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Chapitre X
Les trois messages

Disons maintenant en peu de lignes ce qui s'était passé pendant la période de temps écoulée entre cette époque et celle où nous sommes arrivés.
Emmanuel Philibert avait dit à Leone qu'il ne lui restait plus que son épée.
La ligne des protestants d'Allemagne, soulevée par Jean Frédéric l'électeur de Saxe, qui s'inquiétait des empiétements successifs de l'Empire, avait, en éclatant, donné au jeune prince une occasion d'offrir cette épée à Charles Quint.
Cette fois, celui-ci l'accepta.
Le prétexte saisi par les princes protestants fut que, tant que vivait l'empereur, Ferdinand son frère ne pouvait être roi des romains.
La ligue se forma dans la petite ville de Smalkalde, située dans le comté de Hennecery et appartenant au Landgrave de Hesse : de là le nom de Ligne de Smalkalde qu'elle prit et sous lequel elle est connue.
Henry VIII avait eu scrupule et s'était abstenu. François Ier au contraire y était entré de tout cœur.
La chose datait de loin ; elle datait du 22 décembre 1530, jour de la première réunion.
Soliman, lui aussi, était dans cette ligue. De fait, il y avait prêté son secours, en venant mettre le siège devant Messine en 1532.
Mais Charles Quint avait marché contre lui avec une armée de quatre-vingt-dix mille fantassins et de 30 000 chevaux et l'avait forcé à lever le siège.
Mais, la peste aidant, il avait détruit l'armée de François Ier en Italie, de sorte que d'un côté, était intervenu le traité de Cambrai, le 5 août 1525, et de l'autre, le traité de Nuremberg, le 23 juillet 1532, qui avaient pour quelques instants rendu la paix à l'Europe.
On connaît déjà la durée des traités faits avec François Ier. Le traité de Nuremberg fut rompu et la ligue de Smalkalde, qui avait eu le temps de réunir toutes ses forces, éclata.
L'empereur marcha en personne contre les Smalkaldistes. Ce qui se passait en Allemagne semblait toujours le toucher plus particulièrement que ce qui se passait ailleurs.
C'est que Charles Quint comprenait que, depuis la décadence de la papauté, la plus grande puissance de ce monde, c'était l'empire.
Ce fut dans ces circonstances que, le 27 mai 1545, Emmanuel Philibert partit pour Worms où se tenait l'empereur. Le jeune prince était, comme toujours, accompagné de Scianca-Ferro et de Leone.
Il était suivi de quarante gentilshommes.
C'était toute l'armée qu'avait pu lever dans ses états et envoyer à son beau-frère celui qui portait encore les titres de duc de Savoie, de Chablais et d'Aoste ; de prince de Piémont, d'Achaïe et de la Morée ; de comte de Genève, de Nice, d'Asti, de Bresse et de Romont ; de baron de Vaud, de Gex et de Faucigny ; de seigneur de Verceil, de Beaufort, du Bugey et de Fribourg ; de prince et vicaire perpétuel du Saint Empire ; de marquis d'Italie et de roi de Chypre.
Charles Quint reçut son neveu à merveille ; il permit qu'on lui donnât en sa présence le titre de Majesté à cause de ce royaume de Chypre, sur lequel son père prétendait avoir des droits.
Emmanuel Philibert paya cette bonne réception en faisant des prodiges de valeur à la bataille d'Ingolstadt et à celle de Mühlberg.
Cette dernière termina la lutte. Dix des quarante gentilshommes d'Emmanuel Philibert manquaient le soir à l'appel de leur chef. Ils étaient morts ou blessés.
Quant à Scianca-Ferro, reconnaissant au milieu du combat l'électeur Jean Frédéric à son puissant cheval frison, à sa taille gigantesque et aux coups terribles qu'il frappait, il s'était particulièrement attaché à lui.
