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Chapitre II
La chasse du roi

à peine les pages et les écuyers, formant les derniers rangs du cortège, eurent-ils disparu dans l'épaisseur des taillis qui succèdent aux grands arbres et qui, à cette époque, faisaient comme une ceinture au parc de Saint-Germain, que Catherine se retira du balcon, tirant à elle Charles et Henri et, renvoyant l'aîné à son professeur et le cadet à ses femmes, elle resta avec la petite Marguerite, trop jeune encore pour que l'on s'inquiétât de ce qu'elle pouvait voir et entendre.
Elle venait d'éloigner ses deux fils, lorsque son valet de chambre de confiance entra, lui annonçant que les deux personnes attendues par elle étaient à ses ordres dans son cabinet.
Elle se leva aussitôt, hésita un instant pour savoir si elle ne renverrait pas la petite princesse comme elle avait renvoyé les petits princes ; mais, jugeant sans doute sa présence peu dangereuse, elle la prit par la main et s'avança vers son cabinet.
Catherine de Médicis était alors une femme de trente-huit ans, de belle et riche taille et de grande majesté. Elle avait le visage agréable, le cou très-beau, les mains magnifiques. Ses yeux noirs étaient presque toujours à demi voilés, excepté lorsqu'elle avait besoin de lire au fond du cœur de ses adversaires ; alors, leur regard avait le double brillant et la double acuité de deux glaives tirés du fourreau et plongés en même temps dans la même poitrine, où ils restaient en quelque sorte ensevelis jusqu'à ce qu'ils en eussent exploré les dernières profondeurs.
Elle avait beaucoup souffert et beaucoup souri pour cacher ses souffrances. D'abord, pendant les dix premières années de son mariage, qui furent stériles et où vingt fois il fut question de la répudier et de donner au Dauphin une autre épouse, l'amour de celui-ci la protégea seul et lutta obstinément contre la plus terrible et la plus inexorable de toutes les raisons, contre la raison d'état. Enfin, en 1544, au bout de onze ans de mariage, elle mit au monde le prince François.
Mais déjà, depuis neuf ans, son mari était l'amant de Diane de Poitiers.
Peut-être si, dès le commencement de son mariage, elle eût été heureuse mère, épouse féconde, peut-être eût-elle lutté comme femme et comme reine contre la belle duchesse ; mais sa stérilité l'abaissait au-dessous du rang d'une maîtresse ; au lieu de lutter, elle se courba et, par son humilité, acheta la protection de sa rivale.
De plus, toute cette belle seigneurie d'épée, tous ces brillants hommes de guerre, qui n'estimaient la noblesse que lorsque c'était une fleur poussée dans le sang et cueillie sur un champ de bataille, faisaient peu de cas de la race commerçante des Médicis. On jouait sur le nom et sur les armes : leurs ancêtres étaient des médecins, medici ; leurs armes étaient, non pas des boulets de canon comme ils disaient, mais des pilules. Marie Stuart elle-même, qui caressait de sa jolie main d'enfant la duchesse de Valentinois, en faisait parfois une griffe pour égratigner Catherine. « Venez-vous avec nous chez la marchande florentine ? » disait-elle au connétable de Montmorency.
Catherine dévorait tous ces outrages : elle attendait. Qu'attendait-elle ? Elle n'en savait rien elle-même. Henri II, son royal époux, était du même âge qu'elle et d'une santé qui lui promettait de longs jours. N'importe, elle attendait avec l'entêtement du génie qui, sentant et appréciant sa propre valeur, comprend que, Dieu ne faisant rien d'inutile, l'avenir ne saurait lui manquer.
Elle s'était tournée alors du côté des Guise.
Henri, caractère faible, ne savait jamais être le maître seul : tantôt il était le maître avec le connétable, et c'étaient les Guise qui avaient le dessous ; tantôt il était le maître avec les Guise, et c'était le connétable qui était en défaveur.
