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Chapitre IX
Nouvelles d'écosse

Le 21 du mois de juin, une seconde cavalcade non moins splendide que celle du duc d'Albe arrivait de Bruxelles par le même chemin et entrait à Paris par la même porte.
Celle-là était conduite par Emmanuel Philibert, futur époux de madame Marguerite de France, duchesse de Berry.
à écouen, on avait fait une halte. On avait pu remarquer alors que le prince était entré avec son page dans une maison qui semblait les attendre, s'étant ouverte à leur arrivée.
Cette maison, perdue sous une voûte de verdure, était située hors de la ville et s'élevait isolée à cent pas de la route.
L'escorte ne sembla pas s'inquiéter de cette disparition du prince, fit halte de l'autre côté de la ville et attendit.
Au bout de deux heures, le prince reparut seul : il avait sur les lèvres ce triste sourire de ceux qui viennent d'accomplir un grand sacrifice.
On remarqua tout bas que ce page qui ne le quittait jamais l'avait cependant quitté.
- Allons, messieurs, dit Emmanuel, on nous attend à Paris ; partons !
Puis, tournant la tête avec un soupir, comme s'il eût demandé à ce qu'il laissait derrière lui un dernier encouragement à remplir un devoir pénible, il mit son cheval au galop et gagna la tête de l'escorte, qui se déployait sur la route de Paris.
à Saint-Denis, Emmanuel rencontra son ancien prisonnier le connétable ; il venait au-devant de lui comme il avait été au-devant du duc d'Albe, de la part du roi et pour le féliciter.
Emmanuel reçut les compliments du connétable avec un visage courtois mais, en même temps, grave et triste. On sentait l'homme qui continuait sa route vers Paris mais qui avait laissé son cœur en chemin.
Entre Paris et Saint-Denis, le prince vit venir à lui un cortège considérable. Il était évident que ce cortège venait à son intention ; il envoya Robert de Rovère, capitaine de ses gardes, pour reconnaître cette troupe.
Elle se composait de deux cents gentilshommes savoyards et piémontais tous vêtus de velours noir et portant chacun une chaîne d'or au cou ; elle était conduite par le comte de Raconis.
Elle prit rang après l'escorte d'Emmanuel Philibert.
Arrivé à la barrière, le cortège vit un écuyer, qui sans doute l'attendait, partir au galop en piquant du côté du faubourg Saint-Antoine. Cet homme était un messager du roi qui allait lui annoncer l'arrivée du prince.
Au boulevard, le cortège tourna à gauche et s'avança vers la Bastille.
Le roi attendait le prince au pied du perron des Tournelles, tenant par la main sa sœur Marguerite ; derrière lui, sur la première marche, étaient la reine Catherine et ses cinq enfants ; sur les autres marches s'étageaient en amphithéâtre les princesses et les gentilshommes et dames attachés à leur service.
Emmanuel Philibert arrêta son cheval à dix pas du perron et sauta à terre ; puis il s'avança vers le roi, dont il voulut baiser la main, mais qui lui ouvrit ses bras en disant :
- Embrassez-moi, mon très-cher frère !
Puis il lui présenta madame Marguerite.
Madame Marguerite était vêtue d'une robe de velours incarnat avec des crevés blancs aux manches ; elle avait pour tout ornement cette magnifique ceinture émaillée aux cinq clefs d'or que le colporteur lui avait offerte au Louvre de la part de son futur époux.
à la vue d'Emmanuel, l'incarnat de sa robe parut passer tout entier sur ses joues.
Elle lui tendit la main et, comme avait fait le colporteur au Louvre, le prince fit aux Tournelles, mettant un genou en terre et baisant cette belle main royale.
Puis il fut successivement présenté par le roi à la reine, aux princes, aux princesses.
Chacun et chacune, pour lui faire honneur, s'était paré du bijou apporté par le colporteur, bijou que l'on avait compris être un cadeau du fiancé, du moment où ni l'un ni l'autre des marchands forains n'en était venu réclamer le prix.