Certes, le jeune homme eût gagné là son nom de Scianca-Ferro, si ce nom ne lui eût pas été donné depuis longtemps.
D'un coup de masse de sa terrible hache d'armes, il avait brisé d'abord le bras droit du prince, puis d'un coup du tranchant, il lui avait coupé à la fois le casque et la figure, si bien que lorsque le prisonnier leva la visière mutilée de ce casque devant l'empereur, il fut obligé de se nommer ; son visage n'était qu'une effroyable plaie.
Un mois auparavant, François Ier était mort. En mourant, il avait dit à son fils que tous les malheurs de la France lui étaient venus de son alliance avec les protestants et les Turcs, et reconnaissant que Charles Quint avait pour lui le Dieu tout-puissant, il avait recommandé au futur roi de France de se maintenir en paix avec lui.
Il y eut alors un instant de repos, pendant lequel Emmanuel Philibert alla voir son père à Verceil. L'entrevue fut tendre et pleine d'un profond amour. Sans doute le duc de Savoie avait le pressentiment qu'il embrassait son fils pour la dernière fois.
La recommandation de François Ier à Henri II ne laissa pas de profondes racines dans le cœur de ce roi sans génie militaire, mais aux instincts belliqueux, et la guerre se ralluma en Italie à propos de l'assassinat du duc de Plaisance, ce Paul Louis Farnèse, fils aîné de Paul III, dont nous avons déjà parlé.
Il fut assassiné à Plaisance en 1548 par Pallavicini, Landi, Anguisuola et Gonfalonieri qui, aussitôt après l'assassinat, remirent la ville à Ferdinand de Gonzague, gouverneur du Milanais pour Charles Quint.
De son côté, Octave Farnèse, second fils de Paul III, s'était emparé de Parme, et afin de n'être pas obligé de la rendre, avait invoqué la protection du roi Henri II.
Or, du vivant même de Paul Louis, Charles Quint n'avait cessé de réclamer Parme et Plaisance, comme villes faisant partie du duché de Milan.
On se rappelle les démêlés qu'il avait eus à Nice à ce sujet avec le pape Paul III.
Il n'en fallut pas davantage pour rallumer la guerre qui éclata en même temps en Italie et dans les Pays-Bas.
C'est en Flandre comme toujours que Charles Quint réunit son plus grand effort. C'est donc tout naturellement vers le nord que nos yeux qui cherchaient Emmanuel Philibert se sont tournés dès le commencement de ce livre.
Nous avons dit comment, après le siège de Metz et la prise de Thérouanne et d'Hesdin, l'empereur, en chargeant son neveu de rebâtir cette dernière ville, l'avait nommé général en chef de ses armées de Flandre et gouverneur des Pays-Bas.
Alors, comme pour faire contrepoids à ce grand honneur, une douleur suprême était venue frapper au cœur Emmanuel Philibert.
Le 17 septembre 1553, son père, le duc de Savoie, était mort !
C'est avec cette qualité de général en chef et avec ce deuil de la mort de son père, sinon conservé sur ses habits, du moins tel que celui d'Hamlet encore empreint sur son visage, que nous l'avons vu apparaître sortant du camp impérial, et c'est après avoir fait respecter son autorité à la manière dont autrefois Romulus avait fait respecter la sienne, que nous l'y voyons rentrer.
Un messager de Charles Quint l'attendait devant sa tente : l'empereur désirait lui parler à l'instant même.
Emmanuel mit aussitôt pied à terre, jeta la bride de son cheval aux mains d'un de ses hommes, fit à son écuyer et à son page un signe de tête, indiquant qu'il ne s'éloignait d'eux que pour le temps qu'allait lui prendre Charles Quint, dénoua le ceinturon de son épée, mit cette épée sous son bras ainsi qu'il avait l'habitude de faire quand il marchait à pied, et cela, afin que s'il était besoin de tirer cette épée hors du fourreau, la poignée en fût toujours à la portée de sa main ; après quoi il s'achemina vers la tente du moderne César.