Aussi avait-on fait sur le roi Henri II le quatrain suivant :

Sire, si vous laissez, comme Charles désire,
Comme Diane veut, par trop vous gouverner,
Fondre, pétrir, mollir, refondre et retourner,
Sire vous n'êtes plus, vous n'êtes plus que cire !

On sait quelle était Diane ; quant à Charles, c'était le cardinal de Lorraine.
Au reste, noble et fière famille que celle de ces Guise. Un jour que le duc Claude était venu, accompagné de ses six fils, rendre hommage au roi François Ier à son lever du Louvre, le roi lui avait dit :
- Mon cousin, je vous tiens pour un homme bien heureux de vous voir renaître, avant que de mourir, dans une si belle et si riche prospérité !
Et, en effet, le duc Claude, en mourant, laissait après lui la famille la plus riche, la plus habile et la plus ambitieuse du royaume. Ces six frères présentés par leur père au roi François Ier avaient, à eux six, environ huit cent mille livres de rente, c'est-à-dire plus de quatre millions de notre monnaie actuelle.
D'abord venait l'aîné, celui que l'on appela le duc François, le duc Balafré, le grand duc de Guise enfin. Sa situation à la cour était presque celle d'un prince du sang. Il avait un aumônier, un argentier, huit secrétaires, vingt pages, quatre-vingts officiers ou gens de service, une vénerie dont les chiens ne le cédaient qu'à la race grise du roi, dite race royale ; des écuries pleines de chevaux barbes qu'il tirait d'Afrique, de Turquie et d'Espagne ; des perchoirs pleins de gerfauts et de faucons sans prix, lesquels lui étaient envoyés par Soliman et par tous les princes infidèles, qui lui en faisaient hommage sur sa renommée. Le roi de Navarre lui écrivait pour lui annoncer la naissance de son fils qui fut depuis Henri IV. Le connétable de Montmorency lui-même, le plus orgueilleux baron de son temps, lui écrivait, commençant sa lettre par : Monseigneur, et la terminant par : Votre très-humble et très-obéissant serviteur ; et lui, répondant : Monsieur le connétable, et : Votre bien bon ami ; ce qui n'était pas vrai, au reste, la maison de Guise et la maison de Montmorency étant en guerre éternelle.
Il faut avoir lu les chroniques du temps, soit qu'elles se déroulent sous la plume aristocratique du sieur de Brantôme, soit qu'elles s'enregistrent heure par heure, au journal du grand audiencier Pierre de l'Estoille, pour se faire une idée de la puissance de cette race privilégiée et tragique, forte dans la rue comme sur le champ de bataille, écoutée au milieu des carrefours des halles comme dans les cabinets du Louvre, de Windsor ou du Vatican, lorsqu'elle parlait par la bouche du duc François surtout. Faites-vous montrer au musée d'artillerie la cuirasse que cet aîné des Guise portait au siège de Metz et vous y verrez la trace de cinq balles dont trois eussent certainement été mortelles si elles ne fussent venues s'amortir contre le rempart d'acier.
Aussi était-ce une joie pour la population de Paris lorsqu'il sortait de l'hôtel de Guise et que, plus connu et plus populaire que le roi lui-même, monté sur Fleur de lys ou Mouton – c'étaient ses deux chevaux favoris – avec son pourpoint et ses chausses de soie cramoisie, son manteau de velours, sa toque surmontée d'une plume de la couleur de son pourpoint, suivi de quatre cents gentilshommes, il traversait les rues de la capitale. Alors, tous accouraient sur son passage, les uns brisant des branches d'arbre, les autres arrachant des fleurs, et jetant branches d'arbre et fleurs sous les pieds de son cheval en criant : « Vive notre duc ! »
Et lui, se dressant sur ses étriers, comme il faisait les jours de bataille, pour voir plus loin et attirer les coups à lui, ou se penchant à droite et à gauche, saluant courtoisement les femmes, les hommes et les vieillards, souriant aux jeunes filles, caressant les enfants, lui était le vrai roi, non pas du Louvre, de Saint-Germain, de Fontainebleau ou des Tournelles, mais le réel roi des rues, des carrefours, des halles ; vrai roi, roi réel, puisqu'il était le roi des cœurs !
