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Chapitre IV


Aujourd'hui, on va de Spa à Cologne en chemin de fer. Autrefois, c'est-à- dire il y a vingt ans, la voie ferrée s'arrêtait à Liège, et l'on faisait le reste de la route en voiture.
L'administration des voitures était prussienne, et, par conséquent, soumise à cette rigidité devenue proverbiale dans le royaume du grand Frédéric.
Les billets que l'on vous distribuait étaient mi-partie allemand et français.
Une des clauses de ces billets, qui assignaient à chacun son numéro, était celle-ci :
« Il est défendu aux voyageurs de changer de place avec leurs voisins, même du consentement de ceux-ci. »
Autrefois, on s'arrêtait donc forcément à Liège. Aujourd'hui, on fait la route tout d'une traite.
J'ai lieu de me réjouir qu'on ne s'arrête plus à Liège. Je suis en guerre depuis nombre d'années avec la bonne ville wallonne ; elle ne m'a pas encore pardonné d'avoir dit, dans mes Impressions de voyage, que j'avais pensé y mourir de faim, et l'on m'a assuré que le maître de l'hôtel d'Albion, où ce malheur faillit m'arriver, m'avait cherché par toute l'Europe pour me demander raison de cet abominable propos.
Heureusement, j'étais alors en Afrique, où, je dois le dire, je mangeais encore plus mal que chez lui.
J'aurais d'autant moins échappé au sort qu'il me réservait, que, dans sa course, il avait recruté un autre ennemi à moi : le maître de la poste de Martigny, celui qui m'avait servi, en 1832, ce fameux bifteck d'ours qui a tout simplement fait le tour du monde, et qui, comme le serpent de mer, nous est revenu par les journaux d'Amérique.
En vérité, je me confesse ici à l'endroit de ces deux vénérables industriels. Si l'un, le maître de l'hôtel d'Albion, avait raison de m'en vouloir, l'autre, le maître de l'hôtel de la Poste, n'avait sujet que de me remercier.
Un aubergiste français eût payé au poids de l'or une réclame si merveilleusement réussie ; il eût pris pour enseigne Au bifteck d'ours, et il eût fait fortune.
Au reste, peut-être a-t-il fait fortune sans cela.
Je suis, depuis 1832, en poste à Martigny. Le maître s'est empressé, ne me reconnaissant pas, de changer les chevaux de ma voiture ; il était gros et gras comme un homme qui n'a ni haine ni remords.
S'il avait su que c'était moi, que se serait-il passé, bon Dieu !...
Nous arrivâmes à Cologne, vers six heures du matin, par un temps magnifique. Nous courûmes à l'agence des bateaux à vapeur ; le bateau à vapeur partait à huit heures : nous avions deux heures devant nous.
- Dormez-vous ou prenez-vous un bain ? demandai-je à ma compagne de voyage.
- Je prends un bain.
- Je vous y conduis.
- Vous savez où cela est ?
- Je sais toujours où sont les bains des villes où j'ai passé.
Je la conduisis au bain.
Sa pudeur eut quelque peu à rougir de la question : « Prenez-vous une seule chambre ou deux ? » Mais je me hâtai de répondre : « Deux. » Et l'on nous conduisit dans deux chambres de bain aussi contigus que l'avaient été nos deux chambres à coucher.
Nous avions fait porter directement nos colis – réduits, pour Lilla, à une malle, pour moi à un sac de nuit – au bateau à vapeur de Mayence. Nous n'eûmes donc en sortant du bain, qu'à prendre la même route que nos colis.
Depuis notre entrée en Prusse, ma compagne de voyage avait senti doubler son importance : elle était devenue mon interprète et c'était elle qui était chargée des discussions monétaires.
Le voyage du Rhin est, au reste, un des voyages les moins coûteux qu'il y ait au monde : pour quatre ou cinq thalers, je crois, c'est-à-dire pour une vingtaine de francs, on remonte le fleuve illustré par Boileau et chanté par Koerner, depuis Cologne jusqu'à Mayence, et, pour le même prix, on le descend depuis Mayence jusqu'à Cologne.
Reste la question culinaire : la nourriture est à bon marché, mais exécrable ; les vins sont chers... et mauvais.
On a fait à ces aigres vins du Rhin, mûris au reflet des cailloux, une réputation fort usurpée, à mon avis. Le liebfraumilch et le braunberger – le lait de la Vierge et le jus de la montagne noire, – sont seuls passables. Quant au johannisberg, je hasarderai ce paradoxe à son endroit, que je ne connais pas de bon vin lorsqu'il coûte vingt-cinq francs la bouteille.
A partir de Cologne, quoique la carte soit franco-allemande, la cuisine est toute prussienne. Vous vous attendez à manger un plat aigre, vous mangez un plat doux ; vous demandez une chose sucrée, on vous sert une chose poivrée ; vous trempez votre pain dans une sauce qui ressemble à un roux, et vous mangez de la marmelade.