La sentinelle lui présenta les armes et il entra précédé du messager qui allait annoncer à l'empereur son arrivée.
La tente de campagne de l'empereur était divisée en quatre compartiments, sans compter une espèce d'antichambre, ou plutôt, de portique soutenu par quatre piliers.
Ces quatre compartiments de la tente impériale servaient, l'un de salle à manger, l'autre de salon, l'autre de chambre à coucher et l'autre de cabinet de travail.
Chacun d'eux avait été meublé par le don d'une ville et orné par le trophée d'une victoire.
Le seul trophée de la chambre à coucher de l'empereur était l'épée de François Ier suspendue au chevet de son lit. Ce trophée était simple comme on voit, mais il avait plus de prix aux yeux de Charles Quint, qui emporta cette épée jusque dans le monastère de St-Just, que les trophées des trois autres chambres.
Celui qui écrit ces lignes a souvent, avec un triste et mélancolique regard vers le passé, tenu et tiré cette épée qui avait été tenue et tirée par François Ier qui la rendit, par Charles Quint qui la reçut et par Napoléon qui la reprit.
étrange néant des choses de ce monde ! Devenue à peu près l'unique dot d'une belle princesse déchue, elle est aujourd'hui la propriété d'un serviteur de Catherine II.
ô François Ier, ô Charles Quint, ô Napoléon !
Dans l'antichambre, quoiqu'il ne fît que la traverser, Emmanuel Philibert, avec ce coup d'œil du chef qui voit tout d'un regard et en une seconde, Emmanuel Philibert, disons-nous, remarqua un homme dont les mains étaient liées au dos et qui était gardé par quatre soldats.
L'homme garrotté était vêtu en paysan ; mais comme sa tête était découverte, Emmanuel Philibert crut voir que ni ses cheveux, ni son teint, n'étaient d'accord avec ses vêtements.
Il pensa que c'était un espion français que l'on venait d'arrêter, et qu'à propos de cet espion, l'empereur le faisait demander.
Charles Quint était dans son cabinet de travail : aussitôt annoncé, le duc fut introduit près de l'empereur.
Charles Quint, né avec le seizième siècle, était alors un homme de cinquante cinq ans ; petit de taille, mais vigoureux. Son œil vif étincelait sous ses sourcils, quand toutefois la douleur n'en éteignait pas la lumière.
Ses cheveux grisonnaient, mais sa barbe plus épaisse que longue était restée d'un roux ardent.
Il se tenait couché sur une espèce de divan turc recouvert d'étoffes d'Orient prises dans la tente de Soliman devant Vienne.
à la portée de sa main, brillait un trophée de kandjars et de cimeterres arabes. Il était enveloppé dans une longue robe de chambre de velours noir fourrée de martre. Son visage était sombre et il paraissait attendre Emmanuel Philibert avec impatience.
Cependant, lorsqu'on lui eut annoncé le duc, cette expression d'impatience disparut à l'instant même, comme disparaît sous un souffle d'aquilon un nuage qui obscurcissait la clarté du jour.
Pendant quarante ans de règne, l'empereur avait eu le temps d'apprendre à composer son visage et, il faut le dire, personne n'était plus habile que lui dans cet art.
Au premier coup d'œil qu'il jeta sur l'empereur, Emmanuel Philibert comprit néanmoins que celui-ci avait à l'entretenir de choses graves.
Charles Quint, en apercevant son neveu, tourna la tête de son côté, et faisant un effort pour changer de position, il lui adressa de la main et de la tête un salut amical.
Emmanuel Philibert s'inclina respectueusement.
L'empereur attaqua la conversation en italien. Lui qui regretta toute sa vie de n'avoir jamais pu apprendre le latin ni le grec, parlait également bien cinq langues vivantes : l'italien, l'espagnol, l'anglais, le flamand et le français. Il expliquait lui-même l'usage qu'il faisait de ces cinq langues.
