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Chapitre VI
Le colporteur

Entre ces deux groupes d'ambitions opposées qui, sous prétexte de la dignité du roi ou de la grandeur de la France, faisaient les affaires de leurs maisons et essayaient de ruiner celles des maisons rivales, s'élevait un troisième groupe tout poétique, tout artiste, tout dévoué au beau, au vrai, au bon. Ce groupe se composait de la jeune princesse élisabeth, fille de Henri II ; de la veuve d'Horace Farnèse, Diane d'Angoulême, duchesse de Castro ; des deux jeunes époux que nous venons d'entrevoir chez Mme de Valentinois ; et enfin, était dominé par la gracieuse et sereine figure de madame Marguerite de France, fille de François Ier, et que la paix venait de fiancer à Emmanuel Philibert.
Autour de ces charmants visages, comme des papillons autour d'un massif de fleurs, voletaient tous les poètes du temps : Ronsard, du Bellay, Jodelle, Daurat, Rémy Belleau ; puis, plus graves que ceux-là, quoique non moins lettrés, le bon Amyot, traducteur de Plutarque et précepteur du prince Charles, et le chancelier de l'Hospital, secrétaire particulier de madame Marguerite.
C'étaient les intimes ; ils avaient ce que depuis, sous Louis XIV, on a appelé les grandes et les petites entrées ; à toute heure du jour, ils se pouvaient faire annoncer chez madame Marguerite, leur protectrice ; mais plus particulièrement étaient-ils reçus chez elle après le dîner, c'est-à-dire d'une heure à deux heures de l'après-midi.
La nouvelle de la paix, qui prenait de plus en plus de consistance et dont on annonçait même déjà que les préliminaires étaient signés, avait, en passant avec ses grandes ailes blanches, laissé tomber sur le groupe que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs, pour les uns des sourires, pour les autres des larmes.
On devine que, dans cette répartition de tristesse et de joie, Marie Stuart et François II n'avaient rien eu à prétendre : le destin leur avait déjà fait leur part, et nous avons vu que, de cette part, ni l'un ni l'autre ne se plaignaient.
La belle veuve d'Horace Farnèse non plus ne se plaignait point : elle épousait un beau et noble gentilhomme de trente à trente-deux ans, riche et portant un grand nom ; l'avenir n'avait donc pour elle que le mystère de ce plus ou moins de bonheur que donne aux époux l'harmonie des goûts ou l'opposition des caractères.
La princesse Marguerite était celle qui avait reçu de la corne d'abondance de cette belle déesse qu'on appelle la Paix la plus large part d'espérances. On se rappelle le souvenir que, lors de son voyage à Nice, elle avait gardé d'un jeune prince de douze à quatorze ans ; or, après seize années de désillusions, d'obstacles, d'impossibilités même, voilà que, tout à coup, le rêve de son cœur devenait une réalité, que le fantôme prenait une forme, et que l'espérance vague se changeait en un bonheur certain.
Une des conditions de cette paix, que l'on disait signée ou à peu près, était son mariage avec ce petit prince de Savoie devenu, sous le nom d'Emmanuel Philibert, un des premiers capitaines de son époque.
Aussi, nous le répétons, madame Marguerite était bien heureuse !
Hélas ! il n'en était point de même de la pauvre élisabeth ! Fiancée d'abord au jeune prince don Carlos, qui lui avait envoyé son portrait et qui avait reçu le sien, elle avait vu la mort inattendue de Marie Tudor ruiner tout à coup l'échafaudage de son bonheur, qu'elle croyait hors de toute atteinte. Veuf de Marie, repoussé par Elisabeth d'Angleterre, Philippe II s'était rabattu sur élisabeth de France et, dans les conditions du traité de paix, on n'avait eu à changer que deux mots, mais deux mots qui devaient faire le malheur de deux personnes, et même de trois !
Au lieu donc de ces mots : « Le prince Carlos épousera la princesse élisabeth de France », on avait mis ces deux autres mots : « Le roi Philippe épousera la princesse élisabeth de France. »
Or, on comprend de quel coup terrible ces deux mots avaient frappé le cœur de la pauvre fiancée qui, sans être consultée, changeait ainsi de fiancé.
