lui faisait un bond de côté, et sa main saisissait la garde de son sabre.
La même voix retentit une seconde fois, répétant
- Au nom de l'empereur, ouvrez !
- ah ! lâche ! dit-elle en grinçant des dents, voilà ce que tu attendais.
La femme de chambre apparut, plus pâle encore que sa maîtresse.
- Que faut-il faire, madame ? demanda-t-elle.
- Ouvrez.
- Mais eux ?...
- Je vais les prévenir.
Et elle s'élança dans un corridor qui paraissait conduire à la cuisine et aux chambres de domestiques.
La voix fit entendre une troisième fois les paroles sacramentelles qui, après cinq secondes de silence, furent suivies de celles-ci :
- Enfoncez la porte !
- Inutile ! cria la femme de chambre, on ouvre.
Et, en effet, elle ouvrit.
C'était l'homme de la rue de Jérusalem auquel s'était adressé notre officier ; il était suivi d'un commissaire de police, de trois gendarmes et d'un serrurier.
Un des gendarmes resta sur le palier.
Bataille remarqua qu'il se penchait et criait à un autre gendarme qui gardait probablement la porte de la rue :
- Attention ! nous y sommes.
- Enfin ! dit Bataille s'adressant à l'homme de police, mieux vaut tard que jamais.
- Bon ! dit l'homme de police en riant, j'avais pensé que près d'une jolie femme vous ne vous endormiriez qu'à trois heures du matin, et j'avais encore une heure devant moi.
En ce moment, la courtisane parut sur la porte de la chambre ; elle était pâle, mais paraissait calme.
- Puis-je savoir, messieurs, dit-elle d'un ton railleur, ce que me vaut l'honneur de votre visite ?
- Madame, répondit l'agent de la sûreté, nous venions vous demander des nouvelles de monsieur ; il indiqua Bataille.
- Seriez-vous chargé, par hasard, de veiller sur la chasteté de MM. les officiers de la grande armée ?
- Non, mais nous sommes chargés de veiller à ce qu'on ne les enferme pas dans des armoires d'acajou.
- Dans des armoires d'acajou ? répéta Eudoxie avec une surprise visiblement mêlée d'angoisse.
- Oui, reprit l'agent, dans des armoires d'acajou ; et vous en avez une dans votre boudoir, belle dame, qui préoccupe la police au point, ma foi, qu'elle a résolu de la visiter. Voulez-vous bien nous accompagner pour nous en ouvrir la porte.
Et l'agent, servant de guide au commissaire de police, s'avança vers le boudoir, encore éclairé à giorno, et marcha droit à l'armoire.
La courtisane le suivait, roidit par la terreur, mais comme attirée par une force invincible.
- La clef ? demanda l'agent.
- Je ne sais pas où elle est, balbutia Eudoxie.
- Nous vous donnons une minute pour vous en souvenir.
Pendant cette minute de silence et d'attente, où tout le monde, moins la sentinelle du palier, était dans le boudoir, on entendit le gendarme du palier crier : à moi !
Ce cri fut suivi d'un coup de feu.
L'aide de camp bondit dans l'antichambre le sabre à la main, et trouva le gendarme luttant contre deux hommes.
D'un coup de taille il fendit la tête à l'un, d'un coup de pointe perça l'autre de part en part.
- Ah ! par ma foi, gendarme, dit-il, je vous remercie. Jusqu'ici j'ai joué le rôle d'un sot ; grâce à vous, j'ai pris ma revanche.
- Qu'il y a-t-il ? demanda le gendarme qui gardait la porte de la rue.
- Rien, dit celui du palier.
La courtisane était devenue livide.
L'aide de camp rentra, et fit signe de la main que chacun reprît sa place.
- Tout est fini, dit-il, cous pouvez continuer.
- Eh bien, madame, demanda l'agent, cette clef ?
- Je vous ai déjà dit, monsieur, que je ne savais pas où elle était.
La réponse était prévue.
S'adressant au serrurier :
- Venez ici, mon ami, lui dit l'agent.
Le serrurier essaya successivement trois rossignols ; au troisième la serrure céda et la porte s'ouvrit.
Un cadavre percé de trois coups de couteau, la poitrine nue, la tête penchée sur la poitrine, n'ayant que son pantalon de drap fin, était suspendu par-dessous les aisselles aux patères que l'on met ordinairement dans les armoires pour soutenir les robes.
C'était le sang qui avait coulé de ses trois blessures qui filtrait goutte à goutte par la rainure de l'armoire.
L'agent le prit par les cheveux et souleva sa tête.
C'était un beau jeune homme de vingt à vingt-deux ans, qu'à la finesse de sa peau et à l'élégance de sa chevelure, on pouvait reconnaître pour un fils de famille.
Mme Eudoxie de Saint-Estève avait pris le parti de s'évanouir.
- Ce que c'est que d'avoir les nerfs délicats, dit l'agent. Gendarme, emportez madame dans sa chambre, et veillez sur elle et sur sa camérière.
Le gendarme auquel cet ordre était donné prit la belle Eudoxie entre ses bras, et la porta dans sa chambre.
Sa camérière le suivit.
- Monsieur le colonel, dit l'agent de police, savez-vous ce que c'est qu'une souricière ?
- C'est la machine avec laquelle on attrape les souris, je pense, répliqua celui-ci.
- Et les assassins, dit l'agent.
- Les assassins ? dit l'officier. Je crois qu'ils sont en assez mauvais état, pour que nous n'ayons rien à craindre d'eux.
