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Chapitre V


A peine la jolie Viennoise m'avait-elle vu me rapprocher de madame Bulyowsky, qu'elle était accourue s'asseoir à ses côtés, sans se préoccuper de ce que celle-ci venait de me raconter.
Les Allemandes ont cela d'admirable, qu'elles ne cachent pas leur enthousiasme et que leur bouche ne dément ni leurs yeux ni leur coeur : ce qu'elles pensent, elles le disent simplement, nettement, franchement.
Je ne crois pas qu'il y ait à la fois d'impression plus douce et plus flatteuse que celle de s'entendre naïvement louer par la bouche d'une jolie femme, née à cinq cents lieues de vous, parlant une autre langue que vous, que le hasard vous fait rencontrer, qui ne devait jamais vous connaître, et qui se félicite joyeusement de vous avoir connu. Lorsque l'on compare ces caressants effluves du coeur et des yeux que l'on trouve du moment où l'on a passé la frontière, à cette froide dissection du talent, à cette éternelle négation du génie, auxquelles nous habituent nos feuilles quotidiennes, hebdomadaires ou mensuelles, on se demande pourquoi c'est toujours dans son pays et parmi ses compatriotes que l'on trouve ce désenchantement, qui mènerait tout droit au découragement si l'on n'allait de temps en temps se retremper à l'étranger. Antée retrouvait ses forces en touchant la terre d'Afrique. Je ne suis pas Antée, mais je sais que je perds les miennes toutes les fois que je touche la terre de France.
Au reste, une seconde surprise du même genre que la première m'attendait : en même temps que nous, s'était embarquée une société composée de deux hommes de trente à trente-cinq ans, de deux femmes de vingt-cinq à trente, et d'un enfant de sept à huit.
Tout cela avait un air étranger qui dénonçait les habitants d'un monde plus rapproché que le nôtre du soleil des tropiques ; l'enfant surtout, avec ses longs cheveux noirs, son teint mat, ses yeux de flamme, était un type vivant de l'Amérique du Sud.
Une des deux femmes avait dit, un instant après que le bateau s'était mis en route, quelques mots tout bas à l'oreille de l'enfant, et, depuis ce temps, il n'avait cessé de me regarder avec une naïve curiosité.
Comme le groupe dont il faisait partie était en face de celui que nous formions, et comme nous n'étions séparés les uns des autres que par la distance qui existe du banc appuyé au capot au banc appuyé au bastingage, je réunis toutes les parcelles de ma science philologique pour lui dire en espagnol :
- Mon bel enfant, voulez-vous demander pour moi à madame votre mère la permission de vous embrasser ?
A mon grand étonnement, une des deux femmes lui dit alors en excellent français :
- Alexandre, allez embrasser votre parrain.
L'enfant, fort de cette autorisation, vint se jeter tout courant dans mes bras.
- Ah ! par exemple, répondis-je, voilà qui est fort ! Qu'à don Juan, qui lui demandait d'un côté à l'autre du Manzanares du feu pour allumer son cigare, Satan ait répondu en allongeant le bras par-dessus le fleuve, et qu'au cigare que tenait la main emmanchée au bout de ce bras, don Juan ait allumé le sien, voilà qui est à merveille. Mais que moi, sans m'en douter, j'aie allongé les deux mains pour tenir un enfant sur les fonts de baptême à Rio-Janeiro ou à Buenos-Aires, voilà ce dont je ne me serais jamais douté.
- C'est qu'en effet, me répondit la dame étrangère, la chose ne s'est point entièrement passée ainsi.
- Y a-t-il indiscrétion à insister ? demandai-je.
- Oh ! mon Dieu, non, me répondit l'Américaine. Nous ne sommes ni de Buenos-Aires, ni de Rio-Janeiro : nous sommes de Montevideo. Or, lorsque, Rosas repoussé, la paix faite, nous avons pu respirer, notre premier désir a été pour nous mettre au pas de la civilisation, d'imiter les principales villes d'Europe dans la création de leurs plus utiles ou plus philanthropiques établissements. Le premier, ou un des premiers de tous, fut un hospice des enfants trouvés. Eh bien, l'enfant que vous voyez là fut celui qui étrenna l'établissement, et votre nom est si populaire à Montevideo qu'on lui donna votre nom pour qu'il portât bonheur au nouvel hospice. Nous n'avions pas d'enfants ; nous résolûmes d'en prendre un aux Enfants-Trouvés. Nous choisîmes celui-là à cause de son nom.
