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Chapitre XX
L'attente

La nouvelle de la perte de la bataille de Saint-Quentin avait retenti comme un coup de tonnerre inattendu par toute la France et avait particulièrement eu son écho dans le château de Saint-Germain.
Jamais le connétable de Montmorency, ce vieux soudard quinteux et ignorant, n'avait eu plus grand besoin, pour ne pas tomber en complète disgrâce, de l'inexplicable soutien que lui prêtait prêtait, près du roi Henri II, la constante et inébranlable faveur de Diane de Poitiers.
En effet, le coup était terrible : une moitié de la noblesse occupée avec le duc de Guise à la conquête de Naples, l'autre moitié anéantie !
Quelques gentilshommes échappés, meurtris et haletants, de cette grande boucherie, groupés autour de monsieur le duc de Nevers, blessé à la cuisse, c'était toute la force active qui restait à la France !
Quatre ou cinq pauvres villes mal protégées par des remparts en mauvais état, mal approvisionnées de munitions et de vivres, mal pourvues de garnisons, Ham, la Fère, Laon, le Catelet et, comme une sentinelle perdue au milieu du feu, Saint-Quentin, la moins forte, la moins défendue, la moins tenable de ces villes.
Trois armées ennemies, une espagnole, une flamande, une anglaise, les deux premières exaspérées par une longue alternative de victoires et de défaites, la troisième toute neuve, toute fraîche, alléchée par les antécédents de Poitiers, de Crécy et d'Azincourt, désireuse de voir ce fameux Paris dont une autre armée anglaise avait entrevu les murailles sous Charles VI, c'est-à-dire un siècle et demi auparavant.
Un roi isolé, sans génie personnel, brave, mais de cette bravoure particulière à l'individualité française, capable d'être un excellent soldat, incapable d'être un médiocre général.
Pour tout conseil, le cardinal de Guise et Catherine de Médicis, c'est-à-dire la cauteleuse politique italienne alliée à la ruse française et à l'orgueil lorrain.
En dehors de cela, une cour frivole de reines et de princesses, de femmes légères et galantes : la petite reine Marie, la petite princesse Elisabeth, madame Marguerite de France, Diane de Poitiers, sa fille, à peu près fiancée à l'un des fils du connétable de Montmorency, François-Charles-Henry, et la petite princesse Marguerite.
Aussi la nouvelle fatale de la perte de la bataille de Saint-Quentin ou de la Saint-Laurent, comme on voudra, ne semblait, elle, selon toute probabilité, que l'avant-courrière de deux nouvelles non moins terribles, la prise de la ville de Saint-Quentin et la marche sur Paris de la triple armée espagnole, flamande et anglaise.
Le roi commença donc par ordonner secrètement les préparatifs d'une retraite sur Orléans, cette vieille forteresse de la France qui, reprise par une vierge, avait, un peu plus de cent ans auparavant, servi de tabernacle à l'arche sainte de la monarchie.
La reine, les trois princes, la petite princesse et toute la cours féminine devaient se tenir prêts à partir, soit de jour, soit de nuit, au premier ordre qui serait donné.
Quant au roi, il devait aller rejoindre les débris de l'armée partout où ils seraient et combattre avec eux jusqu'à ce qu'il eût versé la dernière goutte de son sang.
Toutes les mesures étaient prises pour que le dauphin François lui succédât, en cas de mort, avec Catherine de Médicis pour régente et le cardinal de Lorraine pour conseil.
En outre, nous croyons l'avoir déjà dit, des courriers avaient été expédiés au duc François de Guise pour qu'il hâtât son retour et qu'il ramenât avec lui tout ce qu'il pourrait ramener de l'armée d'Italie.
Ces dispositions prises, Henri II avait attendu avec anxiété, l'oreille tournée vers la route de Picardie.
Alors il avait appris que, contre toute probabilité et même contre toute espérance, Saint-Quentin tenait encore.
