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Chapitre XXXVII
Qui prouve que ce n'est point pour les mouches seules que les toiles d'araignée sont perfides

– Vous savez, mon cher marquis, dit le général en forme d'exorde, que je ne vous demande aucunement vos secrets, et je suis si parfaitement sûr, si profondément convaincu que tout s'est passé comme je le prétends, que je vous dispense de me dire si je me trompe ou si je ne me trompe pas ; je tiens seulement à vous prouver, par amour-propre, que nous avons le flair aussi fin dans notre camp que dans vos landes : petite satisfaction vaniteuse que je veux me donner, et voilà tout.

– Allez donc ! allez donc ! fit le marquis aussi impatient que quand Jean Oullier venait lui dire, par une belle neige, qu'il avait relevé un loup.

– Commençons par le commencement. Je savais que M. le comte de Bonneville était arrivé chez vous, dans la nuit d'avant-hier, accompagné d'un petit paysan qui avait tout l'air d'une femme déguisée en homme, et que nous soupçonnions être Madame... Ceci est un bénéfice d'espion, que je ne fais point figurer dans mon inventaire, ajouta le général.

– Vous avez raison... Pouah ! fit le marquis.

– Mais, en arrivant ici de ma personne, comme nous disons, nous autres militaires, dans notre français de bulletin, sans être le moins du monde distancé par l'assaut de politesses que vous nous faisiez subir, vous l'avouerez, j'avais déjà remarqué deux choses...

– Voyons, lesquelles ?

– La première, c'est que, sur les dix couverts qui étaient dressés, cinq serviettes étaient roulées comme appartenant aux hôtes habituels du château ; ce qui, en cas de procès, mon cher marquis, ne l'oubliez pas, serait une circonstance éminemment atténuante.

– Comment cela ?

– Sans doute : si vous eussiez su la valeur réelle de vos hôtes, eussiez-vous permis qu'ils roulassent leurs serviettes comme de simples voisins de campagne ? Non, n'est-ce pas ? Les armoires de noyer du château de Souday ne sont pas tellement à court de linge, que madame la duchesse de Berry n'eût eu sa serviette blanche à chaque repas. Je suis donc tenté de croire que la dame blonde déguisée sous une perruque noire n'était pour vous qu'un petit jeune homme brun.

– Allez toujours ! allez toujours ! fit le marquis se mordant les lèvres en face d'une perspicacité si supérieure à la sienne.

– Mais je ne compte point m'arrêter non plus, dit le général.

Je remarquai donc cinq serviettes roulées ; ce qui prouvait que le dîner n'était point autant préparé pour nous que vous vouliez bien nous le faire accroire, mais que vous nous donniez tout simplement, parmi d'autres, les places de M. de Bonneville et de son compagnon, qui n'avaient pas jugé à propos de nous attendre.

– Et, maintenant, la seconde observation ? demanda le marquis.

– C'est que mademoiselle Bertha, que je suppose et que je tiens même pour une fille propre et soigneuse, était, lorsque j'ai eu l'honneur de lui être présenté, singulièrement couverte de toiles d'araignée : elle en avait jusque dans sa belle chevelure.

– Alors ?

– Alors, certain que j'étais qu'elle n'avait point adopté cette coiffure par coquetterie, j'ai tout simplement cherché ce matin l'endroit du château le plus abondamment fourni des produits du travail de ces intéressants insectes...

– Et vous avez découvert... ?

– Par ma foi, cela ne fait pas honneur à vos sentiments religieux, dans leur pratique du moins, mon cher marquis ; car j'ai découvert que c'était justement la porte de votre chapelle, porte à laquelle j'en ai aperçu une douzaine qui travaillaient avec un zèle inimaginable à réparer le dégât que l'on avait, cette nuit, occasionné dans leurs filets ; zèle qui leur était inspiré par la confiance que l'ouverture de la porte sur laquelle elles avaient fixé leur atelier n'était qu'un accident qui n'avait aucun motif pour se renouveler.