Je tenais le bel enfant entre mes bras ; je le serrai sur ma poitrine, tout fier d'avoir eu, d'un côté du monde à l'autre, une si heureuse pression sur cette pauvre petite existence.
De mes bras, il passa dans ceux de mes deux compagnes de voyage ; puis, je ne sais comment, les mains de l'enfant, la main de Lilla, celle de la dame viennoise et la mienne se trouvèrent enlacées, et restèrent ainsi pendant près d'une demi-heure, se parlant par ces frémissements sympathiques qui touchent à l'extase.
Cette demi-heure ne fut peut-être pas la plus heureuse mais elle fut à coup sûr la plus douce de ma vie.
Tout à coup, avec un sourire et un baiser, l'enfant s'échappa et courut à sa famille adoptive, comme l'oiseau qui s'envole pour retourner à son nid.
Je dégageai ma main si doucement prise ; je suivis l'enfant et j'allai demander à mes Espagnols du Sud quelques renseignements sur des hommes que j'avais connus, et qui résidaient à Montevideo.
Le premier dont je m'informai est un compatriote à moi, un jeune armurier de Senlis. J'avais pu l'aider lorsqu'il avait désiré venir s'établir à Paris. Son commerce prospérait lorsque arriva la révolution de 1848, qui, en renversant un trône, troubla du même choc tant d'existences.
Je l'avais recommandé au général Pacheco y Obès, lors de la mission que celui-ci avait remplie à Paris. Le général l'avait envoyé à Montevideo, et l'avait fait nommer armurier du gouvernement. Il était – l'armurier – en train de faire fortune.
Je l'ai revu depuis, à un de ses voyages en France. Il m'a rapporté les quelques billets de mille francs qu'il me devait et, pour les intérêts, une magnifique peau d'ours.
Cela me conduisit à parler d'un autre Français que j'avais, lui aussi, recommandé au général Pacheco : c'était le comte d'Horbourg, fils d'un aide de camp de mon père.
Un jour, en chassant dans le delta du Nil avec mon père, le comte d'Horbourg, père de celui dont je parle, marcha sur la queue d'un de ces boas de la petite espèce, que l'on appelle des pythons.
Le serpent se redressa et darda sa tête énorme pour le mordre.
Mais, plus rapide que le serpent, mon père avait mis en joue, fait feu et l'avait tué sans qu'un seul grain de plomb eût atteint l'aide de camp.
Le comte d'Horbourg avait fait faire un ceinturon de sabre avec la peau de ce serpent.
Puis, en mourant, il m'avait légué le ceinturon, comme un souvenir de mon père.
Son fils, tout vêtu de deuil, me l'avait apporté. De là ma connaissance avec lui.
Il avait servi en Afrique et ne manquait pas d'instruction ; mais c'était une de ces santés et de ces intelligences ravagées par l'absinthe. Avait-on besoin de lui physiquement, il avait la fièvre ; avait-on besoin de lui intellectuellement, il était ivre.
Celui-là, ce n'était pas moi qui l'avais recommandé au général Pacheco : c'était le général qui me l'avait demandé. Il en avait fait un officier instructeur.
D'Horbourg était mort dans l'exercice de ses fonctions et fort malheureusement.
Un jour qu'il faisait manoeuvrer un régiment au milieu des grandes herbes, son sabre lui échappa de la main, et tomba. Avec l'agitation fébrile qui ne le quittait pas, il mit pied à terre. Le sabre était resté debout, la poignée sur le sol, la lame en l'air. Dans le mouvement qu'il fit, il se passa la lame au travers du corps, et ne survécut que deux heures à l'accident.
Quant à Pacheco y Obès, l'homme le plus important de toutes les révolutions montévidéennes, lui aussi était mort, mort en disgrâce comme Scipion. Pauvre comme Cincinnatus, il avait, comme Lamartine, remué des millions ; seulement c'était un de ces poètes aux mains ouvertes, entre les doigts desquels les millions glissent.
