Robin Hood, le prince des voleurs Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XVI


Quelques jours après l'enterrement de la pauvre Marguerite, Allan Clare apprit à ses amis par quel concours de circonstances inattendues lady Christabel avait été une fois encore enlevée à son amour.

Halbert, envoyé au château par le pauvre amoureux si fatalement déçu dans ses espérances, vint annoncer que Fitz-Alwine était parti pour Londres avec sa fille, et que de Londres le baron devait se rendre en Normandie, où quelques affaires d'intérêt nécessitaient sa présence.

La foudroyante nouvelle de ce départ si subit et si imprévu causa au jeune homme une douleur profonde, et cette douleur devint si violente que Marianne, Robin et les fils de sir Guy épuisèrent pour la calmer toutes les consolations qu'inspirent la tendresse et le dévouement. Un conseil du jeune Hood, conseil fortement appuyé par l'approbation de tous les membres de la famille Gamwell, apporta une lueur d'espérance dans le cœur d'Allan.

Robin disait :

– Allan doit suivre Fitz-Alwine à Londres, de Londres en Normandie, et ne s'arrêter enfin que là où s'arrêtera lui-même le furieux baron.

Cette idée se transforma bientôt en projet, et de projet en exécution. Allan se prépara au départ, et, à la prière du jeune homme, la douce et résignée Marianne consentit à attendre son retour dans la charmante solitude du hall de Gamwell.

Nous laisserons messire Allan poursuivre de Londres en Normandie les traces de lady Christabel, et nous nous occuperons de Robin Hood, ou, pour mieux dire, du jeune comte de Huntingdon.

Avant de commencer les poursuites légales d'une demande aussi difficile que celle qu'il avait à faire dans l'intérêt de son fils d'adoption, Gilbert crut devoir soumettre la question à sir Guy de Gamwell et dut lui faire connaître dans ses moindres détails l'étrange histoire racontée par Ritson mourant. Lorsque le vieillard eut achevé le récit de l'odieuse usurpation des droits de Robin, sir Guy apprit à son tour à Gilbert que la mère de Robin était la fille de son frère Guy de Coventry. Par conséquent Robin se trouvait être le neveu du baronnet, et non son petit-fils, ainsi que l'avaient pu faire croire à Gilbert les paroles de Ritson. Malheureusement sir Guy de Coventry n'existait plus ; et son fils, seul rejeton de cette branche cadette de la famille des Gamwell, était aux croisades. « Mais », avait ajouté l'excellent baronnet, « l'absence de ces deux parents ne doit mettre aucune entrave à la démarche que vous méditez, brave Gilbert, mon cœur, mon bras, ma fortune et mes enfants appartiennent à Robin. Je désire vivement lui être utile, je désire le voir devenir possesseur aux yeux de tous d'une fortune qui lui appartient aux yeux de Dieu. »

La juste réclamation de Robin fut présentée devant les tribunaux ; il y eut procès. L'abbé de Ramsay, adversaire du jeune homme, membre très riche de la toute-puissante église, repoussa vigoureusement la demande, et traita de fable, de mensonge et d'imposture le récit de Gilbert. Le shérif auquel monsieur de Beasant avait confié l'argent nécessaire à l'entretien de son neveu fut appelé devant les juges ; mais cet homme, vendu corps et âme à l'audacieux détenteur des biens du comte de Huntingdon, nia le dépôt et refusa de reconnaître Gilbert.

L'unique témoin du jeune homme, son unique protecteur traité de fou et de visionnaire était donc son père adoptif, faible appui, on en conviendra, pour lutter avec avantage contre un adversaire aussi bien placé dans le monde que l'était l'abbé de Ramsay. Il est vrai que sir Guy de Gamwell assura par serment que la fille de son frère avait disparu de Huntingdon à l'époque précisée par Ritson ; mais là se bornait, sur la connaissance des faits, la déposition du vieillard. Si Robin était parvenu à intéresser ses juges, s'il était encore parvenu à leur ôter sur la légalité de ses droits tout doute moral, en revanche il lui était bien difficile, pour ne pas dire impossible, de vaincre les obstacles matériels qui s'opposaient au triomphe de sa cause.

