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Deuxième partie - Chapitre I
La cour de France

Un peu plus d'un an après l'abdication de Charles Quint à Bruxelles, vers l'époque où l'ex-empereur se renfermait dans le monastère de Saint-Just, au moment où des hauteurs de St-Germain on voyait jaunir au loin les moissons de la plaine, comme les derniers jours de juillet roulaient leurs nuages de flamme dans un ciel d'azur, une brillante cavalcade sortait du vieux château et s'avançait dans le parc dont les grands beaux arbres commençaient à revêtir ces teintes chaudes, amour de la peinture.
Brillante cavalcade, s'il en fut ; car elle se composait du roi Henri II, de sa sœur madame Marguerite de France, de la belle duchesse de Valentinois sa maîtresse, du dauphin François son fils aîné, de sa fille élisabeth de Valois, de la jeune reine d'écosse Marie Stuart et des principales dames et des principaux seigneurs qui faisaient, à cette époque, l'ornement et la gloire de la maison de Valois, parvenue au trône dans la personne du roi François Ier, mort, comme nous l'avons dit, le 31 mai 1547.
En outre, au balcon aérien du château, appuyée sur une espèce de dentelle de fer merveilleusement travaillée, se tenait la reine Catherine avec les deux jeunes princes qui furent plus tard, l'un le roi Charles IX et l'autre le roi Henri III, âgés, le prince Charles de 7 ans, le prince Henri de 6, et la petite Marguerite qui devait être plus tard la reine de Navarre et qui ne comptait encore que cinq années.
Tous trois trop jeunes, comme on voit, pour accompagner le roi Henri leur père à la chasse à courre qui se préparait.
Quant à la reine Catherine de Médicis, elle avait, pour ne point être de cette chasse, présenté une légère indisposition et, comme la reine Catherine était une de ces femmes qui ne font rien sans raison, très-certainement elle avait, sinon une indisposition réelle, du moins une raison d'être indisposée.
Tous les personnages que nous venons de nommer étant appelés à jouer un rôle des plus actifs dans l'histoire que nous avons entrepris de raconter, le lecteur nous permettra, avant que nous reprenions le fil rompu des événements contemporains, de mettre sous ses yeux un portrait physique et moral de chacun de ces personnages.
Commençons par le roi Henri II qui marchait le premier, ayant, à sa droite, madame Marguerite sa sœur et, à sa gauche, la belle duchesse de Valentinois.
C'était alors un beau et fier chevalier de trente-neuf ans, aux sourcils noirs, aux yeux noirs, à la barbe noire, au teint basané, avec un nez aquilin et de belles dents blanches ; moins grand, moins vigoureusement musclé que son père, mais admirablement pris dans sa taille qui était au-dessus de la moyenne ; tellement amoureux de la guerre que, lorsqu'il n'en avait point la réalité dans ses états ou dans ceux de ses voisins, il voulait en avoir l'image à sa cour et au milieu de ses plaisirs.
Aussi, même en temps de paix, le roi Henri II, n'ayant de lettres que juste ce qu'il en fallait pour récompenser honorablement les poètes, sur lesquels il recevait ses opinions toutes faites de sa sœur madame Marguerite, de sa maîtresse la belle Diane, ou de sa charmante petite pupille Marie Stuart, aussi, même en temps de paix, disons-nous, le roi Henri II était-il l'homme le moins oisif de son royaume.
Voici comment il partageait ses journées.
Ses matins et ses soirs, c'est-à-dire son lever et son coucher, étaient consacrés aux affaires ; deux heures le matin lui suffisaient d'ordinaire à les expédier. Puis il entendait la messe fort dévotement, car il était bon catholique comme il le prouva en déclarant qu'il voulait voir brûler de ses yeux le conseiller au parlement Anne Dubourg, plaisir qu'il ne put cependant avoir, étant mort six mois avant que le pauvre huguenot fût conduit au bûcher. à midi sonnant, il dînait ; après quoi il rendait visite, avec les seigneurs de sa cour, à la reine Catherine de Médicis, chez laquelle il trouvait, comme dit Brantôme, une foule de déesses humaines, les unes plus belles que les autres. Alors là, tandis que lui entretenait la reine ou madame sa sœur, ou la petite reine dauphine Marie Stuart, ou les princesses ses filles aînées, chaque seigneur et gentilhomme en faisait autant que le roi, causant avec la dame qui lui plaisait le mieux. Cela durait deux heures à peu près ; puis le roi passait à ses exercices.