Aussi, au risque de rompre la trêve dont la France avait cependant si grand besoin, quand le pape Paul III – quelque temps après le traité de Vancelles, à propos d'une querelle particulière avec les Colonna, que l'appui qu'ils avaient trouvé espéré trouver dans Philippe II avaient rendus assez hardis pour prendre les armes contre le Saint-Siège –, quand le pape, disons-nous, à propos de cette querelle, déclara le roi d'Espagne déchu de sa royauté de Naples et offrit cette royauté à Henri II, le roi n'hésita pas à nommer général en chef de l'armée qu'il envoyait en Italie le duc François de Guise.
Il est vrai que, à cette occasion et pour la première fois peut-être, Guise et Montmorency se trouvaient d'accord. François de Guise hors de France, Anne de Montmorency se trouvait le premier personnage du royaume ; et, tandis que le grand capitaine poursuivait au-delà des monts ses projets de gloire, lui, qui se croyait un grand politique, poursuivait à la cour ses projets d'ambition dont le plus ardent était, pour le moment, de marier son fils à madame Diane, fille légitime de la duchesse de Valentinois et veuve du duc de Castro, de la maison de Farnèse, tué à l'assaut d'Hesdin.
M. le duc François de Guise était donc à Rome guerroyant contre le duc d'Albe.
Après le duc François de Guise venait le cardinal de Lorraine, grand seigneur d'église qui le cédait de bien peu à son frère et que Pie V appelait le pape d'au-delà des monts. C'était, comme dit l'auteur de l'Histoire de Marie Stuart, un négociateur à deux tranchants, fier comme un Guise, délié comme un Italien. Plus tard, il devait concevoir, mûrir et mettre a exécution cette grande idée de la Ligue, qui fit monter pas à pas à son neveu les degrés du trône, jusqu'au moment où oncle et neveu furent frappés par l'épée des Quarante-Cinq. Lorsque les six Guise étaient à la cour, les quatre plus jeunes, le duc d'Aumale, le grand prieur, le marquis d'Elbeuf et le cardinal de Guise, ne manquaient jamais de venir d'abord au lever du cardinal Charles ; puis ensuite tous cinq allaient au lever du duc François, qui les conduisait chez le roi.
Au reste, tous deux avaient, l'un en homme de guerre, l'autre en homme d'église, dressé leurs batteries pour l'avenir : le duc François s'était fait le maître du roi, le cardinal Charles s'était fait l'amant de la reine. Le grave l'Estoille raconte le fait de manière à ce que le plus incrédule lecteur ne conserve aucun doute sur ce point. « Un de mes amis, dit-il, m'a conté que, étant couché avec le valet du cardinal dans une pièce qui entrait en celle de la reyne mère, il vit, vers le minuit, le dit cardinal avec une robe de chambre seulement sur ses épaules, qui passait pour aller voir la reyne, et que son ami lui dit que, s'il parlait de ce qu'il avait vu, il y perdroit la vie. »
Quant aux quatre autres princes de la maison de Guise, qui jouent un rôle presque nul dans le courant de cette histoire, leur portrait nous mènerait trop loin. Bornons-nous donc, tout insuffisants qu'ils sont, à ceux que nous venons de tracer du duc François et du cardinal Charles.
C'était ce cardinal Charles que l'on avait vu, la nuit, se rendant chez la reyne avec une robe de chambre seulement sur les épaules, qui attendait Catherine de Médicis dans son cabinet.
Catherine savait le trouver là ; mais elle ignorait qu'il n'y fût point seul.
En effet, il était accompagné d'un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, élégamment vêtu, quoiqu'il fût visiblement en habit de voyage.
- Ah ! c'est vous, monsieur de Nemours ! s'écria la reine en apercevant le jeune homme ; vous arrivez d'Italie... Quelles nouvelles de Rome ?
- Mauvaises, madame ! répondit le cardinal tandis que le duc de Nemours saluait la reine.