La distance qui sépare Huntingdon de Gamwell, le manque de renfort militaire empêchaient Robin de conquérir ses droits par la force des armes, action permise à cette époque ou du moins tolérée ; il fut donc contraint de supporter avec patience les insolentes bravades de son ennemi, il fut obligé de se mettre à la recherche d'un moyen pacifique et légal, aucun jugement n'ayant encore été rendu, pour entrer sans combat en jouissance de ses biens. Ce moyen fut trouvé par sir Guy, et, d'après le conseil du vieillard, Robin s'adressa directement à la justice de Henri II. Son message envoyé, il attendit, avant de prendre une nouvelle détermination, la réponse bienveillante ou défavorable de Sa Royale Majesté.

Six années s'écoulèrent, six années qui furent absorbées par les angoisses d'un procès laissé et repris suivant le caprice des juges ou des avocats. Dévorées par les inquiétudes de l'attente, ces six années n'eurent pour les habitants du hall de Gamwell que la durée d'un jour.

Robin et Gilbert n'avaient point quitté l'hospitalière maison de sir Guy ; mais, en dépit de l'affection et des tendres soins de son fils, Gilbert, le joyeux Gilbert, n'était plus que l'ombre de lui-même. Marguerite avait emporté l'âme et la gaieté du vieillard.

Marianne faisait également partie des hôtes de Gamwell. L'aimable jeune fille, le front couronné des roses épanouies de son vingtième printemps, était encore plus charmante que le jour où l'amoureux Robin s'extasiait si hautement et si naïvement sur les charmes de son joli visage. Aimée des hommes avec respect, chérie des femmes avec un sentiment d'abnégative tendresse, il ne manquait au bonheur de Marianne que la présence de son frère. Allan habitait la France, et dans ses rares lettres il ne parlait jamais ni de bonheur présent ni de retour prochain.

Mieux que personne au hall, et surtout plus que personne, Robin admirait, appréciait et chérissait les perfections physiques et morales de Marianne ; mais cette admiration voisine de l'idolâtrie, ne s'exprimait ni par les regards, ni par les paroles, ni par les gestes. L'isolement de la jeune fille la rendait à Robin aussi digne de respect que la présence d'une mère ; de plus, l'incertitude de son avenir interdisait à la délicatesse du jeune homme l'aveu d'un amour que sa position présente ne lui permettait pas de sanctionner par les liens sérieux du mariage.

La noble sœur d'Allan Clare pouvait-elle descendre jusqu'à Robin Hood ?

Il eût été impossible, même à l'observateur le plus attentif, de se rendre compte des pensées intérieures de la jeune fille ; il lui eût été impossible de découvrir dans les actions de Marianne, dans ses paroles ou dans ses regards, non seulement la part qu'elle faisait de son cœur à Robin, mais encore si elle avait compris l'ardent amour dont l'entourait le silencieux et dévoué jeune homme.

La douce voix de Marianne avait pour tous indistinctement les mêmes modulations musicales. L'absence de Robin ne mettait ni pâleur à son front ni rêverie dans ses regards ; son retour imprévu ne la faisait point rougir ; elle n'avait avec lui ni entretien particulier ni rencontre fortuite. Mélancolie sans tristesse, Marianne paraissait vivre avec le souvenir de son frère, avec l'espoir d'apprendre que, aimé de Christabel, Allan pouvait ouvertement laisser lire sur son front l'orgueil et la joie que lui donnait cet amour.