– Ce ne sont là, vous en conviendrez, que des indices un peu vagues, mon cher général.

– Oui ; mais, lorsque votre limier porte le nez au vent en tirant légèrement sur sa botte, ce n'est là qu'un indice encore plus vague, n'est-ce pas ? et cependant, sur ces indices, vous faites le bois avec soin et très grand soin même !

– Certainement ! dit le marquis.

– Eh bien, c'est aussi mon système ; et, dans vos allées où le sable manque essentiellement, marquis, je découvris des voies fort significatives.

– Des pas d'hommes et de femmes ? fit le marquis. Bon ! il y en a partout.

– Non, il n'y a point partout des pas agglomérés juste selon la quantité des acteurs que je supposais en scène, en ce moment, et des pas de gens qui ne marchent point, mais qui courent, et qui courent simultanément.

– Mais à quoi avez-vous reconnu que ces personnes couraient ?

– Ah ! marquis, c'est l'A B C du métier.

– Enfin, dites toujours.

– Parce qu'elles enfonçaient plus de la pince que du talon, et que la terre était refoulée en arrière. – Est-ce cela, monsieur le louvetier ?

– Bien, fit le marquis d'un air de connaisseur, bien ! Ensuite ?

– Ensuite ?

– Oui.

– J'ai examiné ces empreintes ; il y avait des pieds d'hommes de toutes les formes, des bottes, des brodequins, des souliers ferrés ; puis, au milieu de tous ces pieds d'hommes, un pied de femme mince et délié, un pied de Cendrillon, un pied à faire damner les Andalouses de Cordoue à Cadix, en dépit des souliers ferrés qui le contenaient.

– Passez, passez.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que, si vous vous y arrêtez un instant, vous allez devenir amoureux de ce soulier ferré.

– Le fait est que je voudrais fort le tenir. Cela viendra peut-être ! Mais c'était sur les marches du porche de la chapelle et sur les dalles de l'intérieur que les traces étaient devenues palpables ; la boue avait fait des siennes sur ces dalles polies. Je trouvai, en outre, près de l'autel, des gouttelettes de cire en grand nombre et précisément autour d'une empreinte fine et allongée que je jurerais être celle de mademoiselle Bertha ; et, comme d'autres taches de bougie existaient sur la marche extérieure de la porte, juste dans la direction verticale de la serrure, j'en conclus que c'était mademoiselle votre fille qui tenait la lumière et qui s'était servie de la clef, tout en s'éclairant de la main gauche, et en inclinant la lumière, tandis qu'elle introduisait, de la droite, la clef dans la serrure ; au surplus, les débris de toile d'araignée arrachés à la porte et retrouvés dans ses cheveux prouvent surabondamment que ce fut elle qui fraya le passage.

– Allons, continuez.

– Le reste en vaut-il bien la peine ? J'ai vu que tous ces pas s'arrêtaient devant l'autel ; la patte de l'agneau pascal était écrasée et laissait à découvert le petit bouton d'acier qui aboutissait au ressort ; de sorte que je n'ai pas eu grand mérite à le découvrir. Il a résisté à mes efforts, comme il avait résisté à ceux de mademoiselle Bertha, qui s'y est si bien écorché les doigts, qu'elle a laissé une petite ligne de sang sur la brisure toute fraîche du bois sculpté. Comme elle, alors, j'ai cherché un corps dur pour pousser la tige du petit levier, et, comme elle, j'ai avisé le manche de bois de la sonnette, qui avait conservé la trace de la pression de la veille, plus, de son côté, une petite trace de sang.

– Bravo ! fit le marquis, lequel prenait évidemment un double intérêt à la narration.