J'ai appris l'italien, disait-il, pour parler au pape, l'espagnol pour parler à ma mère Jeanne, l'anglais pour parler à ma tante Catherine, le flamand pour parler à mes concitoyens et à mes amis, enfin le français pour me parler à moi-même.
Quelque hâte qu'il eût de causer de ses affaires avec ceux qu'il mandait près de lui, l'empereur commençait toujours par leur dire quelques mots des leurs.
- Eh bien ! demanda-t-il en italien, quelles nouvelles du camp ?
- Sire, répondit Emmanuel Philibert, en employant la même langue dont Charles Quint s'était servi et qui du reste était sa langue maternelle, une nouvelle que votre majesté ne tarderait pas à savoir, si je ne la lui apprenais moi-même. Cette nouvelle, c'est que pour qu'on respecte mon titre et votre autorité, je viens d'être obligé de faire un grand exemple.
- Un grand exemple, répéta distraitement l'empereur qui rentrait déjà dans ses propres pensées, et lequel ?
Emmanuel Philibert commença le récit de ce qui s'était passé entre lui et le comte de Waldeck. Mais quelque importance qu'eût la narration, il était évident que Charles Quint ne l'écoutait que des oreilles ; l'esprit était ailleurs.
- Bien ! dit pour la troisième fois l'empereur, lorsque Emmanuel Philibert eut terminé.
Seulement plongé, comme il l'était, en lui-même, il n'avait, selon toute probabilité, pas entendu un mot du rapport que venait de lui faire son général.
En effet, pendant tout le temps qu'avait duré le récit, l'empereur, pour cacher sa préoccupation sans doute, avait regardé en les faisant mouvoir avec difficulté les doigts de sa main droite, tordus et déformés par la goutte.
C'était là la véritable ennemie de Charles Quint, ennemie bien autrement acharnée contre lui que Soliman, François Ier et Henri II.
La goutte et Luther, c'étaient les deux démons qui le visitaient incessamment.
Aussi les mettait-il tous deux sur le même rang.
« Ah ! ans Luther et sans ma goutte, disait-il parfois, en prenant à poignée sa barbe rousse, lorsqu'il descendait de cheval, rompu par la fatigue d'une longue route ou l'effort d'une rude bataille, ah ! sans Luther et sans ma goutte, comme je dormirais cette nuit ! »
Il se fit un instant de silence entre le récit d'Emmanuel Philibert et la reprise de la conversation de l'empereur.
Enfin, celui-ci se retournant vers son neveu :
- Moi aussi, dit-il, j'ai des nouvelles à t'apprendre, et de mauvaises nouvelles !
- D'où cela, auguste empereur ?
- De Rome
- Le pape est élu ?
- Oui !
- Et il a nom ?
- Pierre Caraffa. Celui qu'il remplace était justement de mon âge, Emmanuel, né la même année que moi, Marcel II. Pauvre Marcel, sa mort ne me dit-elle pas de me préparer à mourir !
- Sire, dit Emmanuel, je crois qu'il ne faudrait pas arrêter votre esprit sur cet événement, et juger la mort du pape Marcel au point de vue d'une mort ordinaire. Marcel Cervino, cardinal, était sain, robuste et eût peut-être vécu jusqu'à cent ans ; le cardinal Marcel Cervino, devenu le pape Marcel II, est mort en vingt jours.
- Oui, je le sais bien, répondit Charles Quint tout pensif, il était aussi trop pressé d'être pape. Il s'est fait couronner de la tiare le jour du vendredi saint, c'est-à-dire le même jour où Notre Seigneur a été couronné d'épines. Voilà ce qui lui aura porté malheur. Aussi je me préoccupe moins de cette mort que de l'élection de Paul IV.