Les habitants du hall de Gamwell formaient autour de Marianne plutôt une cour qu'une société : car, sans être pour personne ni froide, ni fière, ni hautaine, la jeune fille s'était involontairement placée au-dessus de son entourage. La sœur d'Allan Clare semblait être la reine du hall. Déjà reine par la beauté, on eût dit encore qu'un titre plus sérieux lui en donnait les droits, et ce titre était une supériorité incontestable, reconnue et respectée. Les manières aristocratiques de la jeune fille, sa conversation spirituelle et sérieuse, l'élevaient trop visiblement au-dessus de ses hôtes pour que dans leur loyale et rustique franchise ils n'eussent pas été les premiers à reconnaître son mérite.

Maude Lindsay, dont le père était mort depuis près de cinq ans, n'avait pu ni rentrer au château ni suivre sa maître en France. Elle habitait donc le hall de Gamwell, et s'y rendait utile dans la mesure de ses forces.

Le frère de lait de Maude, le gentil petit Hal, remplissait toujours au château les fonctions de garde. Plus d'une fois, hâtons-nous de le dire, le désir de jeter aux orties la livrée du baron avait assiégé l'esprit du jeune homme : mais une raison plus puissante que son désir, une raison fortement appuyée par le cœur, retenait Hal dans les chaînes du vieux baron : cette raison se nommait Grâce May, et l'éloquence des beaux yeux qui brillaient à quelques pas de Nottingham réduisait toujours à néant les virils projets d'une émancipation. L'amoureux Hal supportait donc la servitude avec un mélange de joie et de tristesse, et pour s'en consoler il faisait de temps à autre une longue visite à Gamwell. Les joyeux fils de sir Guy avaient remarqué que les premières paroles du jeune garçon à son entrée au hall étaient invariablement celles-ci :

– Chère sœur Maude, j'ai pour vous un baiser de ma jolie Grâce.

Maude acceptait le baiser. La journée s'écoulait en jeux, en rires, en repas, en causeries ; puis, au moment du départ, Hal redisait, du même ton qu'à son arrivée :

– Chère sœur Maude, donnez-moi pour Grâce May un baiser de vos lèvres.

Maude accordait le baiser d'adieu comme elle avait reçu celui de l'arrivée, et Hal partait joyeux.

Il aimait tant sa bonne fiancée, l'honnête et bon garçon !

Notre ami Gilles Sherbowne, le joyeux moine Tuck, comprit enfin l'indifférence de cœur exprimée par les manières froidement polies de la jolie Maude. Les premiers jours qui suivirent cette désolante découverte furent employés par Tuck à gémir sur l'inconstance des femmes en général et sur celle de Maude en particulier. Lorsque les plaintes, les lamentations et les regrets eurent calmé l'effervescence de sa douleur, Tuck jura de renoncer à l'amour ; il jura de ne plus aimer autre chose que les boissons, les jouissances de la table et les bons coups de bâton, ajoutant in petto qu'il aimerait éternellement à les donner et non à les recevoir. Le serment de Tuck fut appuyé par le renfort d'un bon déjeuner, par l'absorption d'une prodigieuse quantité d'ale à laquelle se joignaient encore une demi-douzaine de verres de vieux vin. Ce copieux repas glorieusement achevé, Tuck sortit de la salle hospitalière, dédaigna de lever les yeux sur Maude pensivement accoudée à une fenêtre, oublia de serrer la main bienfaisante de ses hôtes, et, drapé dans sa résolution comme dans un manteau, s'éloigna majestueusement du hall de Gamwell.

Maude avait aimé, Maude aimait encore Robin Hood. Mais lorsque la pauvre fille eut fait la connaissance de Marianne, lorsque le temps et un contact journalier lui eurent fait connaître les rares qualités de la sœur d'Allan Clare, elle comprit la fidélité de Robin et lui pardonna les dédains de son indifférence. Non seulement elle pardonna, la bonne et dévouée jeune fille, non seulement elle comprit son infériorité, mais encore elle l'accepta, se résignant à jouer sans arrière-pensée, sans espoir dans l'avenir, sinon sans regret, son rôle de sœur. Avec la perspicace finesse d'une femme réellement éprise, Maude devina le secret de Marianne. Ce secret, caché aux yeux mêmes de celui qu'il intéressait ne resta pas longtemps un mystère pour Maude ; elle lut dans les yeux calmes et en apparence si indifférents de Marianne cette pensée, qui eût fait, en deux mots, le bonheur du jeune homme :