– Alors, comme vous le comprenez bien, continua Dermoncourt, je suis descendu dans le souterrain. Les pieds des fuyards étaient parfaitement empreints dans un sable humide ; l'un d'eux est tombé en traversant les ruines : ce fait m'a été démontré parce que j'ai vu une grosse touffe d'orties froissée et brisée, comme si on l'avait saisie, froissée et brisée avec la main ; ce qui certainement n'a pas été fait avec intention, vu la nature peu caressante de la plante. Dans un angle des ruines, en face d'une porte, des pierres avaient été dérangées pour faciliter le passage à une personne plus faible ; dans les orties poussant contre la muraille, j'ai retrouvé les deux cierges, que l'on avait jetés là avant de passer à l'air libre. Enfin, et pour conclusion, j'ai retrouvé les pas dans le chemin, et, comme ils se séparaient, j'ai pu les classer dans l'ordre que je vous ai indiqué.

– Non, ce n'est pas la conclusion.

– Comment ! ce n'est pas la conclusion ? Si fait !

– Non. Qui a pu vous apprendre qu'un des voyageurs avait pris l'autre sur son dos ?

– Ah ! marquis, vous tenez à me faire faire parade de mon peu d'intelligence. Le fameux petit pied au soulier ferré, ce petit pied que j'affectionne tant, que je ne veux me donner ni trêve ni repos jusqu'à ce que je l'aie retrouvé, ce joli petit pied, pas plus long qu'un pied d'enfant, pas plus large que mes deux doigts, je n'ai point fait son hourvari comme pour celui de mademoiselle Bertha : je l'ai revu dans le souterrain, puis encore dans le chemin creux qui est derrière les ruines, à l'endroit où l'on s'est arrêté et où l'on a délibéré, chose facile à voir au piétinement de la terre ; il se montre encore une fois dans la direction qui mène au ru ; puis, tout à coup, près d'une grosse pierre que la pluie aurait dû laver et que j'ai trouvée, au contraire, maculée de boue, il disparaît ! à partir de ce moment, comme les hippogriffes ne sont plus de notre siècle, je présume que M. de Bonneville a pris son jeune compagnon sur ses épaules ; d'ailleurs, le pas du susdit M. de Bonneville s'est fort alourdi ; ce n'est plus celui d'un jeune homme frais et gaillard comme nous l'étions à son âge. Marquis, vous rappelez-vous les laies, quand elles sont pleines et que leur poids s'est doublé de celui qu'elles portent ? Eh bien, leur pince, au lieu de piquer la terre, s'y pose à plat et s'écarte : à partir de la pierre, il en est de même du pied de M. de Bonneville.

– Mais vous avez oublié quelque chose, général.

– Je ne crois pas.

– Oh ! je ne vous tiendrai pas quitte d'une panse d'a : qui peut vous faire croire que M. de Bonneville ait couru toute la journée pour appeler des voisins au conseil ?

– Vous m'avez dit vous-même que vous n'étiez pas sorti.

– Eh bien ?

– Eh bien, votre cheval, votre cheval favori – à ce que m'a dit cette gentille fillette qui a ramassé la bride du mien – votre cheval favori, que j'ai vu à l'écurie en allant m'assurer que mon Bucéphale avait sa provende, était couvert de boue jusqu'au garrot ; or, vous n'auriez pas confié votre cheval à un autre qu'un homme pour lequel vous auriez toute considération.

– Bien ! Encore une question.

– Volontiers ; je suis là pour vous répondre.

– Qui vous fait présumer que le compagnon de M. de Bonneville soit l'auguste personne que vous désigniez tout à l'heure ?

– D'abord, parce qu'on le fait passer partout et toujours avant les autres et que l'on dérange les pierres pour qu'il passe.

– Reconnaissez-vous donc, au pied, si celui ou celle qui passe est blond ou brun, brune ou blonde ?

– Non ; mais je le reconnais à autre chose.

– à quoi ? Voyons ! ce sera ma dernière question ; et si vous y répondez...

– Si j'y réponds... ?

– Rien... Continuez.

– Eh bien, mon cher marquis, vous m'avez fait l'honneur de me donner précisément la chambre qu'occupait hier le compagnon de M. de Bonneville.

– Oui, je vous ai fait cet honneur ; après ?

