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Chapitre XXII
Apporte, Pataud ! Apporte

Pendant cinq minutes, à peu près, les deux petites troupes remontèrent parallèlement les deux rives de la Boulogne.

Enfin, le général arrivé devant l'endroit désigné par le capitaine, cria halte.

– Un lieutenant et quarante hommes en avant ! dit-il.

Quarante hommes et un lieutenant descendirent à la rivière et passèrent, ayant de l'eau jusqu'aux épaules, mais pouvant soutenir au-dessus de la rivière leurs fusils et leurs cartouches, qui ne furent point mouillés.

Les quarante soldats abordèrent et se rangèrent en bataille.

– Maintenant, dit le général, faites passer le prisonnier.

Thomas Tinguy se mit à l'eau, flanqué d'un chasseur à droite et à gauche.

– En vérité, Thomas, dit Jean Oullier d'une voix basse et pénétrante, à ta place, je craindrais une chose : c'est que le spectre de mon père ne se dressât devant moi pour avoir mis en balance le sang de son meilleur ami avec une méchante sangle qu'il s'agit de déboucler.

Le chasseur passa la main sur son front baigné de sueur et fit le signe de la croix.

En ce moment, les trois cavaliers étaient arrivés au milieu de la rivière ; mais le courant les avait un peu séparés les uns des autres.

Tout à coup, un grand bruit, accompagné du rejaillissement de l'eau, prouva que ce n'était point vainement que Jean Oullier avait évoqué devant le pauvre soldat breton l'image vénérée de celui qui lui avait donné la vie.

Le général ne se méprit pas un instant sur la cause du bruit qu'il avait entendu.

– Le prisonnier s'évade ! cria-t-il d'une voix de tonnerre. Allumez les torches et dispersez-vous sur la rive, et feu sur lui s'il se montre ! Quant à toi, ajouta-t-il en s'adressant à Thomas Tinguy, qui prenait terre à deux pas de lui sans avoir un seul instant cherché à fuir, quant à toi, tu n'iras pas plus loin !

Et, tirant un pistolet de ses fontes :

– Meurent ainsi tous les traîtres ! cria-t-il.

Et il fit feu.

Thomas Tinguy, atteint en pleine poitrine, tomba roide mort...

Les soldats, obéissant avec une rapidité qui témoignait hautement de la connaissance qu'ils avaient de la gravité de leur situation, s'étaient, en effet, élancés le long de la rivière pour en suivre le courant.

Une douzaine de torches, allumées tant sur la rive droite que sur la rive gauche de la Boulogne, projetaient leur sanglante clarté sur les eaux.

Jean Oullier, débarrassé de son lien principal au moment où Thomas Tinguy avait consenti à déboucler la sangle qui le retenait, s'était laissé glisser à bas du cheval et avait plongé dans la rivière en passant entre les jambes de la monture du cavalier de droite.

Maintenant, on nous demandera comment Jean Oullier faisait pour nager avec ses mains garrottées.

Jean Oullier comptait tellement sur le succès que son éloquence devait avoir près du fils de son vieux camarade, que, depuis que la nuit était venue, tout le temps qu'il n'employait pas à convaincre Thomas Tinguy, il le consacrait à ronger avec ses dents la corde qui lui liait les poignets.

Jean Oullier avait de bonnes dents ; aussi, en arrivant à la Boulogne, sa corde ne tenait-elle qu'à un fil ; et, une fois à l'eau, le moindre effort lui suffit pour s'en débarrasser complètement.

Au bout de quelques secondes, Jean Oullier eut besoin de respirer ; force lui fut donc de reparaître à la surface de l'eau. Mais, au même instant, dix coups de feu éclatèrent sur l'une et l'autre rive, et autant de balles soulevèrent l'écume autour du nageur.

Par un miracle, aucune ne l'atteignit ; mais il avait senti sur son visage le souffle strident des projectiles.

Il n'était point prudent de tenter une seconde fois le hasard ; car, cette fois, ce ne serait plus tenter le hasard, ce serait tenter Dieu.

Il replongea, et, comme il trouvait du fond, au lieu de continuer à descendre la rivière, il se mit à la remonter, essayant de ce qu'en termes de vénerie, il appelait un hourvari.

Pourquoi ce qui réussissait parfois au lièvre, au renard ou au loup qu'il chassait, ne lui réussirait-il pas, à lui ?

Jean Oullier fit donc un hourvari, remontant la rivière, retenant sa respiration à faire éclater sa poitrine, et ne reparaissant qu'en évitant d'entrer dans les lignes de lumière que les torches traçaient sur les deux bords de la rivière.

La manœuvre, en effet, trompa ses ennemis.

Ne présumant pas qu'il ajoutât une difficulté nouvelle à celle que présentait déjà sa fuite, les soldats continuèrent de le chercher en descendant la Boulogne, tenant leur fusil comme des chasseurs qui attendent le gibier et prêts à faire feu aussitôt qu'il se montrerait.

Parce que le gibier était un homme, l'attente n'en était que plus vive et plus ardente.

