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Chapitre XI
Le réveil de M. le connétable

Si glorieux que fussent les deux échecs que venait d'éprouver l'amiral, ce n'en était pas moins des échecs qui lui faisaient comprendre le besoin qu'il avait d'être promptement secouru en face d'une si nombreuse armée et d'une si active vigilance.
En conséquence, il résolut, profitant du moment où l'armée anglaise, encore absente, laissait à découvert tout un côté de la ville, d'envoyer des messagers à son oncle le connétable pour obtenir de lui le plus grand renfort possible.
à cet effet, il fit venir Maldent et Yvonnet : Yvonnet, qui avait été le guide du pauvre Théligny, et Maldent, qui avait été son propre guide à lui.
Le connétable devait être à Ham ou à la Fère ; l'un des deux messagers irait don à Ham, l'autre à la Fère, porter des nouvelles et indiquer au connétable le moyen de faire parvenir un secours jusqu'à Saint-Quentin.
Ce moyen, que l'absence de l'armée anglaise rendait facile, consistait simplement à lancer une forte colonne par le chemin de Savy, qui aboutit au faubourg de Pontoille, pendant que, à la même heure où elle arriverait en vue de la ville, Coligny, du côté opposé, simulerait une sortie qui, en occupant sur le point faussement menacé l'armée ennemie, permettrait à la colonne française d'arriver saine et sauve jusqu'à la ville.
Les deux messagers partirent le soir même, emportant chacun une pressante recommandation, l'un de la part du pauvre Malemort, l'autre de la part de la désolée Gudule.
Malemort, qui avait reçu un coup d'épée à travers les côtes, lequel coup, par bonheur, avait passé dans une ancienne cicatrice – ce qui, du reste, lui arrivait presque toujours, tant il en était grêlé ! –, Malemort recommandait à Maldent de lui rapporter certaines herbes qui lui étaient nécessaires pour renouveler ce fameux baume de Ferragus dont il faisait une si terrible consommation.
Gudule, qui avait reçu à travers le cœur un coup bien autrement douloureux et bien autrement mortel que celui de Malemort, recommandait à Yvonnet de veiller avec le plus grand soin sur une vie à laquelle la sienne était attachée. En attendant son bien-aimé Yvonnet, elle passerait toutes les nuits à sa fenêtre donnant sur le rempart du Vieux-Marché.
Nos deux aventuriers sortirent par la porte de Pontoille ; puis, arrivés à une demi-lieue à peu près sur la route de Ham, Yvonnet prit à travers champs pour gagner le chemin de la Fère, tandis que Maldent continuait de suivre celui de Ham.
Yvonnet passa la Somme entre Gauchy et Gruoïs et rejoignit à Cérisy le chemin de la Fère.
Nous nous attachons plutôt à Yvonnet qu'à Maldent, attendu que c'est à la Fère que se trouvait le connétable. à trois heures du matin, Yvonnet frappait à la porte de la ville, qui refusait obstinément de s'ouvrir ; mais cependant le concierge, apprenant que le visiteur nocturne arrivait de Saint-Quentin, l'entrebailla pour le laisser passer.
L'ordre avait été donné par le connétable d'accueillir sans retard tout messager venant de la part de son neveu et d'introduire l'envoyé près de lui, à quelque heure que ce fût.
à trois heures et demie du matin, on éveillait le connétable.
Le vieux soldat était couché dans un lit, luxe qu'il se permettait rarement en campagne ; mais il avait sous son chevet son épée de connétable et, sur une chaise près de son lit, son armure et son casque ; ce qui indiquait que, à la moindre alerte, il serait en mesure d'attaquer ou de se défendre.
Ceux qui servaient sous lui étaient d'ailleurs habitués à être appelés à toute heure du jour et de la nuit, soit pour donner des avis, soit pour recevoir des ordres.
Yvonnet fut introduit dans la chambre de l'infatigable vieillard qui, sachant qu'un messager était arrivé, attendait ce messager à moitié soulevé sur son coude.
à peine eut-il entendu les pas d'Yvonnet que, avec sa brutalité ordinaire :
- Allons, drôle ! dit-il, avance ici !
Ce n'était pas l'heure de faire de la susceptibilité : Yvonnet s'avança.
- Plus près, dit le connétable, plus près, que je te regarde dans le blanc des yeux, maroufle ! J'aime à voir ceux à qui je parle.
Yvonnet s'avança jusqu'au bord du lit.
- Me voici, monseigneur, dit-il.
- Ah ! te voici... c'est bien heureux !
Il prit sa lampe et regarda l'aventurier avec un mouvement de tête qui n'indiquait pas que l'examen fût favorable au messager.
- J'ai déjà vu ce muguet quelque part, dit le connétable se parlant à lui-même.
Puis, à Yvonnet :
- Ne vas-tu pas me donner la peine de chercher où je t'ai vu, drôle ? Voyons, dis-moi cela tout de suite; tu dois t'en souvenir, toi !
- Et pourquoi m'en souviendrais-je mieux que vous, monseigneur ? dit Yvonnet ne pouvant résister au désir d'adresser à son tour une question au connétable.
- Parce que, répondit le vieux soldat, tu vois une fois par hasard un connétable de France, tandis que je vois tous les jours un tas de coquins comme toi !
- C'est juste, monseigneur, répondit Yvonnet. Eh bien, vous m'avez vu chez le roi.
- Comment, dit le connétable, chez le roi ? Tu vas donc chez le roi, toi ?
- J'y ai du moins été le jour où j'ai eu l'honneur de vous y voir, monsieur le connétable, répondit Yvonnet avec la plus exquise politesse.
- Hum ! fit le connétable, hum !... Au fait, je me rappelle : tu étais avec un jeune officier qui venait parler au roi de la part de mon neveu...
- Avec M. de Théligny.
- C'est cela ! dit le connétable. Et tout va bien là-bas ?
- Au contraire, monseigneur, tout va mal.
- Comment, tout va mal ? Prends garde à ce que tu vas me dire, drôle.
- Je vais vous dire la vérité, monseigneur. Avant-hier, nous avons eu, en faisant une sortie au faubourg d'île, une soixantaine d'hommes mis hors de combat. Hier, en essayant d'enlever un poste d'Espagnols en avant de la porte de Rémicourt, nous avons perdu quinze cavaliers de la compagnie du Dauphin et leur lieutenant, M. de Théligny...
- Théligny ! interrompit le connétable, qui se croyait invulnérable, ayant survécu à tant de batailles, à tant de combats, à tant d'escarmouches ; Théligny s'est laissé tuer ? l'imbécile !... Après ?
- Eh bien, après, monsieur le connétable, voici une lettre de M. l'amiral qui demande un prompt secours.
- Il fallait commencer par là, maroufle ! dit le connétable en arrachant la lettre des mains de l'aventurier.
Et il la lut, selon son habitude, en s'interrompant pour donner des ordres.