– Honneur dont je vous suis tout à fait reconnaissant, et voici un joli petit peigne d'écaille que j'ai trouvé au pied du lit. Avouez, cher marquis, que ce peigne est bien coquet pour appartenir à un petit paysan ; en outre, il contenait et contient encore, comme vous pouvez le voir, des cheveux d'un blond cendré qui n'est pas le moins du monde le blond doré de votre seconde fille, la seule blonde qu'il y ait dans votre maison.

– Général, s'écria le marquis en bondissant de sa chaise et en jetant sa fourchette par la chambre, général, faites-moi arrêter, si bon vous semble ; mais, je vous le dis une fois pour cent, une fois pour mille, je n'irai pas en Angleterre ; non, non, non, je n'irai pas !

– Oh ! oh ! marquis, quelle mouche vous pique ?

– Non ; vous avez stimulé mon émulation, aiguillonné mon amour-propre, que diable ! Lorsque, après la campagne, vous viendrez à Souday, ainsi que vous me l'avez promis, je n'aurai rien à vous raconter qui puisse faire le pendant de vos histoires.

– écoutez, mon vieil et bon ennemi, dit le général, je vous ai donné ma parole de ne pas vous prendre, cette fois, du moins ; cette parole, quoi que vous fassiez, ou plutôt quoi que vous ayez fait, je la tiendrai ; mais, je vous en conjure, au nom de tout l'intérêt que vous m'inspirez, au nom de vos charmantes filles, n'agissez plus à la légère, et, si vous ne voulez point sortir de France, au moins tenez-vous tranquille chez vous.

– Et pourquoi ?

– Parce que les souvenirs des temps héroïques, qui vous font battre le cœur, ne sont plus que des souvenirs ; parce que ces émotions de nobles et grandes actions que vous voudriez voir renaître, vous ne les retrouverez pas ; parce qu'il est passé, le temps des grands coups d'épée, des dévouements sans condition, des morts sublimes... Oh ! je l'ai connue, et bien connue, cette Vendée si longtemps indomptable ; je puis le dire, moi qu'elle a glorieusement marqué de son fer à la poitrine ; et, depuis un mois que je suis au milieu d'elle et de vous, eh bien, je la cherche inutilement, je ne la retrouve plus ! Comptez-vous, mon pauvre marquis ; comptez les quelques jeunes gens au cœur aventureux qui affronteront les périls d'une lutte à main armée ; comptez les vieillards héroïques qui, comme vous, trouveront que ce qui était un devoir en 1793 l'est encore en 1832, et voyez si une lutte si inégale n'est pas une lutte insensée.

– Elle n'en sera que plus glorieuse pour être folle, mon cher général, s'écria le marquis avec une exaltation qui lui faisait complètement oublier la position politique de son interlocuteur.

– Eh ! mais non, elle ne sera pas même glorieuse. Tout ce qui va se passer, – vous le verrez, et souvenez-vous que je vous le prédis avant que rien soit commencé ; – tout ce qui va se passer sera pâle, terne, chétif, rabougri, et cela, mon Dieu, chez nous comme chez vous ; chez nous, vous trouverez des petitesses, d'ignobles trahisons ; à vos côtés, des compositions égoïstes, des lâchetés mesquines, qui vous frapperont au cœur, qui vous tueront, vous que les balles des bleus avaient respecté.

– Vous voyez les choses en partisan du gouvernement établi, général, dit le marquis ; vous oubliez que nous comptons des amis, même dans vos rangs, et que, sur un mot que nous dirons, tout ce pays va se lever comme un seul homme.

Le général haussa les épaules.