Une demi-douzaine de grenadiers seulement battirent les bords supérieurs de la Boulogne ; ceux-là n'avaient avec eux qu'une seule torche.

étouffant, autant que possible, le bruit de sa respiration, Jean Oullier parvint à atteindre un saule dont les branches s'avançaient au-dessus de la rivière, et dont l'extrémité des branches pendait à fleur d'eau.

Le nageur saisit une de ces branches, la mit entre ses dents et se soutint la tête renversée en arrière, de manière que sa bouche et son nez seuls fussent à l'air.

Il venait à peine de reprendre sa respiration lorsqu'il entendit un hurlement plaintif partant de l'endroit où la colonne avait fait halte et où il était entré dans la rivière.

Ce hurlement, il le reconnut.

– Pataud ! murmura-t-il, Pataud, ici ? Pataud, que j'avais renvoyé à Souday ? Il doit lui être arrivé quelque malheur pour qu'il n'y soit point parvenu... Oh ! mon Dieu, mon Dieu, ajouta-t-il avec une incroyable ferveur et une foi suprême, c'est maintenant qu'il est nécessaire que ces gens ne me reprennent pas !

Les soldats qui avaient vu le chien de Jean Oullier dans la cour de l'auberge le reconnurent aussi.

– Voilà son chien ! voilà son chien ! s'écrièrent-ils.

– Bravo ! dit un sergent, le chien nous aidera à retrouver le maître.

Et il essaya de mettre la main sur Pataud.

Mais, bien que la marche du pauvre animal parût alourdie, Pataud lui échappa, et, ayant humé l'air dans la direction du courant, il se jeta à la rivière.

– Par ici, camarades ! par ici ! cria le sergent, s'adressant aux soldats qui exploraient les bords de la rivière, et en étendant le bras dans la direction qu'avait prise le chien. Nous allons trouver le chien en arrêt. Tout beau, Pataud ! tout beau !

Jean Oullier, du moment où il avait reconnu le cri de Pataud, avait, au risque de ce qui pouvait lui arriver, mis la tête hors de l'eau.

Il vit le chien qui, coupant diagonalement la rivière, nageait droit de son côté ; il comprit qu'il était perdu s'il ne prenait point un parti suprême.

Or, sacrifier son chien était pour Jean Oullier un parti suprême.

S'il ne se fût agi que de sa vie, Jean Oullier se fût perdu ou sauvé avec son chien, ou tout au moins eût-il hésité à se sauver aux dépens de la vie de Pataud.

Il détacha doucement la casaque de poil de chèvre qui recouvrait son gilet et la laissa aller au fil de l'eau, tout en la poussant vers le milieu du courant.

Pataud n'était plus qu'à cinq ou six pas de lui.

– Cherche ! apporte ! lui dit doucement Jean Oullier en lui indiquant la direction qu'il devait prendre.

Puis, comme le chien, sentant sans doute ses forces diminuer, hésitait à obéir :

– Apporte, Pataud ! apporte ! dit Jean Oullier d'un ton plus impératif.

Pataud s'élança dans la direction du sayon de poil, qui avait déjà gagné une vingtaine de pas sur lui.

Voyant que sa ruse réussissait, Jean Oullier fit provision d'air et plongea de nouveau, au moment même où les soldats arrivaient au pied du grand saule.

L'un d'eux grimpa lestement sur l'arbre, et, allongeant la torche, éclaira tout le lit de la Boulogne.

On vit alors la casaque rapidement entraînée par le courant et Pataud nageant après cette casaque en poussant des plaintes et des gémissements, comme s'il eût déploré l'impossibilité où le mettaient ses forces épuisées d'accomplir l'ordre de son maître.

Les soldats, qui suivaient la manœuvre de l'animal, redescendirent la rivière, s'éloignant de Jean Oullier, et, comme l'un d'eux aperçut la casaque qui flottait à fleur d'eau :

– Ici ! cria-t-il, mes amis, ici, ici, le brigand !

Et il fit feu sur la casaque.

Grenadiers et chasseurs coururent en tumulte le long des deux rives, s'éloignant de plus en plus de l'endroit où s'était réfugié Jean Oullier, et criblant de leurs balles la peau de bique, vers laquelle Pataud nageait en désespéré.

Pendant quelques minutes, le feu fut si vivement soutenu, qu'il n'était plus besoin de torches : les éclairs de soufre enflammé qui jaillissaient des fusils illuminaient le ravin sauvage où coule la Boulogne, et les rochers, répercutant le bruit des détonations, doublaient celui de la fusillade.

Le général s'aperçut le premier de l'erreur de ses soldats.

– Faites cesser le feu, dit-il au capitaine, qui marchait à son côté ; ces imbéciles ont lâché la proie pour l'ombre !

En ce moment, un éclair brilla sur la crête d'un rocher avoisinant la rivière ; un sifflement aigu se fit entendre au-dessus de la tête des deux officiers et une balle alla s'enfonce à deux pas en avant d'eux dans le tronc d'un arbre.