- Bon, fit l'agent de police, ils ne sont probablement pas les seuls. Accordez-nous l'honneur de votre présence, et vous allez voir comment cela se pratique, à moins que vous n'aimiez mieux aller vous coucher.
- Merci, dit Bataille, je n'ai pas envie de dormir.
- Eh bien alors, ne perdons pas de temps.
Puis s'adressant au magistrat :
- M. le commissaire de police, lui dit-il, si vous craignez que votre femme ne soit inquiète, rentrez chez vous ; votre présence ici n'est plus absolument nécessaire.
- C'est possible, monsieur, répondit-il, mais mon devoir veut que j'y reste.
- Restez-y. Quant à vous, mon brave, dit-il au serrurier, comme nous n'avons plus de porte à ouvrir...
- C'est-à-dire que vous me renvoyez, dit le disciple de Saint-éloi.
- Non, je dis seulement que je n'ai plus besoin de vous.
- C'est que j'aimerais bien rester, dit le serrurier, je n'ai jamais vu de souricière et ce doit être curieux.
- Restez alors, mais ne faites pas de bruit avec votre ferraille.
- Soyez tranquille, dit le serrurier ; je ne bougerai pas plus que mon enclume.
- Alors, attention ! dit l'agent.
Il siffla d'une manière particulière ; le gendarme qui était à la porte de la rue monta.
- Le coup de pistolet qui a été tiré a-t-il été entendu de la rue ? lui demanda l'agent.
- à peine, répondit le gendarme ; en tout cas, il n'y a produit aucun effet, la rue étant complètement déserte.
- La porte de la rue est fermée ?
- Oui.
- Le concierge ?
- Je lui ai ordonné de se coucher et de ne pas souffler mot. Il a obéi.
- C'est très bien, allez vous installer dans sa loge, et veillez à ce qu'il tire le cordon si l'on vient sonner ou frapper à sa porte.
- J'y vais.
Le gendarme disparut. On entendit le bruit de ses pas diminuer au fur et à mesure qu'il descendait les marches de l'escalier, puis le cri de la porte du concierge, qui s'ouvrait et qui se refermait.
- Maintenant, à nous autres, dit l'agent. D'abord fermons la porte du palier ; là, maintenant, éteignons tout, moins mon rat de cave, de la lumière duquel il faudra vous contenter jusqu'au retour de l'aurore, mais peut-être n'aurons-nous pas à attendre jusque là. Bien, tout est éteint, voilà une lumière qui ne vous fera pas mal aux yeux. Un gendarme de chaque côté de la porte du palier ; un autre derrière la porte pour ouvrir. Je me charge, s'il est besoin, de contrefaire la voix de femme. Tout le monde est à son poste ? continua l'agent voyant les gendarmes à la place qu'il leur avait indiquée, et l'officier, le commissaire de police et le serrurier installés confortablement sur les chaises de la salle à manger, il n'y a plus qu'à moi de prendre le mien.
Et il alla s'emboîter dans l'embrasure de la fenêtre de la salle à manger donnant sur la rue.
- Maintenant, dit-il, que personne ne parle ni ne bouge sans nécessité.
Tous les assistants étaient trop intéressés par leur curiosité à ce qui allait se passer pour que l'envie prît à aucun d'eux de manquer à la recommandation. Aussi, il se faisait un tel silence que l'on comptait les tic-tac de la pendule de la salle à manger.
Elle sonna trois heures.
On entendit le roulement lointain d'un fiacre.
- Voilà qui pourrait bien être pour nous, dit l'agent ; attention !
La recommandation était inutile. Le silence était si grand, que chacun entendait le battement de son cœur.
Le fiacre approchait.
Il entra dans la rue.
Il s'arrêta à la porte.
L'agent leva son doigt en souriant.
Trois petits coups retentirent.
On entendit le craquement de la porte qui s'ouvrait.
Puis un des gendarmes, passant la tête par la porte de la salle à manger, dit :
- On monte !
L'agent avait déjà quitté la fenêtre, et à pas de loup il avait passé dans l'antichambre.
On entendit gratter à la porte du palier.
- Est-ce toi ? dit l'agent, imitant, à s'y tromper, une voix de femme.
- Oui, répondit une autre voix qui était loin d'avoir la même douceur ; y a-t-il de l'ouvrage, cette nuit ?
- Je crois bien, répondit l'agent.
- Alors, ouvre-moi.
L'agent ouvrit la porte, et de sa voix ordinaire :
- Entre, mon garçon, lui dit-il.
Le cocher de fiacre, car c'était le cocher en personne, eut un moment d'hésitation, quand au lieu de se voir en face de la femme de chambre de Mme de Saint-Estève, dont il avait cru reconnaître la voix, il se vit en face d'un homme.
Mais deux mains qui en s'allongeant, le saisirent au collet, ne lui laissaient plus son libre arbitre, et, au lieu de reprendre le chemin de l'escalier, comme il l'eût désiré, force lui fut d'entrer dans l'antichambre.
Pris en flagrant délit, conduit à l'armoire où pendait toujours le cadavre, le malheureux n'essaya pas même de nier.
Il avoua qu'il venait toutes les nuits demander s'il y avait de l'ouvrage ; quand il y en avait, il chargeait son fiacre, et, en passant sur le pont d'Iéna, il le vidait dans la Seine.
En quatre mois, il avait emporté vingt-et-un cadavres.