- Et cependant, si je ne me trompe, sire, dit Emmanuel Philibert, Paul IV est un napolitain, c'est-à-dire un sujet de votre majesté.
- Oui sans doute, mais on m'a toujours fait de mauvais rapports de ce cardinal et, pendant tout le temps qu'il a été à la cour d'Espagne, j'ai eu personnellement à m'en plaindre. Ah ! continua Charles Quint avec l'expression de la fatigue, il me va falloir recommencer avec lui la lutte que je soutiens depuis vingt ans avec ses prédécesseurs, et je suis au bout de mes forces !
- Oh sire !
Charles Quint tomba dans une espèce de rêverie dont il sortit presque aussitôt.
- Au reste, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même et avec un soupir, peut-être celui-là me trompera-t-il ainsi que m'ont trompé les autres papes ; ils sont presque toujours l'opposé de ce qu'ils étaient étant cardinaux. J'avais cru le Médicis, le Clément VII, un homme d'un esprit paisible, ferme et constant : bon ! voilà qu'on le nomme pape et il se trouve que j'ai erré en tous points : c'est un esprit inquiet, brouillon et variable. Tout au contraire, je m'étais imaginé que Jules III négligerait les affaires pour les plaisirs, qu'il ne s'occuperait que de divertissements et de fêtes : peccato ! il ne s'est jamais trouvé de pape plus diligent, plus appliqué et se souciant moins des joies de ce monde que celui-là. Nous en a-t-il donné de la besogne, lui et son cardinal Polus, à propos du mariage de Philippe II avec sa cousine Marie Tudor ! Si nous n'avions pas arrêté cet enragé Polus à Ausbourg, qui sait si aujourd'hui le mariage serait consommé ? Ah ! pauvre Marcel, dit l'empereur en poussant un second soupir encore plus expressif que le premier, ce n'est point parce que tu t'es fait couronner le jour du vendredi saint que tu n'as survécu que vingt jours à ton intronisation, c'est parce que tu étais mon ami !
- Laissons faire le temps, auguste empereur, dit Emmanuel Philibert ; votre majesté avoue elle-même s'être trompée sur Clément VII et sur Jules III ; peut-être se trompe-t-elle aussi sur Paul IV.
- Dieu le veuille ! mais j'en doute.
On entendit du bruit à la porte.
- Qu'y a-t-il ? demanda Charles Quint avec impatience, j'avais dit que l'on ne nous dérangeât point. Voyez donc à qui on en veut, Emmanuel.
Le duc souleva la draperie qui pendait devant la porte, échangea une demande et une réponse avec les personnes qui se trouvaient dans le compartiment voisin, et se tournant vers l'empereur :
- Sire, dit-il, c'est un courrier qui arrive d'Espagne, de Tordesillas.
- Oh, fais entrer, mon enfant ; des nouvelles de ma bonne mère sans doute !
Le messager parut.
- Oui, n'est-ce pas, dit en espagnol Charles Quint au messager, des nouvelles de ma mère ?
Le messager, sans répondre, tendit une lettre à Emmanuel Philibert, qui la lui prit des mains.
- Donne, Emmanuel, donne, dit l'empereur ; et elle se porte bien, n'est-ce pas ?
Le messager continua de garder le silence.
De son côté, Emmanuel hésitait à donner la lettre à Charles Quint. Elle était cachetée de noir.
Charles Quint vit le cachet et frissonna.
- Hein ! dit-il, l'élection de Paul IV, voilà déjà qu'elle me porte malheur !... Donne, mon enfant, continua-t-il en tendant la main à Emmanuel.
Emmanuel obéit. Tarder plus longtemps eût été puéril.
- Auguste, dit-il en remettant la lettre à Charles Quint, souviens-toi que tu es homme.
- Oui, reprit Charles Quint, c'est ce que l'on disait aux anciens triomphateurs, et tout tremblant il ouvrit la lettre.