La première fois que j'ai demandé de la salade en Allemagne, je la rendis au garçon en lui disant :
- On a oublié de secouer votre salade, elle est pleine d'eau.
Le garçon prit le saladier, l'inclina, puis me regarda avec étonnement.
- Eh bien ? lui dis-je.
- Eh bien, monsieur, reprit-il, ce n'est point de l'eau, c'est du vinaigre.
Je crus que la salade allait m'emporter la bouche : elle ne sentait absolument rien.
Dans tous les pays du monde, on met du vinaigre dans la salade ; en Allemagne, on met la salade dans le vinaigre.
Il y a beaucoup des moeurs allemandes dans la cuisine allemande. On met du sucre dans le vinaigre, et du miel dans la haine.
Mais je ne sais pas ce que l'on met dans le café à la crème.
Prenez tout ce que vous voudrez sur un bateau à vapeur du Rhin, prenez de l'eau de Seltz, de l'eau de Spa, de l'eau de Hombourg, de l'eau de Bade, de l'eau de Sedlitz même mais ne prenez pas de café à la crème si vous êtes Français.
Je ne veux pas dire pour cela que l'on prenne de bon café à la crème en France ; je dis seulement que, partout ailleurs qu'en France, et surtout en Allemagne, on prend du café exécrable.
Cela commence à Quiévrain, et va toujours augmentant jusqu'à Vienne.
Vous ne croiriez pas que ce problème, qui paraît bien simple : « Pourquoi prend-on généralement de mauvais café en France ? » a une solution toute politique !
Toute politique, je le répète.
On a pris de bon café en France depuis l'invention du café jusqu'au système continental, c'est-à-dire de 1600 à 1809.
En 1809, le sucre valait huit francs la livre ; cela nous a valu le sucre de betterave.
En 1809, le café valait dix francs la livre cela nous a valu la chicorée.
Passe encore pour les betteraves. En ma qualité de chasseur, je ne suis pas fâché, quand les blés sont moissonnés, les avoines sciées, les trèfles et les luzernes fauchés, de trouver deux ou trois arpents de betteraves, où je risque une entorse à chaque pas, mais où les perdreaux se remisent et où les lièvres gîtent.
En outre, la betterave cuite sous la cendre, – comprenez bien, pas au four, – confite vingt-quatre heures dans du bon vinaigre, – pas du vinaigre allemand, – n'est pas un mauvais hors-d'oeuvre.
Mais la chicorée !
A quels dieux infernaux dévouera-t-on la chicorée ?
Un flatteur de l'Empire a dit : La chicorée est rafraîchissante.
C'est incroyable, ce que l'on peut faire faire au peuple français avec le mot rafraîchissant.
On a dit que le peuple français était le peuple le plus spirituel de la terre : on aurait dû dire le peuple le plus échauffé.
Les cuisinières se sont emparées du mot rafraîchissant ; et, à l'abri derrière ce mot, elles empoisonnent chaque matin leurs maîtres en mêlant un tiers de chicorée au café.
Vous obtiendrez tout de votre cuisinière, qu'elle sale moins, qu'elle poivre davantage, qu'elle se contente du sou par livre que lui font le boucher, l'épicier, le fruitier.
Vous n'obtiendrez jamais de votre cuisinière qu'elle ne mette pas de chicorée dans votre café.
La cuisinière la plus menteuse est impudente à l'endroit de la chicorée. Elle avoue la chicorée, elle s'en vante, elle dit à son maître :
- Vous êtes échauffé monsieur ; c'est pour votre bien.
Si vous la chassez, elle sort de chez vous la tête haute et en vous insultant du regard.
Elle est martyre de la chicorée !
Je suis parfaitement convaincu qu'il y a une société secrète entre les cuisinières ; une caisse de secours pour les chicoréennes.
Or, quand les épiciers ont vu cela, ils se sont appliqué la maxime : Audite et intelligite.
Ils ont compris, eux qui n'ont pas la comprenette facile comme disent les Belges.
Autrefois ils vendaient la chicorée à part, – reste de pudeur. Aujourd'hui, on vend du café à la chicorée, comme on vend du chocolat à la vanille.
Vous savez cela, vous, amateurs de café, qui prenez votre moka pur et non pas un tiers martinique et un tiers bourbon. Vous faites acheter votre moka en grains.
Vous vous dites : « Je le grillerai, je le moudrai moi-même. Je le mettrai sous clef, je fourrerai la clef dans ma poche. J'ai une machine à esprit-de-vin pour faire le café, je ferai mon café sur ma table au dîner, et, de cette façon, j'échapperai à la chicorée. »
Vous en êtes empoisonné !
Les épiciers ont inventé un moule à graine de café, comme les armuriers ont inventé un moule à balles.