Pendant l'été, ces exercices étaient la paume, le ballon ou le mail.
Henri II aimait passionnément la paume et y était très-fort joueur ; non pas qu'il tînt jamais le jeu, mais il secondait ou tierçait, c'est-à-dire qu'il choisissait toujours, en vertu de son caractère aventureux, les places les plus dangereuses et les plus difficiles ; aussi était-il le meilleur second et le meilleur tiers de son royaume, comme on disait en ce temps-là. Du reste, quoiqu'il ne tînt pas le jeu, c'était lui que regardaient toujours les frais du jeu ; s'il gagnait, il abandonnait le gain à ses partenaires ; si ceux-ci perdaient, il payait pour eux.
Les parties étaient d'ordinaire de cinq à six cents écus et non point, comme sous les rois ses successeurs, de quatre mille, de six mille, de dix mille écus. « Mais, dit Brantôme, du temps du roi Henri II, les paiements étaient-ils beaux et comptants, tandis que, de nos jours, on est obligé de faire grand nombre d'honnêtes compositions. »
Les autres jeux favoris du roi, mais venant après la paume, étaient le ballon et le mail, exercices dans lesquels il était aussi de première force.
Si c'était l'hiver, qu'il fît grand froid, qu'il eût gelé, on partait pour Fontainebleau et l'on allait glisser soit dans les avenues du parc, soit sur les étangs ; s'il y avait trop de neige pour qu'on glissât, on faisait des bastions et l'on combattait à coups de pelotes ; enfin si, au lieu de geler ou de neiger, il pleuvait, on se répandait dans les salles basses et l'on faisait des armes.
De ce dernier exercice avait été victime M. de Boucard : étant Dauphin et tirant avec lui, le roi lui avait crevé un œil, accident dont il lui avait honnêtement demandé pardon, dit l'auteur auquel nous empruntons ces détails.
Les dames de la cour assistaient à tous ces exercices d'été et d'hiver, l'avis du roi étant que la présence des dames ne gâtait jamais aucune chose et en embellissait beaucoup.
Le soir, après souper, on retournait chez la reine et, lorsqu'il n'y avait point bal – divertissement, du reste, assez rare à cette époque –, on restait deux heures à causer. C'était le moment où l'on introduisait les poètes et les hommes de lettres, c'est-à-dire M. Ronsard, MM. Dauzat et Murel, aussi savants Limousins qui jamais croquèrent raves, dit Brantôme, et MM. Danesius et Amyot, précepteurs, l'un du prince François et l'autre du prince Charles ; et alors il se faisait entre ces illustres jouteurs des assauts de science et de poésie qui réjouissaient fort les dames.
Une seule chose – quand par hasard on y pensait – jetait un voile de deuil sur cette noble cour; c'était une malheureuse prédiction faite le jour de l'avènement au trône du roi Henri.
Un devin appelé au château pour composer sa nativité avait annoncé, devant le connétable de Montmorency, que le roi devait mourir en combat singulier. Alors celui-ci, tout joyeux qu'une pareille mort lui fût promise, s'était retourné vers le connétable en lui disant :
- Oyez-vous, compère, ce que me promet cet homme ?
Le connétable, croyant le roi effrayé de la prédiction, lui avait répondu avec sa brutalité ordinaire :
- Eh ! Sire, voulez-vous croire ces marauds qui ne sont que menteurs et bavards ? Faites-moi jeter la prédiction de ce drôle dans un bon feu, et lui avec, pour qu'il apprenne à venir nous conter de pareilles bourdes.
Mais le roi :
- Point du tout, compère, répondit-il ; il arrive parfois, au contraire, que de telles gens disent la vérité. Et, d'ailleurs, la prédiction n'est point mauvaise à mon avis ; je me soucie mieux de mourir de cette mort que d'une autre, pourvu toutefois que je succombe sous un brave et vaillant gentilhomme et que la gloire m'en demeure.
Et, au lieu de jeter au feu la prédiction et l'astrologue, il avait grandement récompensé celui-ci et avait donné la prophétie à garder à M. de l'Aubépine, un de ses bons conseillers, qu'il employait particulièrement dans les affaires diplomatiques.