Arrivé à Paris avec une mission de confiance, il avait été raillé par les petits journaux. La raillerie avait été jusqu'à l'offense. Il avait demandé satisfaction, on la lui avait refusée ; il avait alors eu recours à la police correctionnelle, et, quoique parlant assez mal le français, il avait voulu y plaider sa cause lui-même.
Il avait eu devant le tribunal un de ces mouvements d'éloquence comme en ont les grands coeurs, comme en avait le général Foy, comme en avait le général Lamarque, comme en avait M. de Fitz-James.
On l'avait surtout raillé sur l'exiguïté de sa république, sur l'infimité de sa cause.
Il avait répondu.
- La grandeur du dévouement ne se mesure pas à la grandeur de la chose que l'on défend. Si j'ai le bonheur de verser tout mon sang pour la liberté de Montevideo, j'aurai fait autant qu'Hector, qui versa tout le sien pour la défense de Troie.
Or, ce grand coeur s'était éteint, ce grand défenseur d'une petite cause était mort, mort si pauvre, que c'était ce jeune armurier, que je lui avais recommandé au temps de son pouvoir, qui avait fait les dépenses de ses derniers jours, les frais de ses funérailles.
Ces nouvelles étaient tristes. Hélas ! il arrive un âge de la vie où, en portant les regards autour de soi on ne voit partout que des points noirs : ce sont des taches de deuil. Les médecins disent que c'est la vue qui se fatigue, que c'est la rétine qui s'injecte, que c'est la goutte sereine qui frappe aux réseaux de la prunelle ; ils appellent cela les mouches volantes.
Lorsqu'on cesse de voir ces mouches-là, c'est que l'on est mort soi-même.
Je revins à mes deux compagnes après les avoir cherchées inutilement à la place ou je les avais laissées : elles avaient transporté leur domicile près d'une table, et sur cette table étaient du papier, de l'encre et des plumes.
Je compris : j'étais condamné à la torture de l'autographe ; torture ordinaire, qui passa tout naturellement à l'extraordinaire.
Du moment que j'avais mis le pied sur le bateau on avait su qui j'étais.
Du moment que je mettais la main à la plume, on fit queue.
Par malheur, il y avait à bord un certain nombre d'Anglais, et surtout d'Anglaises.
En matière d'autographes, les Anglais mâles sont indiscrets, les Anglaises sont insatiables.
Au reste, la séance que je fis au milieu d'une douzaine d'Anglaises de tout âge, depuis douze ans jusqu'à soixante m'amena à une grande découverte philologique et physiologique.
Je remarquai que la déformation de la bouche si commune chez les vieux Anglais et les vieilles Anglaises, ne s'opérait qu'à un certain âge, et que tous les Anglais et toutes les Anglaises jeunes avaient, en général, des bouches charmantes.
Qui peut donc avoir déformé la bouche des vieux Anglais et des vieilles Anglaises, au point d'en faire un museau chez les uns, une trompe chez les autres ?
C'est le th.
- Comment ! le th ? direz-vous.
Eh ! mon Dieu, oui.
Demandez à votre professeur d'anglais comment on arrive au sifflement nécessaire pour prononcer le th et en faire thz.
Il vous répondra :
- Appuyez fortement la langue sur la mâchoire supérieure et inférieure à la fois, et prononcez le th en même temps.
Eh bien, à force de prononcer le th, qui se trouve à chaque seconde dans le vocabulaire anglais, à force de pousser la mâchoire inférieure et supérieure pour prononcer ce maudit th, le corps mou – la langue – l'a emporté sur le corps dur – les dents ; et en attendant qu'elle soit renversée tout à fait, la barricade s'est inclinée sous la pression.
Si vous connaissez, cher lecteur ou belle lectrice, une autre solution à ce problème : « Pourquoi les Anglais et les Anglaises de quinze à vingt ans ont-ils presque tous une bouche charmante, et pourquoi les Anglais et les Anglaises de cinquante à soixante ans ont-ils presque tous une bouche affreuse ? » si, dis-je, vous connaissez une autre solution donnez-la-moi ; – et, moi, je vous donnerai un autographe.

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