Elle ne contenait que quelques lignes, et cependant, pour les lire, il s'y reprit à deux ou trois fois.
Les larmes troublaient sa vue. Ces yeux hâves, desséchés par l'ambition, étaient étonnés eux-mêmes de ce miracle ; ils retrouvaient des pleurs.
Lorsqu'il eut fini, il tendit la lettre à Emmanuel Philibert qui la reprit de ses mains, et se laissant aller à la renverse sur son divan :
- Morte, dit-il, morte le 13 avril 1555, juste le même jour où Pierre Caraffa a été nommé Pape ! Hein ! mon fils, quand je te disais que cet homme me porterait malheur !
Emmanuel avait jeté les yeux sur la lettre. Elle était signée du notaire royal de Tordesillas ; elle annonçait en effet la mort de Jeanne de Castille, mère de Charles Quint, plus connue dans l'histoire sous le nom de Jeanne la Folle.
Il resta un instant immobile devant cette grande douleur qu'il ne savait pas où toucher, car Charles Quint adorait sa mère.
- Auguste, murmura-t-il enfin, rappelle-toi tout ce que tu as eu la bonté de me dire quand moi aussi, il y a deux ans, j'ai eu le malheur de perdre mon père.
- Oui, l'on dit tout cela, reprit l'empereur, on trouve de bonnes raisons pour consoler les autres ; et puis, vienne notre tour, nous sommes impuissants à nous consoler nous-mêmes.
- Aussi, je ne te console pas, Auguste, dit Emmanuel, au contraire je te dis : pleure, pleure, tu n'es qu'un homme !
- Quelle vie douloureuse que la sienne, Emmanuel, dit Charles Quint ! En 1496, elle épouse mon père Philippe le Beau, elle l'adorait ; en 1506 il meurt empoissonné d'un verre d'eau qu'il boit en jouant à la paume.
» Elle devient folle de douleur. Depuis cinquante ans, elle attendait la résurrection de son époux, que pour la consoler un chartreux lui avait promise, et depuis cinquante ans, elle n'était point sortie de Tordesillas, excepté, lorsqu'en 1517, elle vint au devant de moi à Villa Viciosa et me mit elle-même la couronne d'Espagne sur la tête. Folle de l'amour qu'elle avait eu pour son mari, elle ne reprenait sa raison que lorsqu'elle s'occupait de son fils ! Pauvre mère ! Tout mon règne au moins attestera le respect que j'avais pour elle. Aucune chose d'importance ne s'est faite en Espagne, depuis quarante ans, qu'on n'ait pris son conseil, non qu'elle pût le donner toujours, mais c'était mon devoir de fils d'agir ainsi, et je l'accomplissais. Sais-tu que, toute espagnole et bonne espagnole qu'elle était, elle est venue accoucher dans les Flandres afin que je pusse être un jour empereur, à la place de mon aïeul Maximilien ! Sais-tu que toute mère qu'elle était, elle a renoncé à me nourrir, de peur que rien que pour avoir sucé son lait, on m'accusât d'être trop espagnol !
» Et en effet, avoir été le nourrisson d'Anne Sterel et être bourgeois de Gand, voilà les deux principaux titres auxquels j'ai dû la couronne impériale. Eh bien ! dès avant ma naissance, ma mère avait prévu tout cela. Que puis-je lui faire après sa mort, moi ? De belles funérailles ? Elle les aura. Mais, en vérité, être empereur d'Allemagne, roi d'Espagne, de Naples, de Sicile et des deux Indes, avoir un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, comme disent mes flatteurs, et ne pouvoir pas faire à sa mère morte autre chose que de belles funérailles ! Ah, Emmanuel, la puissance de l'homme le plus puissant est bien bornée !
En ce moment la portière de la tente se souleva de nouveau et l'on vit par l'ouverture un officier tout couvert de poussière et qui semblait, lui aussi, porteur de nouvelles pressées.