Cette prédiction avait été un instant remise sur le tapis quand M. de Châtillon était revenu de Bruxelles ; car on se rappelle que, à sa petite maison du Parc, l'empereur Charles Quint avait invité l'amiral à donner avis à son beau cousin Henri que le capitaine de la garde écossaise Gabriel de Lorge, comte de Montgomery, avait entre les deux yeux certain signe néfaste présageant la mort d'un des princes de la fleur de lys.
Mais, en y réfléchissant, le roi Henri II avait reconnu le peu de probabilité qu'il eût jamais un duel avec son capitaine des gardes et, après avoir rangé la première prophétie au nombre des choses possibles et qui méritent attention, il avait rangé la seconde au nombre des choses impossibles et qui ne méritent pas qu'on s'occupe d'elles ; de sorte que, au lieu d'éloigner de lui Gabriel de Lorge, comme eût peut-être fait un prince plus timide, il avait au contraire redoublé envers lui de familiarité et de faveur.
Nous avons dit que, à la droite du roi, chevauchait madame Marguerite de France, fille du roi François Ier.
Occupons-nous un instant de cette princesse, une des plus accomplies de son temps et qui, plus qu'aucune autre, se rattache à notre sujet.
La princesse Marguerite de France était née le 5 juin 1523 dans ce même château de Saint-Germain dont nous venons de lui voir franchir la porte ; d'où il résulte que, au moment où nous la faisons passer sous les yeux du lecteur, elle avait trente-trois ans et neuf mois.
Comment une si grande et si belle princesse était-elle demeurée jusque-là sans époux ? Il y avait eu pour cela deux raisons : la première, qu'elle avait dite tout haut et devant tous ; la seconde, qu'elle n'osait peut-être point se dire tout bas à elle-même.
Le roi François Ier l'avait, toute jeune fille, voulu marier à M. de Vendôme, premier prince du sang ; mais elle, fière jusqu'au dédain, avait répondu qu'elle n'épouserait jamais un homme qui serait un jour le sujet du roi son frère.
Voilà la raison qu'elle avait donnée tout haut pour rester fille et ne pas déchoir de son rang de princesse de France.
Voyons maintenant celle qu'elle se donnait tout bas et qui avait probablement été la véritable cause de son refus.
Lors de l'entrevue qui eut lieu à Nice entre le pape Paul III et le roi François Ier, par le commandement du roi, la reine de Navarre alla voir feu M. de Savoie, le père, au château de Nice et y mena madame Marguerite, sa nièce. Or, le vieux duc avait trouvé la jeune princesse charmante et avait parlé d'un mariage entre elle et Emmanuel Philibert. Les deux enfants s'étaient donc vus ; mais Emmanuel, tout entier aux exercices de son âge, à sa tendresse pour Leone, à son amitié pour Scianca-Ferro, avait à peine remarqué la jeune princesse. Il n'en avait pas été de même de celle-ci : l'image du jeune prince était entrée fort avant dans son cœur et, lorsque les négociations avaient été rompues et que la guerre s'était engagée de nouveau entre le roi de France et le duc de Savoie, elle en avait éprouvé un désespoir réel, désespoir d'enfant auquel personne n'avait fait attention et qui, longtemps nourri de larmes, s'était changé en une douce mélancolie entretenue par ce vague espoir qui n'abandonne jamais les cœurs tendres et croyants.
Vingt ans s'étaient écoulés depuis cette époque et, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, la princesse Marguerite avait refusé tous les partis qui s'étaient offerts à elle.
En attendant que les hasards du sort ou les décrets de la Providence secondassent ses désirs secrets, elle avait grandi, avait avancé en âge et était devenue une charmante princesse pleine de grâce, d'aménité et de miséricorde, avec de beaux cheveux blonds couleur d'épis dorés, des yeux châtains, le nez un peu fort, les lèvres grosses et la peau d'un beau blanc de lait teinté de rose.
De l'autre côté du roi, nous l'avons dit, était Diane de Saint-Vallier, comtesse de Brezé, fille de ce sieur de Saint-Vallier qui, complice du connétable de Bourbon, avait été condamné à être décapité en grève et qui, déjà sur l'échafaud, agenouillé sous l'épée du bourreau, avait obtenu pour grâce – si toutefois la chose peut s'appeler une grâce – la commutation de sa peine en une prison perpétuelle composée de quatre murailles de pierres maçonnées dessus et dessous, auxquelles il ne devait y avoir qu'une petite fenêtre par où on lui administrerait son boire et son manger.