Quinze mille hommes avaient été anéantis sous ses murs ; l'héroïque ville luttait contre la triple armée victorieuse avec quatre ou cinq cents soldats de toutes armes.
Il est vrai qu'outre sa garnison, Saint-Quentin renfermait cette vaillante population que nous venons de voir à l'œuvre.
On attendit avec cette même anxiété pendant un jour, pendant deux jours, pendant trois jours la nouvelle de la prise de la ville.
Rien de pareil n'arriva. On apprit au contraire que Dandelot était parvenu à entrer dans la place avec un renfort de quelques centaines d'hommes et que l'amiral et lui avaient fait serment de s'ensevelir sous les ruines de la ville.
Or, on savait que, lorsque Coligny et Dandelot faisaient de pareils serments, ils les tenaient ; le roi fut donc un peu rassuré : le danger existait toujours mais il était moins imminent.
Tout l'espoir de la France se trouvait, comme on le voit, concentré sur Saint-Quentin.
Henri II demandait au ciel que la ville pût tenir huit jours ; en attendant, et afin d'être au courant des nouvelles, il partit pour Compiègne ; à Compiègne, il était à quelques lieues seulement du théâtre de la guerre.
Catherine de Médicis l'accompagna.
Lorsqu'il s'agissait de demander un bon conseil, c'était à Catherine de Médicis que Henri II avait recours.
Lorsqu'il s'agissait de passer un doux moment, c'était à Diane de Poitiers qu'il s'adressait.
Le cardinal de Guise restait à Paris pour surveiller et encourager les Parisiens.
En cas d'urgence, le roi et la reine se sépareraient ; le roi rejoindrait l'armée, s'il existait encore une armée, pour l'encourager de sa présence ; Catherine reviendrait à Saint-Germain pour prendre la direction suprême de la retraite.
Henri trouva les populations beaucoup moins effrayées qu'il ne le craignait ; cette habitude des armées des XIVe, XVe et XVIe siècles de ne hasarder un pas dans leurs conquêtes qu'après s'être assuré la possession des villes qu'elles rencontraient sur leur chemin, donnait un peu de répit à Compiègne, protégée par Ham, le Catelet et la Fère.
Henri s'installa au château.
à l'instant même, des espions furent envoyés du côté de Saint-Quentin, afin de s'informer de l'état de la place, et des courriers du côté de Laon et de Soissons, pour s'enquérir de ce qu'était devenue l'armée.
Les espions revinrent, racontant que Saint-Quentin tenait parfaitement et ne faisait pas le moins du monde mine de vouloir se rendre.
Les courriers revinrent, disant que deux ou trois mille hommes – c'était tout ce qui restait de l'armée – s'étaient ralliés à Laon autour du duc de Nevers.
Au reste, de ces deux ou trois mille hommes, le duc de Nevers avait tiré le meilleur parti possible.
Il connaissait les lenteurs de cette guerre de sièges que, une fois Saint-Quentin emporté, allait probablement entreprendre l'armée espagnole ; il ne s'occupa donc que de renforcer les villes qui pouvaient retarder la marche de l'ennemi. Il envoya le comte de Sancerre à Guise, où celui-ci conduisit la cornette de cavalerie, celle du prince de la Roche-sur-Yon, et les deux compagnies de d'Estrées et de Pisieux. Il envoya le capitaine Bourdillon à la Fère avec cinq enseignes de gens à pied et autant de compagnies de cavalerie. Enfin le baron de Polignac partit pour le Catelet, monsieur d'Humières pour Péronne, monsieur de Chausnes pour Corbie, monsieur de Sésois pour Ham, Clermont d'Amboise pour Saint-Dizier, Bouchavannes pour Coucy et Montigny pour Chauny.
Quant à lui, il restait à Laon avec un corps d'un millier d'hommes ; c'était là que le roi devait lui faire tenir les nouvelles troupes qu'il pourrait lever ou les renforts que l'on tirerait des autres parties de la France.
