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Chapitre XVI
Un roi de France n'a que sa parole

Cinq minutes après, Emmanuel Philibert entrait par une porte et Marguerite de France par l'autre.
Un éclair de joie passa sur le visage des deux jeunes gens en voyant le blessé de retour à la vie. En effet, grâce au breuvage presque magique dont il venait d'avaler quelques gouttes, il s'était fait, relativement à l'état de léthargique torpeur dans lequel ils l'avaient laissé, une notable amélioration chez Henri.
Catherine fit un pas en arrière pour céder au prince de Savoie et à Marguerite la place qu'elle occupait près du lit du blessé.
Tous deux s'agenouillèrent devant le roi mourant.
- C'est bon, dit Henri laissant voir sur son visage pâle comme un rayon de joie ; vous êtes bien ainsi, mes enfants ; demeurez donc où vous êtes.
- ô sire ! murmura Emmanuel, quelle espérance !
- ô mon frère ! dit Marguerite, quel bonheur !
- Oui, dit Henri, il y a un bonheur et j'en remercie Dieu : c'est que la connaissance me soit revenue ; mais il n'y a pas d'espoir... Ne comptons donc pas sur ce qui ne peut être et agissons comme des gens pressés. Emmanuel, prenez la main de ma sœur.
Emmanuel obéit. La main de Marguerite venait de faire, il est vrai, la moitié du chemin pour aller trouver la sienne.
- Prince, continua Henri, j'ai désiré votre mariage avec Marguerite alors que je me portais bien ; aujourd'hui que je suis mourant, non seulement je le désire encore, mais, qui plus est, je l'exige.
- Sire, répéta le duc de Savoie.
- Bon frère ! dit Marguerite en baisant la main du roi.
- écoutez, reprit Henri, en donnant à sa voix une solennité suprême, écoutez, Emmanuel ; non seulement vous êtes un grand prince maintenant, grâce aux provinces que je vous ai rendues, un noble gentilhomme, grâce à vos aïeux ; mais encore vous êtes un honnête homme, grâce à votre esprit droit et à votre cœur généreux. Emmanuel, c'est à l'honnête homme que je m'adresse.
Emmanuel Philibert releva sa noble tête ; la loyauté de son âme brilla dans ses yeux et, de cette voix douce et ferme qui lui était particulière :
- Parlez, sire, dit-il.
- Emmanuel, continua le roi, une paix vient d'être signée ; cette paix est désavantageuse à la France...
Le prince fit un mouvement.
- Mais peu importe, puisqu'elle est signée ! Cette paix vous fait à la fois l'allié de la France et de l'Espagne ; vous êtes cousin du roi Philippe mais vous allez vous trouver l'oncle du roi François. Votre épée est aujourd'hui d'un grand poids dans la balance où Dieu pèse la destinée des royaumes : c'est cette épée qui a ouvert les bataillons de Saint-Laurent ; c'est elle qui a renversé les remparts de Saint-Quentin. Eh bien, j'adjure cette épée d'être aussi juste que son maître est loyal, d'être aussi terrible que son maître est courageux ! Si la paix jurée entre moi et le roi Philippe II est rompue par la France, que cette épée se tourne contre la France ; si cette paix est rompue par l'Espagne, que cette épée se tourne contre l'Espagne ! Si la place de connétable était vacante, Dieu m'est témoin, duc Emmanuel Philibert, que je vous la donnerais comme au prince qui a épousé ma sœur, comme au chevalier défendant les marches de mon royaume. Mais cette place est tenue par un homme à qui je devrais la retirer peut-être, mais qui, au bout du compte, m'a servi ou a cru me servir loyalement. Tout est donc bien comme cela est ; tout est donc mieux, dirais-je même, car vous ne vous croirez engagé par rien que la justice et le droit. Or, si la justice et le droit sont pour la France, votre bras et votre épée seront pour la France ; si la justice et le droit sont pour l'Espagne, votre bras et votre épée seront contre la France. Me jures-tu cela, duc de Savoie ?
Emmanuel Philibert étendit la main vers Henri.
- Par ce cœur loyal qui en appelle à ma loyauté, dit-il, je le jure !
Henri respira.
- Merci ! dit-il.
Puis, après un instant pendant lequel il parut remercier Dieu mentalement :
- Et maintenant, dit-il, quel jour les formalités nécessaires à votre mariage, et qui l'ont retardé jusqu'à présent, seront-elles accomplies ?