- Mauvaises !... Notre cher cousin le duc de Guise aurait-il été battu ? demanda Catherine. Prenez garde ! Vous me diriez oui, que je répondrais non, tant je tiens la chose pour impossible !
- Non, madame, répondit le duc de Nemours, M. de Guise n'a point été battu ; comme vous dites, c'est chose impossible ! Mais il est trahi par les Caraffa, abandonné par le pape lui-même, et il m'a dépêché au roi afin de lui dire que la position n'était plus tenable pour sa gloire ni pour celle de la France, et qu'il demandait ou des renforts ou son rappel.
- Et, selon nos conventions, madame, dit le cardinal, je vous ai d'abord conduit M. de Nemours.
- Mais, dit Catherine, le rappel de M. de Guise, c'est l'abandon des prétentions du roi de France sur le royaume de Naples et de mes prétentions, à moi, sur le duché de Toscane.
- Oui, dit le cardinal ; mais remarquez bien, madame, que nous ne pouvons tarder à avoir la guerre en France et que, alors, ce n'est plus Naples et Florence qu'il s'agit de reconquérir, c'est Paris qu'il s'agit de protéger.
- Comment, Paris ? Vous riez, monsieur le cardinal ! Il me semble que la France peut défendre la France et que Paris se protège tout seul.
- Je crains que vous ne soyez dans l'erreur, madame, répondit le cardinal. Le meilleur de nos troupes, comptant sur la trêve, a passé en Italie avec mon frère, et certes, sans la conduite ambiguë du cardinal Caraffa, sans la trahison du duc de Parme, qui a oublié ce qu'il devait au roi de France pour passer au parti de l'empereur, les progrès que l'on eût faits du côté de Naples et le besoin que le roi Philippe II eût eu de se dégarnir à son tour pour protéger Naples, nous eût sauvegardés d'une attaque ; mais aujourd'hui que Philippe II est assuré que ce qu'il a d'hommes en Italie suffit pour nous tenir en échec, il tournera les yeux du côté de la France et ne manquera pas de profiter de sa faiblesse ; sans compter que le neveu de M. le connétable vient de faire une équipée qui donnera à cette rupture de trêve par le roi d'Espagne une apparence de justice.
- Vous voulez parler de son entreprise sur Douay ? dit Catherine.
- Justement.
- écoutez, dit la reine, vous savez que je n'aime pas l'amiral plus que vous ne l'aimez vous-même ; ainsi démolissez-le de votre côté, je ne vous empêcherai pas ; mais, au contraire, j'y aiderai de toute ma puissance.
- En attendant, que décidez-vous ? dit le cardinal.
Et voyant que Catherine hésitait :
- Oh ! dit-il, vous pouvez parler devant M. de Nemours ; lui aussi est de Savoie, mais autant notre ami que le prince Emmanuel, son cousin, est notre ennemi.
- Décidez vous-même, mon cher cardinal, répondit Catherine en jetant un regard oblique au prélat, je ne suis qu'une femme dont le faible esprit n'entend pas grand'chose à la politique... Ainsi décidez.
Le cardinal avait compris le coup-d'œil de Catherine : pour elle, il n'y avait pas d'amis, il n'y avait que des complices.
- N'importe, dit Charles de Guise, avancez toujours un avis, madame, et je me permettrai de le combattre s'il se trouve en contradiction avec le mien.
- Eh bien, je pense, dit Catherine, que le roi, étant le seul chef de l'état, est le seul qui doit être prévenu avant tous des choses importantes... à mon avis donc, si M. le duc n'est pas trop fatigué, il doit prendre un cheval, rejoindre le roi quelque part qu'il se trouve et lui transmettre, avant personne, les nouvelles dont votre bienveillante amitié pour moi, mon cher cardinal, m'a faite, à mon grand regret, maîtresse avant lui.
Le cardinal se retourna vers le duc de Nemours comme pour l'interroger.
Mais celui-ci, s'inclinant :
- Je ne suis jamais fatigué, monseigneur, dit-il, lorsqu'il s'agit du service du roi.