On mettait ainsi un premier appareil sur la blessure ; mais rien ne disait encore que la blessure ne fût point mortelle.
Il serait difficile d'imaginer quelque chose de plus triste que ce vieux château de Compiègne, déjà sombre par lui-même, mais encore assombri par la présence de ses deux hôtes royaux. Lorsque Henri II venait à cette résidence – et cela lui arrivait d'habitude trois ou quatre fois par an –, c'était pour peupler château, ville et fort de cette magnifique cour de jeunes femmes et de jeunes seigneurs qu'il traînait après lui ; c'était pour emplir les corridors et les salles gothiques du bruit des instruments de fête ; c'était, enfin, pour faire retentir la forêt du son du cor et de l'aboi des chiens.
Cette fois, il n'en était pas ainsi. Vers la fin du jour, un lourd charriot s'était arrêté à la porte du château sans avoir aucunement éveillé la curiosité des habitants de la ville qu'il venait de traverser. à peine le suisse s'était-il ému de cet événement en apparence peu important. Un homme d'une quarantaine d'années, au teint presque africain, à la barbe noire, à l'œil cave ; une femme de trente-six ans à la peau blanche et fine, aux yeux vifs, aux dents superbes, aux cheveux noirs, descendirent de cette voiture, suivis de trois ou quatre officiers de service. Le concierge les regarda avec étonnement, s'écria à double reprise : Le roi ! la reine ! puis, sur un signe de mutisme que lui fit Henri, les introduisit dans la cour intérieure, referma la porte derrière eux et tout fut dit.
Le lendemain, on apprit à Compiègne que le roi Henri II et la reine Catherine de Médicis étaient arrivés la veille, escortés de la nuit, moins triste et moins sombre qu'eux, et habitaient le château.
Aussitôt la population s'était émue, s'était assemblée et, avec les cris de Vive le roi ! Vive la Reine ! s'était portée vers la résidence princière.
Henri fut toujours fort aimé, Catherine de Médicis n'était pas encore haïe.
Le roi et la reine parurent sur le vieux balcon de fer.
- Mes amis, dit le roi, je suis venu dans vos murs pour être moi-même le défenseur des marches de la France. D'ici, mes oreilles et mes yeux resteront constamment tendus vers Saint-Quentin. J'espère que l'ennemi ne viendra point jusqu'ici ; mais qu'à tout hasard, comme ont fait les braves Saint-Quentinois, chacun se prépare à la défense. Quiconque aura des nouvelles, bonnes ou mauvaises, de la ville assiégée, sera bienvenu au château en me les apportant.
Les cris de Vive le roi ! avaient retenti de nouveau. Henri et Catherine de Médicis avaient fait ce geste royal qui a si longtemps abusé les peuples, de se mettre la main sur le cœur, et s'étaient retirés à reculons.
Derrière eux, les fenêtres s'étaient refermées ; chacun s'était mis de son mieux en mesure de défense et le roi n'avait plus reparu.
Les jardiniers, interrogés, avaient dit qu'il se promenait pensif dans les allées les plus sombres du parc, quelquefois jusqu'à une heure ou deux du matin, s'arrêtant tout à coup, écoutant immobile, souvent même appliquant son oreille à la terre pour surprendre les détonations lointaines du canon.
Mais, on le sait, toute attaque prématurée avait cessé afin de donner à Emmanuel Philibert le temps de préparer l'attaque générale.
Alors le roi revenait au château, ignorant, inquiet ; il montait à une espèce de tour d'où l'on découvrait jusqu'à une longue distance la route de Saint-Quentin, à laquelle venaient s'embrancher celles de Ham et de Laon. Son œil interrogeait chaque voyageur qui apparaissait sur cette route, tremblant et désireux à la fois de trouver en lui le messager qu'il attendait.
Le roi était arrivé le 15 août et les jours s'écoulaient les uns après les autres sans qu'il entendît aucun bruit, sans qu'il vît venir aucun messager ; ce qu'il savait seulement, c'est que Saint-Quentin tenait toujours.