Tout était mystère et merveille chez Diane qui, née en 1499, avait, à l'époque où nous sommes arrivés, cinquante-huit ans et qui, par sa jeunesse apparente et sa beauté réelle, effaçait les plus belles et les plus jeunes princesses de la cour ; si bien que le roi l'aimait avant toutes et par-dessus toutes.
Voici ce que l'on disait de mystérieux et de merveilleux sur cette belle Diane qui avait été faite duchesse de Valentinois, en 1548, par le roi Henri II.
D'abord, elle descendait, assurait-on, de la fée Mélusine, et l'amour que le roi lui portait et cette beauté singulière qu'elle avait conservée étaient un effet de cette descendance. Diane de Saint-Vallier avait hérité de son aïeule, la grande magicienne, le double secret, secret rare et magique, d'être toujours belle et toujours aimée.
Cette beauté éternelle, Diane la devait, disait-on, à des bouillons composés d'or potable. On sait le rôle que jouait l'or potable dans toutes les préparations chimiques du Moyen âge.
Cet amour sans fin, elle le devait à une bague magique que le roi avait reçue d'elle et qui avait la vertu de la faire aimer du roi tant que celui-ci la porterait.
Ce dernier bruit surtout avait pris une grande créance, car madame de Nemours racontait à qui voulait l'entendre l'anecdote que nous allons raconter à notre tour.
Le roi étant tombé malade, la reine Catherine de Médicis avait dit à madame de Nemours :
- Ma chère duchesse, le roi a pour vous une grande affection ; allez-le voir dans sa chambre, asseyez-vous près de son lit, tout en causant avec lui, tâchez de lui tirer du troisième doigt de la main gauche la bague qu'il y porte et qui est un talisman que lui a donné madame de Valentinois pour se faire aimer de lui.
Or, personne à la cour n'avait en profonde affection madame de Valentinois ; non pas qu'elle fût méchante, mais les jeunes ne l'aimaient pas parce que, comme nous l'avons dit, elle s'obstinait à rester jeune, et les vieilles la détestaient parce qu'elle ne voulait pas devenir vieille. Madame de Nemours se chargea donc volontiers de la commission et, ayant pénétré dans la chambre du roi et s'étant assise près du lit, elle était parvenue, tout en jouant, à tirer du doigt d'Henri la bague dont lui-même ne connaissait point la vertu ; mais à peine la bague était-elle hors du doigt du malade que celui-ci avait prié madame de Nemours de siffler son valet de chambre – on sait que, jusqu'à madame de Maintenon, qui inventa les sonnettes, le sifflet d'or ou d'argent était, pour les rois, les princes et les grands seigneurs, la manière d'appeler leurs gens –. Le malade avait donc prié madame de Nemours de siffler son valet de chambre, lequel, étant incontinent entré, reçut du roi l'ordre de fermer sa porte à tout le monde.
- Même à madame de Valentinois ? demanda le valet de chambre étonné.
- à madame de Valentinois comme aux autres, répondit aigrement le roi ; l'ordre n'admet pas d'exception.
Un quart d'heure après, madame de Valentinois s'était présentée à la porte du roi et la porte lui avait été refusée.
Elle était revenue au bout d'une heure : même refus ; enfin, au bout de deux heures et, cette fois, malgré un troisième refus, elle avait forcé la porte, était entrée, avait marché droit au roi, lui avait pris la main, s'était aperçue que la bague lui manquait, avait obtenu l'aveu de ce qui s'était passé et, séance tenante, avait exigé d'Henri qu'il fît redemander sa bague à madame de Nemours. L'ordre du roi de rendre le précieux bijou était si péremptoire que madame de Nemours, qui ne l'avait point encore remis à la reine Catherine, dans l'appréhension de ce qui arrivait, avait renvoyé la bague. Une fois l'anneau au doigt du roi, la fée avait repris tout son pouvoir qui, du reste, depuis ce jour, n'avait fait qu'aller croissant.