Madame de Valentinois portait en diadème son triple croissant de diamants ; madame Diane de Castro, son bracelet arabe ; madame élisabeth, son collier de perles, moins pâle que son cou ; et enfin, le dauphin François, son beau poignard florentin, qu'il était parvenu à tirer de la table de chêne où l'avait enfoncé le vigoureux colporteur.
Marie Stuart, seule, n'avait pu se parer de son précieux reliquaire, qui était devenu le plus riche ornement de son oratoire et qui devait, trente ans plus tard, pendant la nuit qui précéda sa mort, recevoir au château de Fotheringay l'hostie sainte arrivée de Rome avec laquelle elle communia le jour même de son exécution.
à son tour, Emmanuel Philibert présenta au roi les seigneurs qui l'accompagnaient.
C'était les comtes de Horn et d'Egmont, ces deux héros, l'un de la Saint-Laurent, l'autre de Gravelines, qui devaient, neuf ans après, mourir martyrs de la même foi, sur le même échafaud, condamnés par ce duc d'Albe qui, à la suite du roi de France, leur souriait et attendait que son tour fût venu de leur serrer la main.
C'était Guillaume de Nassau, beau jeune homme de vingt-six ans, déjà sombre de cette tristesse qui devait plus tard lui faire donner le surnom de Taciturne, et qu'on appelait le prince d'Orange, parce que, en 1545, il avait hérité la principauté d'Orange de son oncle René de Nassau.
C'étaient enfin les duc de Brunswick et les comtes de Schwarzemberg et de Mansfels, qui, plus heureux que ceux que nous venons de nommer, ne devaient pas attacher à leur mort le sombre éclat de l'échafaud ou de l'assassinat.
Puis, tout à coup, comme si rien ne devait manquer à cette réunion d'hommes et de femmes marqués d'avance par le destin, comme si la fatalité le ramenait, on vit arriver par le boulevard un cavalier courant à toute bride, lequel, voyant la magnifique assemblée qui encombrait la porte des Tournelles, arrêta son cheval, mit pied à terre, jeta la bride aux mains de son écuyer et attendit que le roi lui adressât la parole.
Et ce cavalier pouvait être tranquille : il était arrivé d'une allure trop rapide, il avait trop savamment fait faire halte à son cheval, il avait trop élégamment mis pied à terre, pour que Henri, cavalier consommé, ne fît point attention à lui.
Aussi, levant la tête au-dessus de toute cette foule brillante qui l'entourait :
- Ah ! Lorges ! Lorges ! dit-il, notre capitaine de la garde écossaise, que nous avions envoyé au secours de votre mère avec trois mille hommes, ma chère Marie, et qui, pour que rien ne nous manque en ce beau jour, vient vous donner des nouvelles de votre royaume d'écosse... Allons, continua le roi, viens ici, Montgomery ! viens ! et, comme nous allons avoir de grandes fêtes et de grandes réjouissances, prends garde aux tisons : il y a un proverbe qui dit qu'il est toujours dangereux de jouer avec le feu !
Est-il utile d'expliquer à nos lecteurs que le roi Henri faisait allusion à l'accident dont Jacques de Montgommery, père de Gabriel, avait été l'auteur, lorsque, dans le siège simulé de l'hôtel Saint-Paul, qu'il défendait contre le roi François Ier, il atteignit celui-ci au menton avec un tison brûlant, blessure qui amena, pour plus de cent ans, cette mode de porter la barbe longue et les cheveux courts.
Montgommery s'avança vers Henri sans se douter qu'un accident bien autrement grave que celui dont son père avait été la cause à l'endroit du père l'attendait à l'endroit du fils, au milieu de ces fêtes dont le roi Henri se faisait une si grande gloire et une si grande joie.