L'expression du visage de l'empereur était si douloureuse que l'huissier qui avait pris sur lui, vu l'importance des nouvelles qu'apportait sans doute le troisième messager, de violer la consigne, en pénétrant dans le cabinet de Charles Quint, s'arrêta court.
Mais Charles Quint avait vu l'officier couvert de poussière :
- Entrez, dit-il en flamand au messager, qu'y a-t-il ?
- Auguste empereur, dit celui-ci en s'inclinant, le roi Henri II vient de se mettre en campagne avec trois corps d'armée ; le premier commandé par lui-même, ayant sous ses ordres le connétable de Montmorency ; le second commandé par le maréchal de St-André ; et le troisième commandé par le duc de Nevers.
- Eh bien, après ? demanda l'empereur.
- Après, sire, le roi de France a mis le siège devant Marienbourg et l'a prise ; à cette heure, il marche sur Bouvines.
- Et quel jour a-t-il mis le siège devant Marienbourg ? dit Charles Quint.
- Le 13 avril dernier, sire !
Charles Quint se retourna vers Emmanuel Philibert.
- Eh bien ! lui demanda-t-il en français, que dis-tu de la date, Emmanuel ?
- Fatale en effet ! répondit celui-ci.
- C'est bien, monsieur, dit Charles Quint au messager, laissez-nous ; puis, à l'huissier :
- Qu'on prenne soin de ce capitaine comme s'il apportait une bonne nouvelle, dit l'empereur. Allez !
Cette fois, Emmanuel Philibert n'attendit pas que l'Empereur l'interrogeât. Avant même que la portière fut retombée, il prit la parole.
- Par bonheur, dit-il, si nous ne pouvons rien, auguste empereur, contre l'élection de Paul IV, si nous ne pouvons rien contre la mort de votre mère bien aimée, au moins pouvons-nous quelque chose contre la prise de Marienbourg.
- Et que pouvons-nous ?
- La reprendre, pardieu.
- Oui, toi, mais non pas moi, Emmanuel.
- Comment, non pas vous, fit le prince de Piémont ?
Charles Quint se laissa glisser le long de son divan et, se dressant sur ses pieds avec peine, il essaya de marcher, et ce ne fut qu'en boitant qu'il fit quelques pas.
Il secoua la tête et, se tournant vers son neveu :
- Tiens, regarde mes jambes, dit-il, elles ne me soutiennent plus maintenant ni à pied ni à cheval ; regarde mes mains, elles ne peuvent plus serrer une épée. C'est un avis, Emmanuel : celui qui ne peut plus tenir l'épée, ne peut plus tenir le sceptre.
- Que dites-vous, sire, s'écria Emmanuel stupéfait ?
- Une chose à laquelle j'ai pensé bien souvent et à laquelle je penserai encore. Emmanuel, tout m'avertit qu'il est temps de laisser ma place à un autre : la surprise d'Inspruck d'où j'ai été obligé de fuir à demi-nu, la retraite de Metz où j'ai laissé le tiers de mon armée et la moitié de ma réputation, et plus que tout cela, vois-tu, ce mal auquel les forces humaines ne sauraient résister longtemps, ce mal que la médecine ne peut guérir, mal affreux, inexorable, cruel, qui envahit le corps depuis le sommet de la tête jusqu'à la plante des pieds, qui ne laisse aucune partie saine, qui contracte les nerfs par d'intolérables douleurs, qui pénètre les os, qui glace la moëlle, qui convertit en craie solide cette huile bienfaisante répandue par la nature dans nos articulations pour en faciliter les mouvements ; ce mal qui mutile l'homme, membre à membre, plus cruellement, plus sûrement que ne le fait le fer, que ne le fait le feu, que ne le font toutes les destructions guerrières et qui brise la sérénité, la force et la liberté de l'âme dans les tortures de la nature. Ce mal me crie incessamment : « Assez de pouvoir, assez de règne, assez de puissance comme cela ! Rentre dans le néant de la vie, avant de rentrer dans le néant de la tombe. Charles, par la divine clémence, empereur des romains, Charles toujours auguste, Charles roi de Germanie, de Castille, de Léon, de Grenade, d'Aragon, de Naples, de Sicile, de Majorque, de Sardaigne, des îles et des Indes de la mer Océane et de la mer Atlantique, à un autre ! à un autre ! »
Emmanuel voulut parler.