Malgré les graves autorités qui rapportent l'histoire – et notez qu'il ne s'agit pas moins, pour les bouillons d'or potable, que du témoignage de Brantôme et, pour l'affaire de l'anneau, que des attestations de M. de Thou et de Nicolas Pasquier –, nous sommes tentés de croire qu'aucune magie n'existait dans ce miracle de la belle Diane de Poitiers que, cent ans plus tard, devait renouveler Ninon de Lenclos, et nous sommes disposé à accepter, comme seule et véritable magie, la recette qu'elle donnait elle-même à qui la lui demandait, c'est-à-dire, quelque temps qu'il fît, et même dans les plus grands froids, un bain d'eau de puits. En outre, tous les matins, la duchesse se levait avec le jour, faisait une promenade de deux heures à cheval et revenait se remettre au lit, où elle restait jusqu'à midi à lire ou à causer avec ses femmes.
Ce n'était pas le tout : chaque chose était matière à discussion chez la belle Diane et les plus graves historiens semblent, à son propos, avoir oublié cette première condition de l'histoire qui est d'avoir toujours la preuve debout derrière l'accusation.
Mézerai raconte – et nous ne sommes pas fâchés de prendre Mézerai en défaut –, Mézerai raconte que François Ier n'aurait accordé la grâce de Jean de Poitiers, père de Diane, qu'après avoir pris de sa fille ce qu'elle avait de plus précieux ; or, cela se passait en 1523 ; Diane, née en 1499, avait vingt-quatre ans et, depuis dix ans, était mariée à Louis de Brézé ! Nous ne disons pas que François Ier, fort coutumier du fait, n'ait point imposé certaines conditions à la belle Diane ; mais ce n'était pas, comme le dit Mézerai, à une jeune fille de quatorze ans qu'il imposait ces conditions et, à moins de bien fort calomnier ce pauvre M. de Brezé, à qui sa veuve fit élever ce magnifique tombeau qu'on admire encore à Rouen, on ne peut raisonnablement pas supposer qu'il ait laissé le roi prendre à la femme de vingt-quatre ans ce que la jeune fille de quatorze avait eu de plus précieux.
Tout ce que nous venons de dire, au reste, n'a pour but qu'une chose : c'est de prouver à nos belles lectrices que mieux vaut l'histoire écrite par les romanciers que l'histoire écrite par les historiens ; d'abord parce qu'elle est plus vraie et ensuite parce qu'elle est plus amusante.
En somme, à cette époque, veuve depuis vingt-six ans de son mari, maîtresse du roi Henri II depuis vingt-et-un an, Diane, malgré ses cinquante-huit ans bien comptés, avait le teint le plus uni et le plus beau que l'on pût voir, de beaux cheveux bouclés du plus beau noir, une taille admirablement prise, un cou et une gorge sans défauts.
C'était au moins l'avis du vieux connétable de Montmorency qui, bien qu'âgé lui-même de soixante-quatre ans, prétendait jouir auprès de la belle duchesse de privilèges tout particuliers qui eussent rendu le roi fort jaloux, s'il n'était pas bien convenu que ce sont toujours les gens intéressés à savoir les premiers une chose qui ne le savent jamais que les derniers, et qui quelquefois même ne la savent pas du tout.
Qu'on nous pardonne cette longue digression historico-critique ; mais si une femme de cette cour si gracieuse, si lettrée et si galante en méritait la peine, c'était assurément celle qui avait fait porter ses couleurs de veuve, le blanc et le noir, à son royal amant et qui lui avait, grâce à son beau nom païen de Diane, inspiré l'idée de prendre pour armes un croissant avec cette devise : Donec totum impleat orbem.
Nous avons dit que, derrière le roi Henri II, ayant à sa droite madame Marguerite de France, et à sa gauche la duchesse de Valentinois, venait le dauphin François, ayant, lui, à sa droite sa sœur élisabeth, et à sa gauche sa fiancée Marie Stuart.
Le Dauphin avait quatorze ans ; sa sœur élisabeth, treize ; Marie Stuart, treize – quarante ans à eux trois.
Le Dauphin était un enfant faible et maladif, au teint pâle, aux cheveux châtains, aux yeux atones et sans expression bien déterminée, excepté lorsqu'ils regardaient la jeune Marie Stuart, car alors ils s'animaient et prenaient une expression de désir qui faisait de l'enfant un jeune homme. Au reste, peu enclin aux exercices violents qu'affectionnait le roi son père, il semblait en proie à une langueur incessante dont les médecins cherchaient inutilement la cause que, guidés par les pamphlets du temps, ils eussent trouvée peut-être dans le chapitre des Douze Césars où Suétone raconte les promenades en litière de Néron avec sa mère Agrippine. Toutefois hâtons-nous de dire que, en sa double qualité d'étrangère et de catholique, Catherine de Médicis était fort détestée et qu'il ne faudrait pas croire sans examen à tout ce que disaient d'elle les pasquins, les noĆ«ls et les satires du temps, presque tous sortis des presses calvinistes. La mort prématurée des jeunes princes François et Charles, auxquels leur mère préférait Henri, ne contribua pas peu à donner créance à tous ces méchants bruits qui ont traversé les siècles et sont arrivés jusqu'à nous revêtus d'une authenticité presque historique.