Il apportait d'écosse de bonnes nouvelles politiques, de sombres nouvelles religieuses : Elisabeth n'entreprenait rien contre sa voisine, les frontières étaient tranquilles, mais l'intérieur de l'écosse était en feu.
L'incendie, c'était la réforme ; l'incendiaire, c'était John Knox.
à peine connaissait-on en France ce nom terrible, quand Gabriel de Lorges, comte de Montgomery, le prononça. Qu'importait, en effet, à cette élégante cour des Valois qui vivait dans ses châteaux du Louvre, des Tournelles ou de Fontainebleau ; qu'importait à François Ier, avec sa duchesse d'étampes, son Léonard de Vinci, son André del Sarto, son Benvenuto Cellini, son Rosso, son Primatice, Rabelais, Budé, Lascaris et Marot ; qu'importait à Henri II, avec sa duchesse de Valentinois, Ronsard, Philibert Delorme, Montaigne, de Bèze, du Bellay, Amyot, le chancelier de l'Hospital, Jean Goujon, Serlio, Germain Pilon, Catherine de Médicis et ses filles d'honneur ; qu'importait à tout ce monde élégant, frivole, brave, altier, dans les veines duquel coulait, comme une double source, le sang français et italien, qui mêlait sans cesse l'histoire au roman, la chevalerie à la politique, qui avait la prétention de faire, à la fois, de Paris, Rome, Athènes et Cordoue. ; qu'importait à tous ces rois, ces princes, ces princesses, ces gentilshommes, ces sculpteurs, ces peintres, ces écrivains, ces architectes éclairés par l'arc-en-ciel de la gloire, de l'art et de la poésie ; que leur importait ce qui se passait sur un point du globe qu'ils regardaient comme l'extrémité de la terre civilisée, chez un peuple pauvre, ignorant, brutal, considéré comme une annexe du royaume de France, comme un de ces bijoux, plus curieux par le métal que par le travail, qu'une reine ajoute à l'agrafe de la châtelaine qu'elle porte à sa ceinture ? Cette terre devait-elle, un jour, se révolter contre son jeune roi François ou contre sa jeune reine Marie Stuart ? Eh bien, on partirait sur quelque nef dorée, comme avait fait Guillaume lorsqu'il avait conquis l'Angleterre, ou Roger lorsqu'il avait conquis la Sicile, on prendrait l'écosse et on la mettrait, avec un bracelet d'or au pied en guise de chaîne, aux genoux de la petite-fille d'Edouard et de la fille de Jacques V.
Or, Gabriel de Lorges venait rectifier les idées de la cour de France à l'endroit de l'écosse ; il venait dire à Marie Stuart, étonnée, que son principal ennemi n'était pas l'illustre reine d'Angleterre, mais que c'était un pauvre prêtre renégat de la cour pontificale nommé John Knox.
Lui l'avait vu, ce John Knox, au milieu d'une émeute populaire et il en avait gardé un terrible souvenir qu'il essayait de grandir, aux yeux de la future reine d'écosse, à la hauteur où il était resté dans son esprit.
Il l'avait vu dans cette émeute dont John Knox parle lui-même en ces termes :

« J'ai vu l'idole de Dagon rompue sur le pavé, et prêtres et moines qui fuyaient à toutes jambes, crosses à bas, mîtres brisées, surplis par terre, calottes en lambeaux ; moines gris d'ouvrir la bouche, moines noirs de gonfler leurs joues, sacristains pantelants de s'envoler comme corneilles, et heureux qui le plus promptement regagnait son gîte, car jamais panique semblable n'avait couru parmi cette génération de l'ante-Christ ! »

Celui de la bouche duquel soufflait le vent qui avait déchaîné une pareille tempête devait être et était un titan.
En effet, John Knox était un de ces éléments à face humaine comme on en voit apparaître au moment des grandes révolutions politiques ou religieuses.
S'ils naissent en écosse ou en Angleterre, lors de la réforme presbytérienne, on les appelle John Knox ou Cromwell.