– De mon temps, mon vieux camarade, dit-il, permettez-moi de vous donner ce titre, tout ce qui était bleu était bleu, tout ce qui était blanc était blanc ; il y avait bien ce qui était rouge ; mais c'était le bourreau et la guillotine ; n'en parlons pas. Vous n'aviez point d'amis dans nos rangs ; nous n'en comptions pas dans les vôtres ; et c'est pour cela que nous étions également forts, également grands, également terribles. Sur un mot de vous, la Vendée se lèvera, dites-vous ? Erreur ! la Vendée, qui s'est fait égorger en 1795 dans l'espérance de l'arrivée d'un prince à la parole duquel elle croyait et qui lui a manqué de parole, ne bougera même pas à la vue de la duchesse de Berry ; vos paysans ont perdu cette foi politique qui soulève les montagnes humaines, les pousse les unes contre les autres, les fait se heurter, jusqu'à ce qu'elles s'abîment dans des mers de sang ; cette foi religieuse, qui engendre et qui perpétue les martyrs. Nous autres non plus, mon pauvre marquis, il faut bien que je l'avoue, nous ne possédons plus ces ardeurs de liberté, de progrès et de gloire qui ébranlent les vieux mondes et qui enfantent les héros. La guerre civile qui va commencer, si toutefois il y a guerre civile, si toutefois elle commence, sera une guerre dont Barrême aura tracé la tactique, une guerre où la victoire se rangera nécessairement du côté des plus gros bataillons et des sacs d'écus les plus rebondis ; et voilà pourquoi, je vous disais : comptez-vous bien, comptez-vous plutôt deux fois qu'une avant que de participer à cette insigne folie.

– Vous vous trompez, encore une fois, vous vous trompez, général ! les soldats ne nous manqueront pas et, plus heureux qu'autrefois, nous aurons un chef dont le sexe électrisera les plus timides, ralliera tous les dévouements, imposera silence à toutes les ambitions.

– Pauvre valeureuse jeune femme ! pauvre esprit poétique ! dit le vieux soldat avec un accent de pitié profonde, et en laissant tomber sur sa poitrine son front balafré ; tout à l'heure elle ne va pas avoir d'ennemi plus acharné que moi ; mais, pendant que je suis encore dans cette chambre, sur ce terrain neutre, laissez-moi vous dire combien j'admire sa résolution, son courage, sa persistance, sa ténacité, mais, en même temps, combien je déplore qu'elle soit née à une époque qui n'est plus à sa taille. Il est passé, marquis, le temps où Jeanne de Montfort n'avait qu'à frapper de son pied éperonné la vieille terre de Bretagne pour en faire jaillir des combattants tout armés. Marquis, retenez bien pour le lui redire, à la pauvre femme, si vous la voyez, ce que je lui prédis aujourd'hui : que ce noble cœur, plus vaillant encore que ne l'était celui de la comtesse Jeanne, ne recueillera, pour prix de son abnégation, de son énergie, de son dévouement, de l'élévation sublime de ses sentiments de princesse et de mère, qu'indifférence, ingratitude, lâcheté, dégoût, perfidies de toutes sortes... Et maintenant, mon cher marquis, votre dernier mot ?

– Mon dernier mot ressemble au premier, général.

– Répétez-le, alors.

– Je ne vais pas en Angleterre, articula fermement le vieil émigré.

– Voyons, continua Dermoncourt en regardant le marquis dans le blanc des yeux et en lui posant la main sur l'épaule, vous êtes fier comme un Gascon, tout Vendéen que vous êtes ; vos revenus sont médiocres, je le sais... Oh ! voyons, ne froncez pas le sourcil et laissez-moi achever ce que j'ai à dire ; que diable ! vous savez bien que je ne vous offrirai que des choses que j'accepterais moi-même.

La physionomie du marquis reprit son expression première.

– Je disais donc que vos revenus étaient médiocres et que, dans ce maudit pays, médiocres ou considérables, ce n'est pas le tout que d'avoir des revenus, il faut encore les faire rentrer ! Eh bien, voyons, si c'est l'argent qui vous manque pour passer le marché, et prendre un petit cottage dans un coin de l'Angleterre, – je ne suis pas riche non plus, je n'ai que ma solde, mais elle m'a servi à mettre du côté du cœur et de l'épée quelques centaines de louis ; d'un camarade, cela s'accepte : les voulez-vous ? Après la paix, comme vous dites, vous me les rendrez.

– Assez ! assez ! dit le marquis, vous ne me connaissez que d'hier, général, et vous me traitez comme un ami de vingt ans.