La princesse élisabeth, quoiqu'elle eût un an de moins que le Dauphin, était bien plus une jeune fille qu'il n'était un jeune homme. Sa naissance avait été à la fois une joie privée et un bonheur public car, au moment même où elle vit le jour, la paix se signait entre le roi François Ier et le roi Henry VIII. Ainsi celle qui devait, en se mariant, apporter la paix avec l'Espagne, apportait, en naissant, la paix avec l'Angleterre. Du reste, son père Henri II la tenait en si grande estime de beauté et de caractère que, ayant marié avant elle sa sœur cadette, madame Claude, au duc de Lorraine, il répondit à quelqu'un qui lui remontrait le tort que ce mariage faisait à son aînée : « Ma fille élisabeth n'est point de celles qui se contentent d'avoir un duché pour dot ; il lui faut, à elle, un royaume, et qui ne soit pas des moindres, mais des plus grands et des plus nobles, au contraire, tant elle est noble et grande en tout ! »
Elle eut le royaume promis et, avec lui, le malheur et la mort !
Hélas ! un sort meilleur n'attendait pas cette belle Marie qui marchait à la gauche du Dauphin son fiancé !
Il y a des infortunes qui ont eu un tel retentissement qu'elles ont éveillé un écho par tout le monde, et qu'après avoir attiré sur ceux qui en étaient l'objet les regards de leurs contemporains, elles attirent encore sur eux, à travers les siècles, chaque fois qu'un nom prononcé les rappelle, les yeux de la postérité.
Ainsi sont les malheurs un peu mérités de la belle Marie, malheurs qui ont tellement dépassé la mesure ordinaire, que les fautes, que les crimes même de la coupable ont disparu devant l'exagération du châtiment.
Mais alors, nous l'avons dit, la petite reine d'écosse poursuivait joyeusement sa route dans une vie attristée au début par la mort de son père, le chevaleresque Jacques V. Sa mère portait pour elle cette couronne d'écosse pleine d'épines qui, selon la dernière parole de son père, « par fille était venue et par fille s'en devait aller ! » Le 20 août 1548, elle était arrivée à Morlaix et, pour la première fois, avait touché la terre de France, où se passèrent ses seuls beaux jours. Elle apportait avec elle cette guirlande de roses écossaises que l'on appelait les quatre Maries, qui étaient du même âge, de la même année, du même mois qu'elle, et qui avaient nom Marie Fleming, Marie Seaton, Marie Livingston et Marie Beaton. C'était, à cette époque, une admirable enfant et, peu à peu, en grandissant, elle était devenue une adorable jeune fille. Ses oncles, les Guise, qui croyaient voir en elle la réalisation de leurs vastes projets ambitieux et qui, non contents d'étendre leur domination sur la France, s'étendaient, par Marie, sur l'écosse, peut-être même sur l'Angleterre, l'entouraient d'un véritable culte.
Ainsi le cardinal de Lorraine écrivait à sa sœur Marie de Guise : « Votre fille est crûe et croît tous les jours en bonté, beauté et vertu ; le roi passe son temps à deviser avec elle et elle le sait aussi bien entretenir de bons et sages propos comme ferait une femme de vingt-cinq ans. »
Au reste, c'était bien le bouton de cette rose ardente qui devait s'ouvrir à l'amour et à la volupté. Ne sachant rien faire de ce qui ne lui plaisait pas, elle faisait au contraire avec passion tout ce qui lui plaisait : dansait-elle ? c'était jusqu'à ce qu'elle tombât épuisée ; chevauchait-elle ? c'était au galop et jusqu'à ce que le meilleur coursier fût rendu ; assistait-elle à quelque concert ? la musique lui causait des frémissements électriques. étincelante de pierreries, caressée, adulée, adorée, elle était, à l'âge de treize ans, une des merveilles de cette cour des Valois si pleine de merveilles. Catherine de Médicis, qui n'aimait pas grand'chose à part son fils Henri, disait : « Notre petite reinette écossaise n'a qu'à sourire pour faire tourner toutes les têtes françaises. » Ronsard disait :

Au milieu du printemps, entre les lys naquit
Son corps, qui de blancheur les lys mêmes vainquit ;
Et les roses, qui sont du sang d'Adonis teintes,
Furent, par sa couleur, de leur vermeil dépeintes ;
Amour de ses beaux traits lui composa les yeux,
Et les Grâces, qui sont les trois filles des cieux,
De leurs dons les plus beaux cette princesse ornèrent,
Et, pour la mieux servir, les cieux abandonnèrent.