- En ce cas, dit le cardinal, je vais vous faire donner un cheval et, à tout hasard, prévenir les secrétaires qu'il y aura conseil chez le roi à son retour de la chasse... Venez, monsieur de Nemours.
Le jeune duc salua respectueusement la reine, et il s'apprêtait à suivre M. le cardinal de Lorraine, lorsque Catherine toucha légèrement le bras de ce dernier.
- Passez devant, monsieur de Nemours, dit Charles de Guise.
- Monseigneur... fit Jacques de Nemours hésitant.
- Je vous en prie !
- Et moi, dit la reine en lui tendant sa belle main, je vous l'ordonne, monsieur le duc.
Le duc, comprenant que, sans doute, la reine avait un dernier mot à dire au cardinal, ne fit plus de difficultés à obéir et, baisant la main à la reine, il sortit le premier, laissant à dessein retomber la tapisserie derrière lui.
- Que vouliez-vous me dire, ma chère amie ? demanda le cardinal.
- Je voulais vous dire, répondit Catherine, que le bon roi Louis onzième qui, en échange de cinq cent mille écus qu'il lui avait prêtés, a donné à notre aïeul Laurent de Médicis la permission de mettre trois fleurs de lys dans nos armes, avait l'habitude de répéter : « Si mon bonnet de nuit avait mon secret, je brûlerais mon bonnet de nuit ! » Méditez cette maxime du bon roi Louis onzième, mon cher cardinal... Vous êtes trop confiant !
Le cardinal sourit de l'avis qui lui était donné ; lui qui passait pour le politique le plus défiant de l'époque avait rencontré défiance plus grande que la sienne.
Il est vrai que c'était dans la florentine Catherine de Médicis.
Le cardinal franchit à son tour le rempart de tapisserie et vit le prudent jeune homme qui, afin de ne pas être accusé de curiosité, l'attendait à dix pas en avant dans le corridor.
Tous deux descendirent jusque dans la cour, où Charles de Guise donna l'ordre à un page des écuries d'amener à l'instant même un cheval tout équipé.
Le page revint cinq minutes après, conduisant le cheval. Nemours se mit en selle avec l'élégance d'un cavalier consommé et s'élança au galop par la grande allée du parc.
Le jeune homme s'était informé de la direction qu'avait prise la chasse et il lui avait été répondu que l'on avait dû attaquer l'animal près de la route de Poissy.
Il avait donc dirigé la course de ce côté, espérant que, une fois arrivé au lancer, le bruit du cor le guiderait vers le point où serait le roi.
Mais, aux environs de la route de Poissy, il ne vit et n'entendit rien.
Un bûcheron interrogé lui dit que la chasse s'était emportée du côté de Conflans.
Il tourna aussitôt son cheval du côté indiqué.
Au bout d'un quart d'heure, en croisant une route transversale, il aperçut, au milieu d'un carrefour voisin, un cavalier qui se dressait sur ses étriers pour voir de plus loin et qui approchait sa main de son oreille pour mieux entendre.
Ce cavalier était un chasseur qui essayait évidemment de s'orienter.
Si perdu que fût ce chasseur, il devait en savoir, sur l'endroit probable où l'on trouverait le roi, encore plus que le jeune duc, arrivé d'Italie depuis une demi-heure à peine.
Aussi M. de Nemours alla-t-il droit au chasseur.
Celui-ci, voyant de son côté un cavalier se rapprocher de lui et pensant avoir affaire à quelqu'un qui pourrait le renseigner sur la marche de la chasse, fit aussi quelques pas en avant.
Mais bientôt tous deux, d'un même mouvement, éperonnèrent leurs chevaux ; ils venaient de se reconnaître.
Le chasseur perdu qui essayait de s'orienter en se levant sur ses étriers pour voir et rapprochant sa main de son oreille pour entendre était le capitaine de la garde écossaise.
Les deux cavaliers s'abordèrent avec cette familiarité courtoise qui distinguait les jeunes seigneurs de l'époque. D'ailleurs, l'un, le duc de Nemours, était de maison princière, c'est vrai, mais l'autre, le comte de Montgomery, était de la plus vieille noblesse qui avait accompagné Guillaume le Bâtard à la conquête de l'Angleterre.