« J'aime Robin. »

Maude essaya d'étouffer son rêve sous le poids écrasant de cette réalité ; elle tenta de chasser de son cœur l'image chérie et si tendrement caressée qu'on appelait le bonheur, et qui se nommait Robin Hood ; elle essaya de se montrer aux yeux de tous insouciante et joyeuse : elle voulut oublier, et ne put que pleurer et se souvenir. Cette lutte intérieure, lutte sans trêve, qui mettait constamment en présence l'un de l'autre le cœur et la raison, fatigua les traits charmants de Maude. La fraîche et rieuse fille du vieux Lindsay ne montra bientôt plus d'elle-même qu'un portrait demi-effacé et dont on cherchait avec une surprise émue la belle et souriante figure. En réagissant à l'extérieur, cette souffrance morale jetait sur les joues de Maude une touchante pâleur, et cette apparence maladive fut attribuée au chagrin que lui causait la mort de son père.

Au nombre des personnes qui cherchaient à distraire Maude de sa douleur, au nombre de celles qui se montraient à son égard bienveillantes et bonnes, on pouvait remarquer un aimable garçon, au caractère vif et joyeux, aux manières caressantes et empressées, qui à lui seul prenait plus de soins et de peines dans l'intention d'amuser Maude que ne s'en donnerait bien certainement un maître de maison obligé de distraire soixante convives. Tout le long du jour on voyait trotter de la maison aux jardins, des jardins aux champs, des champs à la forêt, l'ami dévoué de Maude. Ce va-et-vient perpétuel, ces allées et venues infatigables n'avaient d'autre but que la recherche d'un objet précieux ou nouveau pour le donner à Maude, d'autre but que la découverte d'un plaisir à lui offrir, d'une surprise à lui faire. Cet ami si tendre, si joyeusement empressé, était notre ancienne connaissance, le bon Will l'écarlate.

Une fois par semaine, et cela avec une régularité et une constance dignes d'un meilleur sort, William faisait à Maude une déclaration d'amour. Avec une régularité et une constance égales à celles du jeune homme, Maude repoussait cette déclaration.

Fort peu intimidé et surtout fort peu découragé par les patients refus de la jeune fille, Will l'aimait silencieusement du lundi au dimanche ; mais ce jour-là son amour, muet pendant l'entière durée d'une semaine, ne pouvant plus se contenir, arrivait au transport. Les tranquilles refus de Maude jetaient un peu d'eau froide sur ce feu incendiaire ; Will se taisait jusqu'au dimanche suivant, jour de repos qui lui permettait de se livrer sans contrainte à ses épanchements de cœur.

Le jeune Gamwell ne comprenait point l'exquise délicatesse de sentiment qui interdisait à Robin l'aveu de son amour pour Marianne. William traitait de niaiserie cette délicatesse, et, bien loin d'en imiter la réserve, il guettait toutes les occasions favorables à un aveu, déjà fait cent fois, à la confidence d'un mot qui avait mission d'apprendre à Maude qu'elle était aimée, bien tendrement aimée par Will de Gamwell.