Le 24, Henri se promenait comme d'habitude dans le parc quand, tout à coup, un grondement lointain vint le faire tressaillir ; il s'arrêta et écouta mais il n'eut pas même besoin d'approcher son oreille de la terre pour comprendre que de foudroyantes décharges d'artillerie se succédaient sans interruption.
Pendant trois jours, bien avant dans la nuit et longtemps avant le lever du soleil, le même bruit s'était fait entendre ; Henri, à ce formidable écho, ne comprenait pas qu'une seule maison de Saint-Quentin pût être demeurée debout.
Le 27, à deux heures de l'après-midi, le bruit avait cessé.
Qu'était-il arrivé ? que voulait dire ce silence après l'effroyable rumeur qui l'avait précédé ?
Sans doute Saint-Quentin, moins privilégiée que ces fabuleuses salamandres dont François Ier avait fait ses armes, venait de succomber dans un cercle de feu.
Il attendit jusqu'à sept ou huit heures du soir, écoutant si le bruit éteint ne se réveillerait pas. Il espérait encore que la lassitude des assiégeants les avait forcés d'accorder une trêve à la ville.
Cependant, à neuf heures du soir, ne pouvant résister à son inquiétude, il expédia deux ou trois courriers avec ordre de prendre différentes routes afin que, si l'un d'eux tombait aux mains de l'ennemi, les autres, du moins, eussent la chance d'y échapper.
Jusqu'à minuit il erra dans le parc ; puis il rentra au château, se coucha, chercha vainement le sommeil dans ses draps fiévreux et, ne pouvant dormir, se leva au point du jour pour gagner son observatoire.
à peine y était-il, qu'à l'extrémité de cette route si souvent explorée par ses regards, il vit, soulevant la poussière du chemin que commençaient à dorer les premiers rayons du soleil, accourir un cheval emportant au galop deux cavaliers vers la ville.
Henri n'eut pas un instant de doute : ces deux cavaliers ne pouvaient être que des messagers lui apportant des nouvelles de Saint-Quentin. Il envoya au-devant d'eux pour qu'ils n'éprouvassent point de retard à la porte dite de Noyon. Un quart d'heure après, le cheval s'arrêtait devant la herse du château et Henri jetait un cri de surprise, presque de joie, en reconnaissant Dandelot et en voyant poindre derrière lui et rester respectueusement au seuil de la porte un second personnage dont la figure ne lui était pas étrangère, quoiqu'il ne pût, au premier abord, se rappeler où il avait vu cette figure.
Notre lecteur, qui a probablement plus de mémoire que le roi Henri II et à qui d'ailleurs, sur ce point, nous viendrons en aide, se souviendra que c'était au château de Saint-Germain, lorsque notre aventurier servait d'écuyer au malheureux Théligny, qui avait été tué pendant les premiers jours du siège.
En voyant arriver sur la même monture Dandelot et Yvonnet, on n'exigera point, sans doute, que nous racontions comment, après la reconnaissance qui avait eu lieu sur la lisière du bois de Rémigny, la meilleure harmonie s'était à l'instant même établie entre le fugitif fuyant et le fugitif poursuivant ; comment Yvonnet, qui savait la contrée par cœur pour l'avoir de nuit et de jour explorée en tous sens, s'était offert pour guide à Dandelot, et comment, enfin, en échange de ce service, le frère de l'amiral avait invité l'amant de mademoiselle Gudule à monter en croupe derrière lui, arrangement qui avait ce double avantage de ne point fatiguer l'aventurier et de ne pas retarder le capitaine.
Le cheval eût peut-être préféré une autre combinaison ; mais c'était un noble animal plein de feu et de courage ; on voit qu'il avait fait de son mieux et qu'il n'avait, à tout prendre, employé que trois heures et demie pour franchir la distance qui sépare Gibercourt de Compiègne, c'est-à-dire pour faire près de onze lieues !

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