Or, à cette époque – et nous ne disons point cela à l'endroit de la maison de Savoie, dont l'ancienneté et la noblesse l'emportaient sur l'ancienneté et la noblesse de certaines maisons royales –, à cette époque, disons-nous, il existait en France quelques vieux noms qui se croyaient les égaux des noms les plus puissants et les plus glorieux, malgré l'infériorité des titres qu'ils portaient. Ainsi était-il des Montmorency qui ne se titraient que de barons ; des Rohan qui n'étaient que seigneurs ; des Coucy qui n'étaient que sires ; et des Montgomery qui n'étaient que comtes.
Comme l'avait pensé le duc de Nemours, Montgomery avait perdu la chasse et cherchait à s'orienter.
Au reste, l'endroit où ils se trouvaient était bien choisi pour cela puisque c'était un carrefour placé sur une hauteur, vers laquelle tous les bruits devaient monter, et dominant cinq ou six routes par lesquelles, en se faisant rabattre, ne pouvait manquer de passer l'animal.
Les jeunes gens, qui s'étaient quittés depuis plus de six mois déjà, avaient, au reste, mille questions importantes à se faire ; Montgomery au sujet de l'armée et des belles entreprises de guerre que devait naturellement tenter M. de Guise ; l'autre au sujet de la cour de France et des belles aventures d'amour qui devaient s'y accomplir.
Ils étaient au plus chaud de cette intéressante conversation, lorsque le comte de Montgomery posa la main sur le bras du duc.
Il avait cru entendre les abois éloignés de la meute.
Tous deux écoutèrent. Le comte ne s'était pas trompé : à l'extrémité d'une allée immense, ils virent tout-à-coup passer, rapide comme une flèche, un énorme sanglier ; puis, à cinquante pas derrière lui, les plus ardents des chiens ; puis le gros de la meute ; puis les traînards.
à l'instant même, Montgomery porta son cor à sa bouche et sonna la vue afin de rallier ceux qui, comme lui, pouvaient être égarés, et le nombre devait en être grand car, sur la trace de l'animal, passèrent trois personnes seulement, un homme et deux femmes.
Dans l'homme, à l'ardeur avec laquelle il poussait son cheval, les deux officiers crurent reconnaître le roi ; mais la distance était si grande qu'il leur fut impossible de dire quelles étaient les deux hardies amazones qui le suivaient de si près.
Tout le reste de la chasse semblait égaré.
Le duc de Nemours et le comte de Montgomery s'élancèrent dans une allée qui, vu la direction suivie par l'animal, leur permettait de couper la chasse à angle droit.
Le roi avait, en effet, attaqué, près de la route de Poissy, la bête qui, en termes de vénerie, était ce qu'on appelle un ragot. Celle-ci avait débûché avec cette raideur qui caractérise les vieux animaux et avait piqué droit sur Conflans. Le roi était parti aussitôt sur sa trace en sonnant le lancer et toute la cour avait suivi le roi.
Mais les sangliers sont mauvais courtisans. Celui auquel on avait pour le moment affaire, au lieu de choisir les grandes futaies et les belles routes, s'était lancé dans les taillis les plus fourrés et dans les ronciers les plus épais. D'où il était résulté que, au bout d'un quart d'heure, il n'y avait plus derrière le roi que les chasseurs les plus acharnés et que, de toutes les dames, trois seulement tenaient bon : c'étaient madame Marguerite sœur du roi, Diane de Poitiers et la petite reinette Marie Stuart, comme l'appelait Catherine.
Malgré le courage des illustres chasseurs et chasseresses que nous venons de nommer, les difficultés du terrain, l'épaisseur du bois qui obligeait les cavaliers à faire des détours, la hauteur des ronciers qu'il était impossible de franchir, avaient bientôt permis aux sangliers et aux chiens de se perdre dans l'éloignement ; mais, à l'extrémité de la forêt, l'animal avait trouvé le mur et force lui avait été de revenir sur ses pas.