Maude était pour William l'aimant de la vie, la seule femme qu'il lui fût possible d'aimer. Maude était le souffle de William, sa joie, son bonheur, ses plaisirs, son rêve, son espérance. Will appelait du nom de Maude son chien de chasse favori ; les armes préférées du jeune homme portaient également ce nom ; son arc s'appelait Maude ; sa lance, la blanche Maude ; ses flèches, les fines Maude. Insatiable dans son amour pour le nom de sa bien-aimée, William ambitionna la possession du cheval de l'amoureux de Grâce May, et cela uniquement parce que ce cheval portait le nom de son idole. Hal refusa nettement les offres fabuleuses que lui fit William pour acquérir ce cheval, et notre ami courut aussitôt à Mansfeld, acheta une magnifique jument, et lui donna le nom d'Incomparable Maude. Le petit nom de miss Lindsay fut bientôt connu dans le voisinage de Gamwell ; ce nom était sans cesse sur les lèvres de Will ; il le prononçait vingt fois par heure, et toujours avec une expression de tendresse croissante. Non content de donner aux objets de son entourage et dont il se servait journellement le nom de son amie, William en baptisait encore toutes les choses qui plaisaient à ses regards.

Maude était tellement idéalisée dans le cœur de ce naïf garçon qu'elle ne lui paraissait plus sous la forme d'une femme, mais bien sous les traits d'un ange, d'une déesse, d'un être supérieur à tous les êtres, moins près de la terre qu'elle ne l'était du ciel ; en un mot, miss Lindsay était la religion de Will.

Si nous sommes obligés de reconnaître que le sauvage fils du baronnet de Gamwell aimait Maude d'une manière aussi rude que franche, nous sommes également obligés de dire que cet amour, si bizarre dans son expression, n'était point sans influence sur le cœur de miss Lindsay.

Les femmes détestent rarement l'homme qui les aime, et lorsqu'elles rencontrent un cœur vraiment dévoué, elles rendent une partie de l'amour qu'elles inspirent. Chaque jour fit éclore une prévenance, une gentillesse, une amabilité de la part de Will, toutes ayant pour but et récompense la joie de Maude. Il arriva enfin que cette bruyante tendresse, mélangée de passion, de respect et de platonisme, jeta dans le cœur de la jeune fille une vive gratitude. Si les témoignages de l'amour de William n'étaient pas entourés de la délicatesse de forme que les esprits sensitifs croient essentiellement nécessaire à leur manifestation, c'était uniquement parce que la brusquerie naturelle à son caractère et à ses allures ne pouvait ni concevoir ni admettre cette délicatesse.

Maude connaissait le naturel fougueux et emporte de Will. Du reste, quelle est la femme qui ne comprend pas immédiatement la force et la grandeur d'une bonté qui a sa source dans le cœur ?

Par reconnaissance, peut-être aussi par un sentiment de générosité, Maude chercha à mériter la gratitude de Will. Pour obtenir cette gratitude, Maude n'employa point une coquetterie brodée d'espérance. Non, cette conduite trompeuse était indigne de la jeune fille ; elle eut pour William des soins de jeune mère, des attentions d'ami, des prévenances de sœur. Malheureusement les gracieusetés de Maude furent mal comprises de Will, qui, au moindre mot affectueux, devant le plus léger regard de cordiale amitié, tomba dans les extases de l'adoration, dans les transports d'un amour insensé.

Après avoir juré une tendresse éternelle, après avoir offert son nom, son cœur, sa fortune, Will terminait invariablement ses déclarations passionnées par cette patiente et naïve demande :

– Maude, m'aimerez-vous bientôt ? m'aimerez-vous un jour ?

Ne voulant ni donner des espérances au jeune homme ni lui faire douter d'un changement à venir, Maude éludait la question.

La conduite de miss Lindsay n'était point guidée, nous l'avons dit, par un sentiment de coquetterie, et moins encore par le désir, toujours flatteur pour la vanité d'une femme, de conserver un adorateur. Maude, qui se savait passionnément aimée, qui connaissait l'emportement irréfléchi du caractère de Will, redoutait avec raison les dangereux résultats d'un refus sérieux et irrévocable. Dans un premier moment de douleur, Will pouvait cruellement souffrir de sa défaite amoureuse. Du reste, il faut avouer en toute franchise que les craintes de recevoir un refus sans appel n'avaient jamais troublé ni le cœur ni l'esprit du jeune homme. Le pauvre garçon croyait fermement que si Maude refusait aujourd'hui son amour, elle l'accepterait le lendemain. Il avait déjà demandé trois cents fois à la jeune fille si elle l'aimerait bientôt, il lui avait déjà dit six cents fois qu'il l'adorait, trois cents fois Will avait été doucement repoussé. N'importe, le jeune homme se promettait de renouveler ses offres trois cents fois encore.