- Le 9 juillet, sire.
- Eh bien, jure aussi que, moi mort ou vivant, près de mon lit ou sur ma tombe, vos noces seront célébrées le 9 juillet.
Marguerite jeta sur Emmanuel un regard rapide et dans lequel se cachait un reste d'anxiété.
Mais lui, rapprochant la tête de Marguerite de la sienne et la baisant au front ainsi qu'il eût fait à une sœur :
- Sire, dit-il, recevez ce second serment comme vous avez reçu le premier. Je les prononce tous deux avec une solennité égale ; et que Dieu me punisse, par conséquent, d'une égale punition si je manquais à l'un ou à l'autre !
Marguerite pâlit et sembla près de s'évanouir.
En ce moment, la porte s'ouvrit, timide et hésitante et, dans l'entrebâillement, apparut la tête du Dauphin.
- Qui entre ? demanda le roi dont tous les sens avaient acquis cette acuité particulière aux sens des malades.
- Oh ! mon père parle ! s'écria le Dauphin perdant toute timidité et s'élançant dans la chambre.
Le visage d'Henri s'éclaira.
- Oui, mon fils, dit-il ; et tu es le bienvenu dans cette chambre car j'ai quelque chose d'important à te dire.
Puis, au duc de Savoie :
- Emmanuel, continua-t-il, tu viens d'embrasser ma sœur, qui va être ta femme ; embrasse mon fils, qui sera ton neveu.
Emmanuel prit l'enfant dans ses bras, le serra tendrement sur sa poitrine et le baisa sur les deux joues.
- Tu te rappelleras tes deux serments, frère ? dit le roi.
- Oui, sire, et aussi fidèlement l'un que l'autre, je vous le jure !
- C'est bien... Maintenant, qu'on me laisse seul avec le Dauphin.
Emmanuel et Marguerite se retirèrent ; mais Catherine resta à la même place.
- Eh bien ? fit le roi s'adressant à elle.
- Moi aussi, sire ? demanda Catherine.
- Vous aussi, oui, madame, répondit le roi.
- Quand le roi désirera me revoir, il me fera demander, dit la Florentine.
- Cet entretien fini, vous pourrez rentrer, madame, dit Henri, que je vous fasse demander ou non ; mais, ajouta-t-il avec un triste sourire, il est probable que je ne vous ferai pas demander, car je me sens bien faible... Quoi qu'il en soit, venez toujours.
Catherine fit un mouvement pour sortir directement ; mais sans doute réfléchit-elle, et, décrivant une courbe, elle vint, en s'inclinant devant le lit, baiser la main du roi.
Puis elle sortit, laissant pour ainsi dire derrière elle, dans la chambre du mourant, un long regard plein d'inquiétude.
Quoique le roi eût entendu la porte se refermer sur Catherine, il attendit encore un instant ; puis, s'adressant au Dauphin :
- Votre mère n'est plus là, François ? demanda-t-il.
- Non, sire, répondit le Dauphin.
- Fermez la porte derrière elle et revenez promptement près de mon lit, car je me sens de plus en plus faible.
François se hâta d'obéir ; il poussa le verrou et, revenant près du roi :
- Oh ! mon Dieu, sire, dit-il, vous êtes bien pâle ! Que puis-je faire pour votre service ?
- Appelez le médecin d'abord, dit Henri.
- Messieurs ! cria le Dauphin en se tournant vers les deux praticiens, venez vite ! le roi vous réclame.
Vésale et Ambroise Paré se rapprochèrent du lit.
- Voyez-vous ! dit Vésale à son confrère, qu'il venait sans doute de prévenir de la prochaine défaillance du roi.
- Messieurs, dit Henri, de la force, de la force ! donnez-moi de la force !
- Sire... répondit Vésale en hésitant.
- N'avez-vous donc plus de cet élixir ? demanda le mourant.
- Si fait, sire, reprit Vésale.
- Eh bien ?
- Sire, cette liqueur ne donne au roi qu'une force factice...
- Qu'importe, pourvu que ce soit de la force !
- Et peut-être son abus abrégera-t-il les jours de Votre Majesté.
- Monsieur, la question n'est plus maintenant dans la durée... Que je puisse dire au Dauphin ce que j'ai à lui dire et que je meure au dernier mot, c'est tout ce que je demande.