S'ils naissent en France, lors de la réforme politique, on les appelle Mirabeau ou Danton.
John Knox était né dans le Lothian oriental en 1505 ; il avait donc, à l'heure où l'on était arrivé, cinquante-quatre ans. Il allait entrer dans les ordres, quand la parole de Luther retentit de Worms à édimbourg ; aussitôt John Knox s'était mis à prêcher, avec la violence de son tempérament, contre le pape et contre la messe. Nommé en 1552 chapelain du roi d'Angleterre Edouard VI, il avait été obligé de quitter la Grande-Bretagne à l'avènement au trône de la sanglante Marie et s'était retiré à Genève, près de Calvin.
Marie morte, Elisabeth sur le trône, il avait jugé le moment favorable et était venu en écosse, où il avait rapporté des milliers d'exemplaires du pamphlet qu'il avait fait imprimer à Genève et qui était à la fois une attaque contre la régence actuelle de Marie de Lorraine et contre le règne futur de Marie Stuart .
En son absence, l'arbre de la réforme, planté par lui, avait grandi et abritait sous son ombre les trois quarts de l'écosse.
Il avait quitté une patrie catholique, il retrouvait une patrie protestante.
C'était là l'homme que Marie avait à craindre.
Mais quoi ! Marie avait-elle quelque chose à craindre ? L'écosse était pour elle, non seulement dans les lointains de l'espace, mais encore dans ceux de l'avenir.
Qu'avait-elle à faire avec l'écosse, elle, la femme du Dauphin de France, la bru d'un beau-père de quarante et un ans à peine, vigoureux, solide, ardent comme un jeune homme ! elle, l'épouse d'un mari de dix-neuf ans ?
Quelle était la pire prédiction qu'on pût lui faire ? Vingt ans de règne du roi son beau-père, quarante ans d'existence du roi son mari – on ignorait encore que l'on mourût si jeune chez les Valois !
Qu'avait-elle besoin de cette rose sauvage poussée au milieu des rochers qu'on appelait la couronne d'écosse, quand elle avait en perspective cette couronne de France que, selon l'empereur Maximilien, Dieu donnerait à son second fils, s'il avait deux fils.
Il y avait bien cet horoscope qu'un devin avait composé sur le jour de la naissance du roi Henri II, horoscope dont s'était tant moqué M. le connétable, que le roi avait déposé entre les mains de M. de l'Aubespine, et qui disait que le roi Henri serait tué dans un duel ou dans un combat singulier.
Il y avait bien cette marque fatale que Gabriel de Lorges portait entre les deux sourcils et qui avait si fort inquiété l'empereur Charles Quint, jusqu'à ce que son astrologue lui eût dit que cette marque ne menaçait qu'un prince de la fleur de lys.
Mais quelle probabilité y avait-il qu'un des plus grands princes de la chrétienté se battît jamais en duel, quand François Ier, le roi batailleur par excellence, ayant eu l'occasion de se battre avec son rival Charles Quint, ne s'était pas battu.
Mais quelle probabilité y avait-il que Gabriel de Lorges, comte de Montgomery, l'un des seigneurs les plus dévoués à Henri II, son capitaine de la garde écossaise, qui lui avait à peu près sauvé la vie dans cette chasse au sanglier de la forêt de Saint-Germain à laquelle nous avons fait assister nos lecteurs, levât jamais une main parricide contre le roi dont la mort brisait sa fortune, tuait son avenir ?
Ni réalité, ni prédiction, ni présent, ni avenir, ne pouvait donc attrister, fût-ce instinctivement, les beaux visages de cette joyeuse cour, lorsque le bourdon de Notre-Dame lui annonça que tout était prêt, même Dieu, pour la première de ces noces qui devait se célébrer et qui était celle du roi Philippe II, représenté par le duc d'Albe, avec élisabeth de France, que l'on appelait élisabeth de la Paix, en raison de l'influence qu'avait ce mariage sur la paix du monde.

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