à quinze ans, au lieu d'épouser une jeune prince de seize, beau, chevaleresque, amoureux, elle était condamnée à épouser un roi jeune encore, mais vieux avant l'âge, sombre, défiant, fanatique, qui l'emprisonnerait dans les lois de l'étiquette espagnole, la plus sévère de toutes les étiquettes, et qui, au lieu de joutes, de bals, de fêtes, de spectacles et de tournois, lui donnerait de temps en temps l'horrible distraction d'un autodafé !
Les différents personnages que nous venons d'énumérer étaient, selon leur habitude, réunis après le dîner, c'est-à-dire d'une heure à deux heures, chez madame Marguerite, chacun rêvant à sa joie ou à sa douleur : Madame Marguerite, près de sa fenêtre ouverte par laquelle glissait un pâle rayon de soleil qui semblait se réchauffer à l'or de ses cheveux ; élisabeth couchée à ses pieds et la tête appuyé à ses genoux ; Diane de Castro lisant les poésies de maître Ronsard à demi couchée dans un grand fauteuil ; et Marie Stuart jouant devant une espèce d'épinette, vénérable grand'mère du clavecin, une mélodie italienne à laquelle elle avait adapté des paroles de sa composition.
Tout à coup, madame Marguerite, dont les yeux bleus paraissaient chercher dans le ciel un coin d'azur qui leur rappelât leur patrie, sortit de la vague rêverie où elle était plongée et, daignant abaisser vers la terre son regard de déesse, sembla prêter quelque attention à une scène qui se passait dans une cour communiquant par un guichet, ou plutôt par une poterne, avec cette langue de terre qui alors descendait en talus jusqu'à la Seine, et que nous appellerons improprement le quai, ne sachant quel autre nom lui donner.
- Qu'y a-t-il ? demanda madame Marguerite, de cette voix charmante que tous les poètes du temps ont chantée et qui affectait plus de douceur encore en parlant à ses subordonnées que lorsqu'elle parlait à ses égaux.
Une autre voix répondit d'en bas quelques paroles qui parvinrent à elle, penchée en dehors de la fenêtre, mais qui n'arrivèrent pas jusqu'aux oreilles des quatre autres personnes, si diversement occupées ou préoccupées, qui se trouvaient dans l'intérieur de l'appartement.
Cependant, tout en jetant à l'air la dernière note du couplet qu'elle venait de chanter, Marie Stuart se retourna vers la princesse Marguerite, comme pour lui demander l'explication de ce dialogue vertical dont elle n'avait entendu que quelques mots, c'est-à-dire ceux qui avaient été prononcés par la princesse elle-même.
- Ma chère petite reine, dit Marguerite répondant à cette interrogation muette, demandez pour moi pardon à mon neveu le Dauphin de la grave inconvenance que je viens de commettre.
- Oh ! belle tante, dit François avant que Marie Stuart eût eu le temps de placer un mot, nous connaissons vos inconvenances pour être toujours de charmantes fantaisies ; ainsi elles vous sont pardonnées d'avance, en supposant que, chez vous, nous ayons le droit de réprimande ou de pardon.
- Qu'est-ce donc que vous avez fait, madame ? demanda Diane de Castro en levant ses yeux de dessus le livre avec une langueur qui indiquait que ses rêveries venaient tout autant de ses souvenirs ou de ses espérances que de sa lecture.
- J'ai autorisé deux colporteurs italiens qui ne voulaient, disaient-ils, montrer qu'à nous les trésors que contiennent leurs balles, à être introduits en notre présence... L'un, à ce qu'il paraît, vend des bijoux, et l'autre des étoffes.
- Oh ! s'écria la petite reine Marie en battant des mains comme une enfant, que vous avez bien fait, petite tante ! Il vient de si beaux bijoux de Florence et de si belles étoffes de Venise !
- Si nous allions chercher Madame de Valentinois ! demanda Diane de Castro en faisant un mouvement pour sortir.
La princesse Marguerite l'arrêta.
- Ne serait-il pas mieux, ma belle Diane, dit-elle, de faire une surprise à notre chère duchesse ? Nous choisirions d'abord deux ou trois objets que nous lui enverrions comme cadeau, en supposant que ces marchands soient aussi bien assortis qu'ils le prétendent ; puis ensuite nous lui enverrions les marchands eux-mêmes.
- Vous avez toujours raison, madame, reprit Diane de Castro en baisant la main de la princesse.
Celle-ci se retourna vers élisabeth.