Le cœur de Maude cependant n'était pas de nature à exiger un siège aussi prolongé ; car ce cœur était bon, tendre et dévoué. William savait cela et il espérait qu'un beau matin, à sa millième déclaration d'amour, Maude lui tendrait sa petite main blanche, son front si pur, et dirait enfin : « William, je vous aime. »

Nous avons oublié de suivre les regards de Maude lorsque la jeune fille les portait, avec une affectueuse reconnaissance, sur son passionné serviteur. Notre ami avait au physique aussi bien qu'au moral des imperfections qui d'ordinaire ne sont point l'apanage des héros de nos romans modernes, néanmoins ces imperfections n'avaient ni le droit ni le pouvoir d'éloigner l'amour. Will était grand, bien proportionné ; sa figure ovale aux traits fins n'était point enlaidie par la teinte vermeille d'une fraîcheur juvénile mise en relief par l'encadrement d'une chevelure d'un rouge un peu vif. Cette bizarre nuance, qui avait acquis au jeune homme la qualification d'écarlate, était donc un défaut, un grand défaut, nous sommes contraints de le reconnaître. Mais nous devons ajouter que les cheveux de William se bouclaient naturellement et tombaient sur son cou avec une grâce digne d'admiration. La mère de Will s'était flattée, en caressant la tête de son enfant, que le temps donnerait à l'étrange couleur de ses cheveux une teinte plus foncée ; mais, loin de réaliser l'espoir de la bonne dame, le temps avait pris plaisir à les revêtir d'une couche de carmin plus vif, et William devint une seconde édition de Guillaume le Roux.

De charmantes beautés physiques, de précieuses qualités morales rachetaient amplement ce bizarre caprice de la nature ; car Will avait des yeux bleus fendus en amande, à l'expression tantôt remplie de tendresse, tantôt pétillante de malice. Au doux regard de ces beaux yeux venait se joindre un air de bonne humeur si franc, si affectueux et si aimable qu'il diminuait considérablement l'ensemble un peu coloré de notre ami.

Aimée de la famille Gamwell, adorée de Will, désireuse de plaire à tous, Maude en arriva enfin à s'attacher au jeune homme ; mais elle avait si souvent repoussé l'offre de son amour que, tout en se sentant le désir d'y répondre, elle ne savait plus comment elle devait s'y prendre.

Voilà donc dans quelle situation se trouvaient nos personnages en l'an 1182, six ans après le meurtre de la pauvre Marguerite.

Pendant une belle soirée des premiers jours du mois de juin, une expédition nocturne fut préparée par Gilbert Head. Cette expédition, qui avait pour but d'arrêter une bande d'hommes appartenant au baron Fitz-Alwine, devait, par son succès, réaliser les souhaits du vieillard, car l'époux de Marguerite n'avait point renoncé à ses projets de vengeance. Les renseignements qui avaient instruit Gilbert du passage de ces hommes dans la forêt de Sherwood laissaient supposer qu'ils accompagnaient leur maître au château de Nottingham, et l'intention de Gilbert était de faire revêtir à sa troupe la livrée des soldats du baron et de s'introduire au château sous ce déguisement. Là seulement auraient lieu les représailles, représailles sans pitié, qui rendraient meurtre pour meurtre, incendie pour incendie.

Plus bavard qu'il n'était prudent, Hal avait répondu aux questions de Gilbert. Le naïf enfant ne s'était point aperçu que ses réponses indiscrètes faisaient courir des nuées d'orage dans les yeux du sombre et attentif vieillard.