Le roi, un instant distancé, mais sûr de sa race de chiens gris, s'était donc arrêté ; ce qui avait donné le temps à quelques chasseurs de le rejoindre ; mais bientôt les abois s'étaient fait entendre de nouveau.
La portion de forêt vers laquelle se dirigeait l'animal était mieux éclaircie que l'autre ; il en résulta que, cette fois, le roi put reprendre sa poursuite avec chance de la mener à bout.
Seulement, il arriva ce qui était déjà arrivé dix minutes auparavant : chacun ne tint que selon sa force et son courage. D'ailleurs, au milieu de cette cour toute composée de beaux jeunes seigneurs et de galantes dames, beaucoup peut-être restaient en arrière, qui n'y étaient pas absolument forcés par la paresse de leurs chevaux, par l'épaisseur du bois ou par les inégalités du terrain, et c'est ce que prouvaient clairement les groupes que l'on rencontrait arrêtés à l'angle des allées ou au milieu des carrefours et qui semblaient plus attentifs à suivre les conversations engagées qu'à écouter l'aboi des chiens ou le cor des piqueurs.
Voilà comment, lorsque l'animal avait passé en vue de Montgomery et de Nemours, il se trouvait n'être suivi que d'un cavalier dans lequel les jeunes gens avaient cru reconnaître le roi et de deux dames qu'ils n'avaient pas reconnues.
C'était en effet le roi qui, avec son ardeur ordinaire, voulait arriver le premier à l'acculée, c'est-à-dire au moment où le sanglier s'acculerait à quelque arbre, à quelque roncier, à quelque roc, et ferait tête aux chiens.
Les deux amazones qui le suivaient étaient madame de Valentinois et la petite reine Marie, l'une la meilleure, l'autre la plus hardie cavalière de toute la cour.
Au reste, le sanglier commençait à se lasser et il était évident qu'il ne tarderait point à tenir ; déjà les chiens les plus ardents lui soufflaient au poil.
Pendant un quart d'heure encore, cependant, il essaya d'échapper par la fuite à ses ennemis ; mais, se sentant de plus en plus rejoint, il résolut de faire une belle mort, une véritable mort de sanglier ; et, ayant trouvé une racine d'arbre à sa commodité, il s'y accula en grognant et en faisant claquer ses mâchoires l'une contre l'autre.
à peine y fut-il, que toute la meute se rua sur lui et indiqua, par ses abois redoublés, que l'animal faisait tête.
à ces abois se mêla bientôt le cor du roi. Henri était arrivé, suivant d'aussi près les chiens que les chiens eux-mêmes suivaient l'animal.
Il regarda autour de lui tout en sonnant, cherchant son porte-arquebuse ; mais il avait distancé jusqu'aux plus acharnés piqueurs, jusqu'à ceux-là mêmes dont le devoir était de ne jamais le quitter, et ne vit, accourant de toute la vitesse de leurs chevaux, que Diane et Marie Stuart qui avaient, nous l'avons dit, tenu bon.
Pas une boucle de la chevelure de la belle duchesse de Valentinois n'était dérangée et son toquet de velours était fixé au sommet de sa tête avec autant de fermeté qu'au moment du départ.
Quant à la petite Marie, elle avait perdu voile et toquet et ses beaux cheveux châtains, épars au vent, attestaient, comme le pourpre charmant de ses joues, de l'ardeur de sa course.
Aux sons prolongés que le roi tirait de son cor, l'arquebusier accourut, une arquebuse à la main, l'autre à l'arçon de sa selle.
Derrière lui, à travers l'épaisseur des bois, on voyait briller, se rapprochant, les broderies d'or et les vives couleurs des robes, des pourpoints et des manteaux.
C'étaient les chasseurs qui arrivaient de tous côtés.