- Et toi, ma chère enfant, dit-elle, voyons, ne souriras-tu pas un peu ?
- à quoi sourirais-je ? demanda la jeune princesse en tournant vers Marguerite ses beaux yeux noyés de larmes.
- Quand ce ne serait qu'aux gens qui t'aiment, mon enfant !
- Je souris en voyant que je suis encore au milieu des gens qui m'aiment, mais je pleure en songeant qu'il me va falloir les quitter.
- Bah ! un peu de courage, sœur ! dit le dauphin François. Que diable ! ce roi Philippe II n'est peut-être pas aussi terrible qu'on le dit. Puis, tu te fais, en pensant à lui, l'idée d'un vieillard ! Mais, songes-y donc, il est tout jeune, il n'a que trente-deux ans... juste l'âge de François de Montmorency qui va épouser sœur Diane, et, tu le vois, sœur Diane ne se plaint pas.
élisabeth poussa un soupir.
- Je ne me plaindrais pas, dit-elle, d'épouser un des colporteurs qui vont entrer et je me plains d'épouser le roi Philippe II !
- Bon ! bon ! dit la petite reine Marie, les belles étoffes que l'on va nous montrer te réjouiront les yeux... Seulement, sœur chérie, essuie-les pour mieux y voir.
Et, s'approchant d'élisabeth, elle lui essuya d'abord les yeux avec son mouchoir ; puis ensuite, les lui embrassant :
- Là ! dit-elle, j'entends les marchands.
élisabeth essaya de sourire.
- Si, parmi toutes leurs étoffes, il en est une noire lamée d'argent, vous saurez d'avance que je la retiens pour ma robe de noces et vous me la laisserez, n'est-ce pas, mes sœurs ?
En ce moment, la porte s'ouvrit et l'on aperçut dans l'antichambre les deux hommes vêtus en colporteurs et tenant chacun sur le dos une de ces grandes boîtes où les marchands forains mettent leurs marchandises et qu'ils appellent des balles.
- Pardon, Altesse, dit l'huissier s'adressant à la princesse Marguerite, mais peut-être ceux d'en bas ont-ils mal entendu...
- Pourquoi cela ? demanda la princesse.
- Parce qu'ils disent que vous avez autorisé ces deux hommes à monter.
- Ils disent la vérité, répondit Marguerite.
- Alors, ces hommes peuvent entrer ?
- Parfaitement.
- Entrez, mes braves gens, dit l'huissier en se retournant vers les deux colporteurs, et tâchez de vous souvenir où vous êtes.
- Oh ! choyez tranquille, mon brave homme, répondit celui qui paraissait le plus jeune des deux, beau garçon blond et rose, avec des moustaches et une barbe rousses ; cha n'est pas la première fois qu'on entre chez des prinches et des princhèches !
- Bon ! dit le dauphin François, il ne faut pas demander d'où ils viennent !
Puis, à demi-voix :
- Tante Marguerite, dit-il en riant, ce sont probablement des ambassadeurs déguisés qui viennent voir si on n'a pas trompé leur duc quand on lui a dit que vous étiez la plus charmante princesse du monde.
- En tout cas, répondit Marguerite, ce sont de mes futurs sujets, et vous ne trouverez pas mauvais que je les traite comme tels.
Puis, se tournant vers eux :
- Venez, mes amis, dit-elle, venez !
- Allons, viens donc, toi ! éche que tu n'entends pas que chette belle dame, que le bon Dieu béniche, nous jinvite à entrer ?
Et, pour donner l'exemple à son compagnon, le colporteur blond, à la peau rose et à la barbe rousse, entra.
Derrière lui venait son camarade.
C'était un homme de trente à trente-deux ans, vigoureusement bâti, avec des yeux noirs et une barbe noire, et qui conservait, sous ses grossiers habits de couleur sombre, un air de singulière distinction.
En l'apercevant, la princesse Marguerite retint un cri prêt à s'échapper de sa bouche et fit un mouvement si visible, que le colporteur blond s'en aperçut.
- Oh ! oh ! qu'avez-vous, ma belle dame ? demanda-t-il en déposant sa boîte sur le parquet. Eche que le pied vous a gliché ?
- Non, dit en souriant Marguerite ; mais, en voyant la difficulté qu'éprouvait votre compagnon à se débarrasser de sa boîte, j'ai fait un mouvement pour l'y aider.