*
**

L'aide de camp et le serrurier savaient maintenant ce que c'était qu'une souricière, et, n'ayant plus rien à faire rue des Colonnes, ils allèrent se coucher.
L'agent envoya un de ses gendarmes chercher un fiacre sur le boulevard.
On mit dans le premier fiacre le cadavre de l'assassiné et ceux des deux assassins.
On mit sur le siège le cocher avec un gendarme.
On mit dans le second fiacre Mme Eudoxie de Saint-Estève et sa femme de chambre, en compagnie de deux gendarmes et de l'agent.
Le commissaire de police monta sur le siège et se chargea de conduire.
Le dernier gendarme fut laissé de garde à la maison.
- Où faut-il conduire ces messieurs ? demanda le premier cocher d'une voix tremblante.
- à la morgue, répondit l'agent.
- Comment ! à la Morgue ! s'écria Mme de Saint-Estève, dont les dents claquaient.
- Soyez tranquille, dit l'agent, nous n'y laisserons que les morts ; les vivants ont une autre destination.
Elle se tut.
On s'arrêta, en effet, à la Morgue, où les trois morts furent déposés.
- Où allons-nous, maintenant ? redemanda le même cocher d'une voix plus tremblante encore.
- à la Préfecture de police, répondit l'agent.
- Et de là ? balbutia Mme de Saint-Estève.
- Hélas ! aux assises.
- Et des assises ?
- à la place de Grève, selon toute probabilité, ma belle enfant.

***

Mme Eudoxie de Saint-Estève suivit exactement l'itinéraire tracé par l'agent de police.
La femme de chambre et le cocher furent condamnés aux galères à perpétuité.

***

Le jeune homme assassiné fut reconnu pour le fils de M. Arthur Mornand, agent de change.
Les deux assassins furent jetés incognito dans la fosse commune.

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