- Sire, un ordre de Votre Majesté ! car c'est en hésitant déjà que je vous ai donné une seconde fois de cette liqueur.
- Donnez-moi de votre élixir une troisième fois, monsieur, je le veux !...
Et sa tête s'affaissa sur l'oreiller, et ses yeux se fermèrent, et une si mortelle pâleur se répandit sur ses joues, qu'on eût cru qu'il allait expirer.
- Mais mon père se meurt ! mon père se meurt ! s'écria le Dauphin.
- Hâtez-vous, André, dit Ambroise : le roi est bien mal !
- Le roi a encore trois ou quatre jours à vivre, ne craignez rien, répondit Vésale.
Et, sans se servir, cette fois, de la cuillère de vermeil, il laissa tomber directement, de la bouteille sur lèvres entr'ouvertes du roi, quelques gouttes de l'élixir.
L'effet en fut plus lent cette fois que les précédentes mais il n'en fut pas moins efficace.
Quelques secondes s'étaient à peine écoulées, que les muscles du visage frissonnèrent, que le sang parut de nouveau circuler sous la peau, que les dents se desserrèrent, et que l'œil se rouvrit, vitreux d'abord, puis s'éclaircissant peu à peu.
Le roi respira ou plutôt soupira.
- Oh ! dit-il, grâce à Dieu...
Et il chercha du regard le Dauphin.
- Me voici, mon père, dit celui-ci agenouillé devant le lit et se rapprochant du chevet.
- Paré, dit le roi, soulevez-moi avec des oreillers et mettez mon bras autour du cou du Dauphin, afin que je m'appuie sur lui en descendant la dernière marche de mon tombeau.
Les deux praticiens étaient encore près du roi. Alors, avec cette habileté que donne la connaissance anatomique du corps humain, Vésale, glissant les coussins d'un canapé derrière les oreillers du chevet royal, souleva Henri de manière à le placer sur son séant, tandis qu'Ambroise Paré arrondissait autour du cou du Dauphin le bras du blessé, auquel la paralysie donnait déjà le froid et la pesanteur de la mort.
Puis tous deux s'éloignèrent discrètement.
Le roi fit un effort et les lèvres du père touchèrent celles du fils.
- Mon père ! mon père ! murmura l'enfant pendant que deux grosses larmes roulaient de ses yeux sur ses joues.
- Mon fils, lui dit le roi, tu as seize ans, tu es un homme et je vais te parler comme à un homme.
- Sire !...
- Je dis plus : tu es roi, car je me regarde déjà comme absent de ce monde, et je vais te parler comme à un roi.
- Parlez, mon père, dit le jeune homme.
- Mon fils, continua Henri, j'ai commis par faiblesse, jamais par haine ni méchanceté, bien des fautes dans ma vie...
François fit un mouvement.
- Laisse-moi dire... Il convient que je me confesse à toi, mon successeur, pour que tu évites ces fautes où je suis tombé.
- Ces fautes, mon père, si elles existent, dit le Dauphin, ce n'est pas vous qui les avez commises.
- Non, mon enfant ; mais c'est moi qui en réponds devant Dieu et devant les hommes... Une des dernières et des plus grandes, continua le roi, a été commise à l'instigation du connétable et de madame de Valentinois... J'avais un bandeau sur les yeux, j'étais insensé ; je te demande pardon, mon fils !
- Oh ! sire ! sire ! s'écria le Dauphin.
- Cette faute, c'est la paix signée avec l'Espagne, c'est l'abandon du Piémont, de la Savoie, de la Bresse, du Milanais, de cent quatre-vingt-dix-huit places fortes, en échange desquelles la France ne reçoit que Saint-Quentin, Ham et Catelet... Tu écoutes ?
- Oui, mon père.
- Tout à l'heure, ta mère était là ; elle me reprochait cette faute et elle s'offrait à la réparer.
- Comment cela, sire ? fit le Dauphin avec un mouvement ; puisque votre parole est donnée !