« Je tiendrai le plus que pourrai le faubourg d'île... »

- Et il fera bien, mordieu !... Qu'on m'aille chercher M. Dandelot !

« ... Car, des hauteurs du faubourg, une batterie d'artillerie peut balayer dans toute sa longueur le rempart de Rémicourt, de la tour à l'Eau à la tour Rouge... »

- Qu'on appelle le maréchal Saint-André !
« ... Mais, pour défendre le faubourg d'île et les autres points menacés, il me faudrait un renfort de deux mille hommes au moins, n'ayant en réalité que cinq ou six cents hommes sous mes ordres... »

- Corbleu ! je lui en enverrai quatre mille !... Qu'on me fasse venir M. le duc d'Enghien !... De quel droit ces messieurs dorment-ils quand je suis éveillé ?... M. le duc d'Enghien, tout de suite ! Voyons, que me rabâche-t-il encore, M. mon neveu ?

« ... Je n'ai que seize pièces de canon ; je n'ai que quarante canonniers ; je n'ai que cinquante ou soixante arquebuses ; enfin, je n'ai de munitions que pour quinze jours et de vivres que pour trois semaines... »

- Comment, c'est vrai, tout ce qu'il me dit là ? s'écria le connétable.
- C'est l'exacte vérité, monseigneur ! répondit gracieusement Yvonnet.
- En effet, je voudrais bien voir qu'un maroufle de ton espèce donnât un démenti à mon neveu... hum !
Et le connétable regarda Yvonnet d'un air féroce.
- Pourquoi te recules-tu ? demanda le connétable.
- Parce que je pense que monseigneur n'a plus rien à me demander.
- Tu te trompais... Viens ici.
Yvonnet reprit sa place.
- Et les bourgeois, comment se conduisent-ils ? demanda le connétable.
- à merveille, monseigneur !
- Les drôles !... Je voudrais bien voir qu'il en fût autrement !
- Il n'y a pas jusqu'aux moines qui n'aient pris la hallebarde.
- Cafards !... Et tu dis qu'ils se battent ?
- Comme des lions ! Quant aux femmes, monseigneur...
- Elles geignent, elles pleurent, elles tremblent ?... Les drôlesses ne sont bonnes qu'à cela.
- Au contraire, monseigneur, elles encouragent les combattants, elles pansent les blessés, elles enterrent les morts.
- Coquines !...
En ce moment, la porte s'ouvrit et un gentilhomme tout armé mais la tête seulement couverte d'un bonnet de velours parut sur le seuil.
- Ah ! venez ici, monsieur Dandelot, dit le connétable. Voilà votre frère qui jette les hauts cris dans sa ville de Saint-Quentin où l'on croirait qu'on l'égorge.
- Monseigneur, répondit en riant M. Dandelot, si mon frère, votre neveu, jette les hauts cris, vous le connaissez assez, je présume, pour savoir que ce n'est pas de peur.
- Eh ! oui, morbleu ! je sais que c'est de mal... et voilà ce qui me fâche... Aussi vous ai-je fait appeler, vous, M. le maréchal de Saint-André...
- Me voici, monseigneur, interrompit le maréchal en apparaissant à son tour à l'entrée de la chambre.
- Bon ! bon ! maréchal !... Et M. d'Enghien qui n'arrive pas !
- Pardon, monseigneur, dit le duc en entrant à son tour, me voici.
- Tripes et boyaux, messieurs ! dit le connétable lançant son gros juron avec d'autant plus de violence que, voyant tout le monde rendu à son devoir, il ne savait comment épancher cette mauvaise humeur habituelle qui faisait le fond de son caractère ; tripes et boyaux, messieurs ! nous ne sommes pas à Capoue pour dormir comme vous faites, les poings fermés.
- Ce n'est pas à moi que cela s'adresse, monseigneur, dit le maréchal, car j'étais déjà levé.