– Ah ! ah ! fit le général avec le plus grand sang-froid, notre drôle n'avait demandé qu'une douzaine d'Ave Maria ; m'est avis que ses amis vont faire plus largement les choses.

En effet, trois ou quatre nouvelles détonations se firent entendre et les balles ricochèrent sur le rivage. Un homme jeta un cri.

Alors, d'une voix qui dominait le tumulte :

– Clairons, cria le général, sonnez le ralliement, et vous autres, éteignez les torches !

Puis, tout bas au capitaine :

– Faites passer au gué les quarante hommes de l'autre rive ; nous aurons peut-être tout à l'heure besoin de tout notre monde.

En un instant, les soldats, alarmés par cette attaque nocturne, s'étaient groupés autour de leur chef.

Cinq ou six éclairs, venant de points éloignés les uns des autres, brillèrent encore sur la crête du ravin, rayant la voûte noire du ciel ; un grenadier tomba mort ; le cheval d'un chasseur se cabra et se renversa sur son cavalier : une balle l'avait frappé dans le poitrail.

– En avant, mille tonnerres ! cria le général, et voyons si ces oiseaux de nuit oseront nous attendre.

Et, se mettant à la tête de ses soldats, il commença de gravir l'escarpement du ravin avec tant d'élan, que, malgré l'obscurité qui rendait l'ascension plus difficile, malgré les balles qui venaient ricocher au milieu des soldats et blessèrent encore deux hommes, en un instant la petite troupe eut couronné les hauteurs.

Le feu des ennemis s'éteignit alors comme par enchantement, et, si quelques buissons de genêts qui ondulaient encore n'eussent témoigné de la récente présence des chouans, on eût pu croire que ceux-ci s'étaient abîmés sous terre.

– Triste guerre ! triste guerre ! murmura le général. Et maintenant notre expédition doit nécessairement avorter. N'importe ! tentons-la. D'ailleurs, Souday est sur la route de Machecoul, et c'est à Machecoul seulement que nous pouvons faire reposer nos hommes.

– Mais un guide, général ? dit le capitaine.

– Un guide ? Voyez-vous cette lumière, à cinq cents pas d'ici ?

– Une lumière ?

– Oui, là.

– Non, mon général.

– Eh bien, je la vois. Cette lumière indique une cabane ; une cabane indique un paysan, et, homme, femme ou enfant, il faudra bien que l'habitant de cette cabane nous conduise à travers la forêt.

Et, d'un ton qui était de mauvais augure pour l'habitant de la cabane, quel qu'il fût, le général ordonna de se remettre en marche, après avoir eu soin d'étendre ses lignes d'éclaireurs et de flanqueurs aussi loin que la sûreté individuelle de ses hommes lui permettait de le faire.

Le général, suivi de sa petite troupe, n'avait pas encore quitté la hauteur, qu'un homme sortait de l'eau, s'arrêtait un instant pour écouter, derrière le tronc d'un saule, et se glissait le long des buissons, dans l'intention évidente de suivre la même route que les soldats avaient prise.

Comme il empoignait une touffe de bruyère pour gravir le rocher, un faible gémissement se fit entendre à quelques pas de lui.

Jean Oullier – car cet homme n'était autre que notre fugitif – s'avança du côté où il avait entendu gémir.

Au fur et à mesure qu'il approchait, les plaintes prenaient un accent plus douloureux.

Il se baissa, étendit la main et sentit qu'une langue douce et chaude se promenait sur cette main.

– Pataud ! mon pauvre Pataud ! murmura le Vendéen.

C'était effectivement Pataud, qui, usant ce qui lui restait de forces, avait amené sur la rive la peau de bique de son maître, et s'était couché dessus pour y mourir.

Jean Oullier tira son vêtement de dessous le chien et appela Pataud.

Pataud poussa un long gémissement, mais ne bougea point.

Jean Oullier prit le chien dans ses bras pour l'emporter ; mais le chien ne faisait plus aucun mouvement.

La main avec laquelle le Vendéen soutenait l'animal se mouillait d'un liquide tiède et visqueux.

Le Vendéen porta cette main à sa bouche et reconnut la fade saveur du sang.

Il essaya de desserrer les dents de l'animal et ne put y parvenir.

Pataud était mort en sauvant son maître, que le hasard avait ramené là pour recevoir sa dernière caresse.

Seulement, avait-il été tué par une des balles lancées par les soldats, ou n'était-il point déjà blessé lorsqu'il s'était mis à l'eau pour rejoindre Jean Oullier ?

Le Vendéen penchait pour ce dernier avis ; cette halte de Pataud près de la rivière, la faiblesse avec laquelle il nageait, tout portait Jean Oullier à croire à une blessure antérieure.

– C'est bon, dit-il ; demain, il fera jour, et malheur à celui qui t'aura tué, mon pauvre chien !

Et, à ces mots, il déposa le corps de Pataud dans une cépée, et, s'élançant sur la colline, il s'enfonça dans les genêts.

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