- Bon ! dit le même interlocuteur, qui paraissait jusque-là s'être chargé de faire tous les frais de la conversation, cha cherait la première fois que des mains de princhéche auraient touché la boîte d'un pauvre colporteur... Chest qu'il faut vous dire que le garchon est depuis quelques jours cheulement dans le métier et il y est encore maladroit – néche pas, Beppo ?
- Vous êtes Italien, mon ami ? demanda Marguerite.
- Si, signora ! répondit en italien le colporteur à la barbe noire.
- Et vous venez ?
- De Venise par Florence, Milan et Turin... Or, en arrivant à Paris, comme nous avons appris qu'il allait y avoir de grandes fêtes dans la capitale, à l'occasion de la paix et du mariage de deux illustres princesses, nous nous sommes dits, mon camarade et moi, que si nous pouvions arriver jusqu'à Leurs Altesses, notre fortune serait faite.
- Hein ! vous voyez, quand il peut baragouiner le patois de chon pays, il chen tire presque auchi bien que moi !
- En effet, reprit le colporteur brun, on m'avait dit qu'il y avait ici deux ou trois princesses qui parlaient l'italien comme leur langue maternelle.
Marguerite sourit ; elle paraissait prendre un plaisir infini à la conversation de cet homme dans la bouche duquel le patois du Piémont, c'est-à-dire la langue des paysans, s'imprégnait d'une élégance parfaite.
- Il y a, dit-elle, ma chère petite nièce Marie, qui parle toutes les langues, et particulièrement la langue de Dante, de Pétrarque et de l'Arioste... Viens, Marie, viens, et demande à ce brave homme des nouvelles du beau pays où, comme dit le poète de l'Enfer, résonne le si.
- Et moi, demanda le colporteur blond, écheque je ne trouverai pas auchi quelque belle princhéche qui parle chavoyard ?
- Moi, dit Marguerite.
- Vous parlez chavoyard, vous ? Non, cha n'est pas vrai !
- Je ne le parle pas, dit Marguerite, mais je veux l'apprendre.
- Ah ! vous javez raijon : chest une belle langue !
- Mais, dit la petite reine Marie dans le plus pur toscan qui se soit jamais parlé de Pise à Arezzo, vous nous aviez promis des merveilles ; et, quoique nous soyons princesses, nous sommes femmes : ne nous faites donc pas trop attendre !
- Bon, dit le dauphin François, on voit bien que tu ne connais pas encore tous ces bavards qui nous arrivent de l'autre côté des monts ! à les entendre, ils portent sur leur dos les sept merveilles du monde ; mais, quand ils ouvrent leurs boîtes, tout cela se résume en bagues de cristal de roche, en diadèmes de filigrane et en perles de Rome... Dépêche-toi donc un peu, l'ami, ou sinon tu t'en trouveras mal, car plus tu nous feras attendre, plus nous deviendrons difficiles.
- Que dit le seigneur prince ? demanda le colporteur à la barbe noire, comme s'il n'eût pas entendu.
La princesse Marguerite répéta en italien les paroles du jeune Dauphin en adoucissant celles qui pouvaient être un peu dures pour le colporteur brun, qu'en sa qualité de Piémontais, elle semblait avoir pris sous sa protection.
- J'attends, répondit le colporteur, que la belle jeune dame qui est là-bas, et qui semble si triste, s'approche à son tour... J'ai toujours remarqué qu'il y a dans les pierres précieuses une magie puissante pour sécher dans de beaux yeux les larmes, si amères qu'elles soient !
- Vous entendez, ma chère élisabeth, dit la princesse Marguerite ; voyons, levez-vous ! venez ! et prenez exemple sur votre sœur Diane, qui dévore déjà, à travers les volets de la boîte, les bijoux qu'elle contient.
élisabeth se leva nonchalamment et vint appuyer à l'épaule de son frère François sa tête pâle et languissante.
- Et maintenant, dit François raillant, apprêtez-vous à fermer les yeux pour ne pas être éblouis de ce que vous allez voir !
Comme s'il n'eût attendu que cette invitation, le colporteur à la barbe brune ouvrit sa boîte et, ainsi que l'avait dit le Dauphin, les femmes, si habituées qu'elles fussent aux riches bijoux et aux précieuses pierreries, reculèrent éblouies en jetant un cri de joie et d'admiration !

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