Robin et Petit-Jean avaient juré à Gilbert de l'aider à punir le baron. Fidèles à leur serment, ils s'étaient mis l'un et l'autre à sa disposition. Sur la demande de Gilbert, Petit-Jean arma une troupe d'hommes hardis et courageux, plaça dans leurs rangs les fils de sir Guy, et cette petite troupe, formée de combattants résolus à vaincre, se mit aux ordres du vieux forestier.

Gilbert voulait tuer de ses propres mains le baron Fitz-Alwine ; car, dans l'extrême exagération de sa douleur, il regardait ce meurtre comme un tribut à payer aux restes chéris de son infortunée compagne.

Robin n'avait point à cet égard les mêmes pensées que son père adoptif, et, sans se croire parjure au serment qu'il avait fait sur le cadavre de Marguerite, il songeait à défendre le baron de la fureur du vieillard.

Une pensée d'amour devait donc se mettre comme un bouclier entre l'arme de Gilbert et la poitrine du baron Fitz-Alwine.

« Mon Dieu ! » se disait mentalement Robin, « accordez-moi la grâce de préserver cet homme des coups de mon père ; la douce créature qui habite auprès de vous ne demande pas de vengeance. Accordez-moi la grâce de toucher le cœur de Fitz-Alwine, d'apprendre par lui le sort d'Allan Clare, afin de donner un peu de bonheur à celle que j'aime. »

Quelques minutes avant l'heure fixée pour le départ, Robin se rendit dans une chambre qui avoisinait l'appartement de Marianne afin de prendre congé de la jeune fille.

En entr'ouvrant sans bruit la porte de cette pièce, Robin aperçut Marianne accoudée sur une fenêtre et causant avec elle-même, ainsi que cela arrive quelquefois aux personnes qui vivent dans un isolement rempli de leurs songes.

Interdit et troublé, Robin resta silencieusement, le chapeau à la main, sur le seuil de la porte.

– Sainte mère du Sauveur, murmurait la jeune fille d'une voix entrecoupée, aide-moi, protège-moi, donne-moi la force de supporter l'écrasante monotonie de mon existence ! Allan, mon frère, mon seul protecteur, mon seul ami, pourquoi m'avez-vous quittée ? Vos espérances de bonheur étaient ma seule joie, Christabel et vous étiez toute ma vie ! Tu es parti depuis six ans, mon frère, et, comme une fleur oubliée dans le jardin d'une maison déserte, j'ai grandi loin de toi. Les personnes à qui ta tendresse a confié le soin de ma vie sont bonnes, trop bonnes peut-être, car leur bienveillance m'accable, elle me fait sentir mon isolement, mon abandon. Je suis malheureuse, Allan, bien malheureuse, et, pour mettre le comble à mon infortune, une passion dévorante est venue remplir tout mon être : mon cœur ne m'appartient plus.

En achevant ces douloureuses paroles, Marianne ensevelit sa tête dans ses blanches mains et pleura amèrement.

– « Mon cœur ne m'appartient plus », répéta Robin qui tressaillit d'angoisse, tandis qu'une profonde rougeur lui faisait comprendre qu'il était indiscrètement témoin des pleurs de la jeune fille... Marianne, dit vivement Robin en s'avançant au milieu de la chambre, voulez-vous me permettre de causer quelques instants avec vous ?

Marianne surprise jeta un léger cri.

– Volontiers, messire, répondit-elle avec douceur.

– Mademoiselle, reprit Robin les yeux baissés et la voix tremblante, je viens de commettre involontairement une impardonnable faute. Je demande à votre extrême indulgence d'en écouter l'aveu sans colère. Je suis là au seuil de cette porte depuis quelques minutes, vos paroles si profondément tristes ont eu un auditeur.

Marianne rougit.

– J'ai entendu sans écouter, mademoiselle, se hâta d'ajouter Robin, timidement rapproché de la jeune fille.

Un doux sourire entr'ouvrit les lèvres de la charmante lady.