L'animal faisait de son mieux : attaqué à la fois par soixante chiens, il tenait tête à tous ses ennemis. Il est vrai que, tandis que les dents les plus aiguës s'émoussaient sur son poil rugueux, chacun de ses coups de boutoir à lui faisait une blessure profonde à celui de ses adversaires qui en était atteint ; mais, quoique mortellement blessés, quoique perdant tout leur sang, quoique les entrailles traînantes, les gris du roi, comme on les appelait, étaient de si noble race qu'ils ne revenaient que plus acharnés au combat et qu'on ne reconnaissait les blessés qu'aux taches de sang plus nombreuses qui marbraient ce mouvant tapis.
Le roi comprit qu'il était temps de mettre fin à la boucherie ou qu'il allait y perdre ses meilleurs chiens.
Il jeta son cor et fit signe qu'on lui donnât son arquebuse.
La mèche était allumée d'avance ; l'arquebusier n'eut donc qu'à présenter l'arme au roi.
Henri était excellent tireur et manquait rarement son coup.
L'arquebuse à la main, il s'avança à la distance de vingt-cinq pas à peu près du sanglier, dont les yeux brillaient comme deux charbons ardents.
Il visa entre les yeux de l'animal et lâcha le coup.
L'animal avait reçu la décharge à la tête ; mais un mouvement qu'il avait fait au moment où le roi appuyait sur la détente avait présenté son front de biais ; la balle avait glissé sur l'os et avait été tuer un des chiens.
On pouvait voir sur la hure du sanglier, entre l'œil et l'oreille, la traînée de sang indiquant le passage de la balle.
Henri demeura un instant étonné que l'animal ne fût pas tombé sur le coup, tandis que son cheval, tout frissonnant, plié sur les jarrets de derrière, piétinait des pieds de devant.
Il tendit au piqueur l'arquebuse déchargée en demandant l'autre.
L'autre était tout amorcée et tout allumée ; le piqueur la lui donna.
Le roi la prit et porta la crosse à son épaule.
Mais, avant qu'il eût eu le temps de viser, le sanglier ne voulant, sans doute, pas attendre le hasard d'un second coup, donna une violente secousse aux chiens qui l'entouraient, ouvrit au milieu de la meute un sillon sanglant et, rapide comme l'éclair, passa entre les jambes du cheval du roi, qui se dressa sur ses pieds de derrière en poussant un hennissement de douleur, montra son ventre ouvert d'où ruisselait le sang et tombaient les entrailles et, s'abaissant aussitôt, engagea le roi sous lui.
Tout cela avait été si instantané que pas un des spectateurs n'avait songé à s'élancer au devant du sanglier qui était revenu sur le roi avant même que celui-ci eût eu le temps de tirer son couteau de chasse.
Henri essaya d'y porter la main ; mais la chose était impossible : le couteau de chasse était engagé lui-même sous le côté gauche du roi.
Si brave qu'il fût, le roi ouvrait déjà la bouche pour crier à l'aide – car la tête hideuse du sanglier, avec ses yeux de braise, sa gueule sanglante et ses défenses acérées, n'était plus qu'à quelques pouces de sa poitrine –, quand tout à coup il entendit à son oreille une voix qui, de cet accent ferme auquel il n'y a point à se méprendre, lui disait :
- Ne bougez pas, sire ; je réponds de tout !
Puis il sentit un bras qui soulevait le sien et il vit passer comme un éclair une lame large et aiguë qui, au défaut de l'épaule, alla s'enfoncer jusqu'à la garde dans le corps du sanglier.
En même temps, deux bras vigoureux tiraient Henri en arrière, ne laissant exposé aux coups de l'animal expirant que le nouvel adversaire qui venait de le frapper au cœur.
Celui qui tirait le roi en arrière, c'était le duc de Nemours.
Celui qui, un genou en terre et le bras tendu, venait de frapper au cœur le sanglier, c'était le comte de Montgomery.
Le comte de Montgomery tira son épée du corps de l'animal, l'essuya sur le gazon vert et touffu, la remit au fourreau et, s'approchant de Henri II comme si rien d'extraordinaire ne se fût passé :
- Sire, dit-il, j'ai l'honneur de présenter au roi M. le duc de Nemours qui vient de par-delà des monts et qui apporte au roi des nouvelles de M. le duc de Guise et de sa brave armée d'Italie.

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