- Et moi, dit le duc d'Enghien, je n'étais pas encore couché.
- Non, je parle pour M. Dandelot.
- Moi ? dit Dandelot ; mais monseigneur m'excusera : je faisais patrouille et si je suis arrivé ici avant ces messieurs, c'est que j'étais à cheval quand on m'a rencontré et que je suis accouru à cheval.
- Alors, c'est pour moi, dit Montmorency. Il paraît que me voilà vieux et bon à rien puisque je suis le seul couché. Tête et sang !
- Mais, connétable, reprit en riant Dandelot, qui diable dit cela ?
- Personne, je l'espère bien ; car à celui qui dirait cela, je lui casserais la margoulette comme j'ai fait à ce prophète de mauvais augure que j'ai rencontré l'autre jour sur la route... Mais il s'agit d'autre chose, voyons ; il s'agit de porter secours à ce pauvre diable de Coligny qui a cinquante mille hommes sur les bras. Cinquante mille hommes, qu'en dites-vous ? M'est avis que monsieur mon neveu a peur et qu'il voit double.
Les trois officiers sourirent en même temps et avec une expression pareille.
- Si mon frère dit cinquante mille hommes, répondit Dandelot, c'est cinquante mille hommes, monseigneur.
- Et même plutôt soixante mille que cinquante mille, dit le maréchal de Saint-André.
- Et vous, monsieur d'Enghien, que pensez-vous ?
- Mais, monsieur le connétable, je pense exactement comme ces messieurs.
- Alors vous êtes, comme toujours, d'un avis contraire au mien ?
- Non, monsieur le connétable, reprit Dandelot ; seulement, nous sommes d'avis que l'amiral dit la vérité.
- Eh bien, êtes-vous prêts à risquer quelque chose pour le secourir, l'amiral ?
- Je suis prêt à risquer ma vie, répondit Dandelot.
- Nous aussi, dirent d'une même voix le maréchal de Saint-André et le duc d'Enghien.
- Alors tout va bien ! dit le connétable.
Puis, se retournant vers l'antichambre, dans laquelle se faisait un grand bruit.
- Corbleu ! dit-il, d'où vient tout ce vacarme ?
- Monseigneur, dit un des sous-officiers de garde, c'est un homme qu'on vient d'arrêter à la porte de Ham.
- Qu'on le fourre en prison !
- On croit que c'est un militaire déguisé en paysan.
- Qu'on le pende !
- Mais il se réclame de M. l'amiral et assure qu'il vient de sa part.
- A-t-il une lettre ou un sauf-conduit ?
- Non, et c'est ce qui nous a fait croire que nous avions affaire à un espion.
- Qu'on le roue !
- Un instant ! cria une voix dans l'antichambre, on ne roue pas les gens comme cela, fût-on M. le connétable.
Et, à la suite d'une vive rumeur et d'un mouvement qui indiquait une lutte, un homme s'élança de l'antichambre dans la chambre.
- Eh ! s'écria Yvonnet, prenez garde à ce que vous allez faire, monseigneur : c'est Maldent !
- Qu'est-ce que c'est que cela, Maldent ? demanda le connétable.
- C'est le second messager que vous a envoyé M. l'amiral et qui, parti en même temps que moi de Saint-Quentin, arrive naturellement deux heures après moi, ayant passé par Ham.
Et, en effet, c'était Maldent qui, n'ayant pas trouvé M. le connétable à Ham, y avait pris un cheval et était accouru à toute bride de Ham à la Fère, de peur que quelque obstacle n'eût arrêté Yvonnet en chemin.
Maintenant, comment Maldent, qui était parti en costume militaire et avec une lettre de l'amiral, arrivait-il vêtu en paysan et sans lettre ? C'est ce que, grâce à leur perspicacité habituelle, nos lecteurs devineront dans un des chapitres suivants.

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