L'empereur l'arrêta d'un geste.
- Et puis, et puis, reprit Charles Quint, autre chose encore que j'avais oublié de te dire ! Comme si la dissolution de ce pauvre corps était trop lente au gré des désirs de mes ennemis, comme si je n'avais pas assez des défaites, des hérésies, de la goutte ; voilà le poignard qui s'en mêle !
- Comment le poignard ? s'écria Emmanuel.
- La figure de Charles Quint se rembrunit.
- On a tenté de m'assassiner aujourd'hui, dit-il.
- On a voulu assassiner votre majesté ! fit Emmanuel avec épouvante.
- Pourquoi pas, répondit Charles Quint avec un sombre sourire. Ne m'as-tu pas dit tout-à-l'heure de me rappeler que j'étais homme !
- Oh ! s'écria Emmanuel, encore mal remis de l'émotion que lui avait causée cette nouvelle, et quel est le misérable ?
- Ah ! voilà, dit l'empereur, quel est le misérable ? je tiens le poignard, non la main.
- En effet, dit Emmanuel, cet homme que, tout-à-l'heure, j'ai vu garrotté dans l'antichambre...
- C'est ce misérable, comme tu l'appelles, Emmanuel. Seulement, par qui m'est-il dépêché ? Est-ce par le Turc ? Je n'en crois rien ; Soliman est un ennemi loyal. Henri II, je ne le soupçonne même pas. Paul IV, il n'y a pas encore assez longtemps qu'il est élu, et puis les papes... cela préfère en général le poison au poignard : Ecclesia abhorret a sanguine. Octave Farnèse, c'est un bien petit compagnon pour s'attaquer à moi, oiseau impérial que Maurice n'osait prendre, ne connaissant pas, disait-il, de cage assez grande pour l'enfermer. Est-ce par les luthériens d'Ausbourg, les calvinistes de Genève ? Je m'y perds, et cependant, je voudrais bien savoir. écoute, Emmanuel, cet homme a refusé de répondre à mes interrogations. Prends-le, emmène-le dans ta tente, interroge-le à ton tour, fais de lui ce qu'il te plaira, je te le donne, mais tu m'entends, il faut qu'il parle. Plus l'ennemi est puissant et rapproché de moi, plus il m'importe de le connaître.
Puis, après une pause d'un instant, il fixa son regard sur Emmanuel Philibert qui, pensif, tenait les yeux baissés vers la terre.
- à propos, dit-il, ton cousin Philippe II est arrivé à Bruxelles.
La transition était si brusque qu'Emmanuel tressaillit.
Il releva la tête, et son regard rencontra celui de l'empereur.
Cette fois il frissonna.
- Eh bien ? demanda-t-il.
- Eh bien, reprit Charles Quint, je serais heureux de revoir mon fils ! Ne dirait-on pas qu'il devine que le moment est favorable et que l'heure est venue pour lui de me succéder ? Mais, avant que je le revoie, Emmanuel, je te recommande mon assassin.
- Dans une heure, répondit Emmanuel, votre majesté saura tout ce qu'elle désire savoir.
Et s'inclinant devant l'empereur qui lui tendait sa main mutilée, Emmanuel Philibert se retira convaincu que la chose dont Charles Quint ne lui avait parlé qu'à titre d'annexe à la conversation était, de tous les événements de cette journée, celui auquel en réalité il attachait le plus d'importance

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