- Bien, François ! bien ! dit Henri. Oui, la faute est grande ; mais la parole est donnée, François... quelque chose que l'on te dise, quelque instance que l'on te fasse, quelque séduction qu'on emploie ; une femme dût-elle te supplier dans l'alcôve, un prêtre dût-il t'adjurer dans le confessionnal ; dût-on, à l'aide de la magie, évoquer mon fantôme pour te faire croire que l'ordre vient de moi, mon fils, sur l'honneur de mon nom, qui est la dorure du tien, ne change rien au traité de Cateau-Cambresis, si désastreux qu'il soit ! n'y change rien, surtout parce qu'il est désastreux, et conserve toujours dans la bouche et dans le cœur cette maxime du roi Jean : « Un roi de France n'a que sa parole ! »
- Mon père, dit le Dauphin, je vous jure par l'honneur de votre nom qu'il sera fait ainsi que vous le désirez.
- Si ta mère insiste ?...
- Je lui dirai, sire, que je suis votre fils aussi bien que le sien.
- Si elle ordonne ?...
- Je lui répondrai que je suis roi et que c'est à moi de donner des ordres, et non à en recevoir.
Et, en disant ces mots, le jeune prince se redressa avec cette fierté toute particulière aux Valois.
- Bien, mon fils ! dit Henri, bien ! Voilà ce que j'avais à te dire... Et maintenant, adieu ! je sens que je m'affaiblis ; je sens que mon œil se ferme, que ma voix s'éteint... Mon fils, répète sur mon corps sans mouvement le même serment que tu viens de me faire, pour que tu sois engagé à la fois avec le vivant et avec le mort. Puis, le serment fait, moi évanoui, moi mort par conséquent, tu pourras rouvrir à ta mère... Adieu, François ! adieu, mon fils !... Embrasse ton père une dernière fois... Sire ! vous êtes roi de France !
Et Henri laissa retomber sa tête pâle et immobile sur son oreiller.
François suivit, avec son corps souple et flexible comme un jeune roseau, le mouvement du corps de son père ; puis, se relevant et étendant avec solennité la main sur ce corps que l'on pouvait, dès ce moment, considérer comme un cadavre :
- Mon père, dit-il, je vous renouvelle le serment de tenir fidèlement la paix jurée, si désastreuse qu'elle soit pour la France ; de ne rien laisser ôter, de ne rien laisser ajouter au traité, quelque instance qu'on fasse près de moi, et quelle que soit la personne qui insiste ! Que Dieu reçoive donc mon serment comme vous l'avez reçu ! Un roi de France n'a que sa parole !
Et, baisant une dernière fois les lèvres froides et pâles de son père, à peine entr'ouvertes par le souffle de l'agonie, il alla ouvrir à la reine Catherine, qu'il trouva debout, raide et immobile, derrière la porte, attendant avec impatience la fin de cet entretien auquel il ne lui avait pas été donné d'assister.
Le 9 juillet suivant, près du lit du roi, chez lequel la vie continuait de persister, quoiqu'elle ne se trahît que par un léger souffle dont la moiteur ternissait à peine un miroir, Emmanuel Philibert de Savoie prit solennellement pour épouse Marguerite de France, duchesse de Berry, le cardinal de Lorraine officiant, et toute la cour assistant à cette cérémonie, qui alla s'achever à la lueur des flambeaux, un peu après minuit, dans l'église Saint-Paul.
Le lendemain, 10 juillet, vers quatre heures de l'après-midi, c'est-à-dire à la même heure où, dix jours auparavant il avait été si malencontreusement frappé par le comte de Montgomery, le roi rendit le dernier soupir sans effort ni convulsion, ainsi que l'avait prédit André Vésale.
Il était âgé de quarante ans, trois mois et dix jours, et avait régné douze ans et trois mois.
Il eut ce mérite, sur son père, de garder, mort, à Philippe II une parole que son père n'avait point gardée, vivant, à Charles Quint.
Le même jour, madame de Valentinois, qui était restée au palais des Tournelles jusqu'au dernier soupir du roi, quitta ce palais pour se retirer dans son château d'Anet.
Le même soir, toute la cour retourna au Louvre, les deux médecins et quatre prêtres restant seuls près du cadavre royal : les deux médecins pour l'embaumer, les quatre prêtres pour prier sur lui.
à la porte de la rue, Catherine de Médicis et Marie Stuart se trouvèrent en présence.
Catherine, selon l'habitude de préséance contractée depuis dix-huit ans, allait sortir la première ; mais, tout à coup, elle s'arrêta et, cédant le pas à Marie Stuart :
- Passez, Madame, dit-elle avec un soupir : vous êtes la reine !

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