Et toutes ces charmantes louanges, elle pouvait, la royale enfant, en comprendre les finesses : prose et vers n'avaient point de secrets pour elle ; elle parlait le grec, le latin, l'italien, l'anglais, l'espagnol et le français ; de même que la poésie et la science lui faisaient une couronne, les autres arts réclamaient son encouragement. Dans ses voyages de cour, qui la promenaient de résidence en résidence, elle allait de Saint-Germain à Chambord, de Chambord à Fontainebleau, de Fontainebleau au Louvre. Là, elle fleurissait au milieu des plafonds du Primatice, des toiles du Titien, des fresques du Rosso, des chefs-d'œuvre de Léonard de Vinci, des statues de Germain Pilon, des sculptures de Jean Goujon, des monuments, des portiques, des chapelles de Philibert Delorme ; si bien qu'on était tenté de croire, la voyant si poétique, si charmante, si parfaite, au milieu de toutes ces merveilles du génie, que c'était, non pas une création appartenant à l'espèce humaine, mais quelque métamorphose pareille à celle de Galatée, quelque Vénus détachée de sa toile, quelque Hébé descendue de son piédestal.
Et maintenant, nous à qui manque le pinceau du peintre, essayons de donner, avec la plume du romancier, une idée de cette enivrante beauté.
Elle allait avoir quatorze ans, comme nous l'avons dit. Son teint tenait du lys, de la pêche et de la rose, un peu plus du lys peut-être que de tout le reste. Son front, haut, bombé dans la partie supérieure, semblait le siège d'une dignité fière, à la fois – mélange singulier ! – pleine de douceur, d'intelligence et d'audace. On sentait que la volonté comprimée par ce front, tendue vers l'amour et le plaisir, bondirait au-delà des passions ordinaires et, s'il le fallait, pour contenter ses instincts voluptueux et despotiques, irait jusqu'au crime. Son nez, fin, délicat, mais cependant ferme, était aquilin ainsi que ceux des Guise. Son oreille se dessinait petite et enroulée comme une coquille de nacre irisée de rose, sous sa tempe palpitante. Ses yeux bruns, de cette teinte qui flotte entre le marron et le violet, étaient d'une transparence humide et pourtant pleine de flamme sous leurs cils châtains, sous leurs sourcils dessinés avec une pureté antique. Enfin, deux plis charmants achevaient, à ses deux angles, une bouche aux lèvres pourpres, frémissantes, entrouvertes, qui, en souriant, semblait répondre la joie autour d'elle et qui surmontait un menton frais, blanc, arrondi et perdu dans ces contours dont l'imperceptible rebondissement se rattachait à un cou onduleux et velouté comme celui du cygne.
Telle était celle que Ronsard et Du Bellay nommaient leur dixième muse ; telle était la tête qui devait, trente-et-un ans plus tard, se poser sur le billot de Fotheringay et que devait séparer du corps la hache du bourreau d'Elisabeth.
Hélas ! Si un magicien fût venu dire à toute cette foule qui regardait la brillante cavalcade s'enfoncer sous les grands arbres du parc de Saint-Germain, le sort qui attendait ces rois, ces princes, ces princesses, ces grands seigneurs, ces grandes dames, est-il une veste de toile ou une robe de bure qui eût voulu échanger sa destinée contre celle de ces beaux gentilshommes à pourpoints de soie et de velours, ou de ces belles dames à corsages brodés de perles et à jupes de brocard d'or ?
Laissons-les se perdre sous les voûtes sombres des marronniers et des hêtres, et revenons au château de Saint-Germain, où nous avons dit que Catherine de Médicis était restée, sous le prétexte d'une légère indisposition.

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