– Mademoiselle, reprit Robin, enhardi par ce divin sourire, permettez-moi de répondre à quelques-unes de vos paroles. Vous êtes sans parents, Marianne, éloignée de votre frère et presque seule au monde. Ma vie n'a-t-elle pas les mêmes douleurs ? ne suis-je pas orphelin ? Comme vous, milady, je puis me plaindre du sort, comme vous je puis pleurer, non les absents, mais sur ceux qui ne sont plus. Je ne pleure pas cependant, parce que l'avenir et Dieu sont mon espérance. Courage, Marianne, confiance et espoir : Allan reviendra, et avec lui la noble et belle Christabel. En attendant l'époque sans nul doute prochaine de cet heureux retour, accordez-moi la grâce de vous servir de frère ; ne me refusez pas, Marianne, et vous comprendrez bientôt que votre confiance se sera reposée sur un homme qui donnerait sa vie pour vous rendre heureuse.

– Vous êtes bon, Robin, répondit la jeune fille d'une voix profondément émue.

– Ayez donc confiance en moi, chère lady. Ne supposez pas surtout que l'offre de mon cœur, de ma vie, de mes soins vous soit faite sans réflexion... Tenez, Marianne, ajouta le jeune homme d'une voix plus expressive et moins tremblante, je vais vous dire la vérité tout entière : je vous aime depuis le premier jour de notre rencontre.

Une exclamation mêlée de joie et de surprise s'échappa des lèvres de Marianne.

– Si je vous fais aujourd'hui cet aveu, reprit Robin d'une voix émue, si je vous ouvre mon cœur fermé sur votre image depuis six ans, ce n'est point avec l'espoir d'obtenir votre affection, mais dans celui de vous faire comprendre combien je suis dévoué à votre chère personne. Vos paroles si involontairement entendues m'ont brisé le cœur. Je ne vous demande pas le nom de celui que vous aimez... lorsque vous me jugerez digne de remplacer votre frère, vous daignerez me le donner. Croyez-le bien, Marianne, je respecterai ce choix, choix si digne d'envie...Vous me connaissez depuis six ans, il vous a été facile, n'est-ce pas ? de me juger par mes actions. Je mérite le titre sacré de votre protecteur. Ne pleurez pas, Marianne ; donnez-moi votre main et dites-moi que je serai un jour votre ami, votre confident.

Marianne tendit au jeune homme incliné vers elle ses deux mains tremblantes.

– J'écoute vos paroles, Robin, dit la jeune fille, avec un sentiment d'admiration si vif qu'il me rend impuissante à vous exprimer mon bonheur. Je vous connais depuis plusieurs années, et chaque jour m'a appris à vous apprécier davantage. Pendant l'absence d'Allan, vous avez rempli auprès de moi les devoirs du meilleur des frères, et cela dans l'ombre, en silence, presque sans remerciements. Je suis profondément touchée, ami cher, du généreux sacrifice que vous voulez faire de vos sentiments en faveur de la personne inconnue à qui appartient mon cœur. Eh bien ! il me serait pénible d'être surpassée en grandeur d'âme, même par vous, Robin. Je veux me montrer aussi franche que vous êtes dévoué.

Une vive rougeur colora les joues de Marianne, qui resta silencieuse pendant quelques minutes.

– N'ayez point mauvaise opinion de ma délicatesse de femme, reprit la jeune fille d'une voix émue, si en récompense de toutes vos bontés pour moi je vous appartiens ! Du reste, je ne crois point devoir rougir de cet aveu, puisqu'il est un témoignage de ma gratitude et de ma loyauté.

Nous ne répéterons pas les paroles ardentes qui s'échappèrent comme un torrent du cœur des jeunes gens ; six années d'un amour silencieux y avaient amassé des trésors de tendresse.

Les mains unies, les yeux en pleurs, le sourire sur les lèvres, ils se jurèrent l'un à l'autre un amour constant, éternel : amour qui ne devait s'envoler au ciel qu'avec le dernier soupir de leur vie.

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