Vous avez un tiers de chicorée dans votre moka brûlé, moulu, enfermé, préparé par vous !
Depuis la chicorée, les épiciers sont devenus bien vicieux !
Voilà ce que je dis à ma compagne de voyage lorsque je lui entendis demander en allemand :
- Du café à la crème.
Mais savez-vous ce qu'elle répondit à ma diatribe ?
- Je ne déteste pas la chicorée, c'est bon pour le sang.
Ainsi, jusqu'en Allemagne, jusqu'en Hongrie même, cette théorie, non seulement anticulinaire, mais je dirai plus, antiartistique, a pénétré : la chicorée est rafraîchissante !
Je m'éloignai de Lilla. J'éprouvais une certaine répugnance à voir ces lèvres, fraîches comme deux feuilles de rose, ces dents blanches comme des perles se mettre en contact avec l'affreuse boisson.
J'allai me promener à l'avant.
Dans un lointain bleuâtre, on commençait à voir se dessiner l'azur plus foncé des grandes collines qui bordent le Rhin, et qui, en se resserrant, forment le passage si pittoresque de la Loreley.
Je restai jusqu'à ce que je présumasse que le bol de café à la crème était absorbé.
Puis je revins.
Je trouvai ma compagne de voyage en conversation des plus animées avec une charmante femme de vingt-trois à vingt-quatre ans, blonde, grasse, douce de figure, flexible de taille.
Je crus m'apercevoir que les deux femmes parlaient de moi.
Non seulement je devinai qu'elles parlaient de moi, mais je crus même comprendre le sujet de leur conversation.
En nous voyant arriver ensemble sur le bateau, Lilla et moi, la jolie Viennoise – la dame blonde était de Vienne – la jolie Viennoise lui avait demandé ce que nous étions l'un à l'autre.
Et ma compagne de voyage avait répondu la vérité : c'est que nous étions purement et simplement amis.
Il était clair que son interlocutrice n'en voulait rien croire.
Je m'approchai, et, à la façon toute respectueuse dont je parlai à madame Bulyowsky, sa compatriote put voir qu'elle lui avait dit l'exacte vérité.
La conversation devint générale.
Lilla me présenta à la belle voyageuse comme son ami, puis ensuite me présenta la belle voyageuse comme une admiratrice passionnée de la littérature française, – ce qui me permettait de prendre ma part de l'admiration répartie sur mes confrères.
La belle Viennoise parlait français comme une Parisienne. Je ne sais pas son nom, et, par conséquent, je ne puis la compromettre par le portrait que j'en ai tracé ; mais j'ai tout lieu de penser que, si j'avais fait avec elle le voyage que je faisais avec Lilla, et qu'au bout de quatre jours et de quatre nuits, elle m'eût présenté comme un ami, elle eût fait un gros mensonge.
Cependant le soleil montait sur l'horizon.
- Où avez-vous mis mon ombrelle ? me demanda ma compagne de voyage.
- En bas, dans le salon, avec mon sac de nuit.
Je me levai.
Lilla me tendit la main avec cette grâce charmante qui faisait le mérite principal de mademoiselle Mars.
- Pardon de la peine que je vous donne, ajouta-t-elle.
Je fis un mouvement pour lui baiser la main.
- Oh ! attendez.
Elle ôta son gant.
Je lui baisai la main et j'allai chercher l'ombrelle.
En mettant le pied sur la première marche de l'escalier, je me retournai.
Je vis la jeune Viennoise qui lui prenait vivement la main et qui avait l'air de lui faire une demande.
- Allez, allez, me dit Lilla.
Je descendis et, cinq minutes après, je remontai avec l'ombrelle.
Lilla était seule.
- Que vous disait donc la charmante femme qui était près de vous et qui n'y est plus ? lui demandai-je.
- Quand cela ?
- Au moment où je me suis retourné.
- Curieux !
- Dites, je vous en prie.
- Non, ma foi ; vous avez déjà bien assez d'amour-propre sans cela.
- Si vous ne me le dites pas, je vais aller le lui demander à elle-même.
- Ne faites pas une chose comme celle-là.
- Dites, alors.
- Vous voulez savoir ce qu'elle me demandait ?
- Oui.
- Eh bien, elle me demandait de me baiser la main à la place ou vous me l'aviez baisée.
- Et vous le lui avez permis, j'espère bien ?
- Sans doute... C'est bien allemand, n'est-ce pas ?
- Oui ; seulement je donnerais bien des choses pour que ce fût français.
- Est-ce qu'une de vos reines n'a pas baisé les lèvres mêmes d'un poète tandis qu'il dormait ?
- Oui ; mais cette reine était Ecossaise, et elle est morte empoisonnée par son mari en disant : « Fi de la vie, je ne la regrette pas... ! » Il est vrai que cette reine était la femme de Louis XI.

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