Le vieux Vendéen se gratta l'oreille, et, comme se parlant à lui-même :

– Comment diable reconnaîtrai-je jamais ce que vous faites pour moi ! demanda-t-il.

– Vous acceptez, alors ?

– Non pas, non pas ! je refuse.

– Mais vous partez ?

– Je reste.

– Que Dieu vous garde et vous tienne en santé, alors, dit le vieux général à bout de patience ; seulement, il est probable que le hasard – et que le diable l'emporte ! – nous mettra encore en face l'un de l'autre, comme il nous y a mis jadis ; mais, à présent, je vous connais, et, s'il y a une mêlée comme celle qui eut lieu il y a trente-six ans, à Laval, ah ! je vous chercherai, je vous jure !

– Et moi donc ! s'écria le marquis ; je vous promets que je vous appellerai de tous mes poumons ! Je serais si aise et si fier à la fois de montrer à tous ces blancs-becs ce que c'était que les hommes de la grande guerre.

– Allons, voilà le clairon qui m'appelle. Adieu donc, marquis, et merci de votre hospitalité.

– Au revoir, général, et merci pour une amitié qu'il me reste à vous prouver que je partage.

Les deux vieillards se serrèrent les mains ; Dermoncourt sortit.

Le marquis s'habilla et regarda par la fenêtre défiler la petite colonne, qui montait l'avenue dans la direction de la forêt. à cent pas du château, le général commanda un à-droite ; puis, arrêtant son cheval, il jeta un dernier regard sur les petites tourelles pointues de la demeure de son nouvel amis ; il aperçut celui-ci, lui envoya de la main un dernier adieu ; puis, tournant bride, il rejoignit ses soldats.

Au moment où, après avoir suivi des yeux, le plus longtemps qu'il lui fut possible, le petit détachement et celui qui le commandait, le marquis de Souday se retirait de la fenêtre, il entendit gratter légèrement à une petite porte qui donnait dans son alcôve et qui, par un cabinet, communiquait avec l'escalier de service.

– Qui diable peut venir par là ? se demanda-t-il.

Et il alla tirer le verrou.

La porte s'ouvrit immédiatement et il aperçut Jean Oullier.

– Jean Oullier ! s'écria-t-il avec un accent de joie véritable ; c'est toi ; te voilà, mon brave Jean Oullier ! Ah ! par ma foi, la journée s'annonce sous d'heureux auspices.

Et il tendit les deux mains au vieux garde, qui les serra avec une vive expression de reconnaissance et de respect.

Puis, dégageant sa main, Jean Oullier fouilla à sa poche et présenta au marquis un papier grossier, mais plié en fourme de lettre. M. de Souday le prit, l'ouvrit et le lut.

Au fur et à mesure qu'il le lisait, son visage s'illuminait d'une joie indicible.

– Jean Oullier, dit-il, appelle ces demoiselles, assemble tout mon monde... Non, ne rassemble encore personne ; mais fourbis mon épée, mes pistolets, ma carabine, tout mon harnais de guerre ; donne l'avoine à Tristan. La campagne s'ouvre, mon cher Jean Oullier, elle s'ouvre ! – Bertha ! Mary ! Bertha !

– Monsieur le marquis, dit froidement Jean Oullier, la campagne est ouverte pour moi depuis hier à trois heures.

Aux cris du marquis, les deux jeunes filles étaient accourues.

Mary avait les yeux rouges et gonflés.

Bertha était rayonnante.

– Mesdemoiselles, mesdemoiselles, fit le marquis, vous en êtes, vous venez avec moi ! Lisez, lisez plutôt.

Et il tendit à Bertha la lettre qu'il venait de recevoir de Jean Oullier.

Cette lettre était conçue en ces termes :

« Monsieur le marquis de Souday,

» Il est utile à la cause du roi Henri V que vous avanciez de quelques jours le moment où l'on prendra les armes. Veuillez donc rassembler le plus d'hommes dévoués qu'il vous sera possible dans la division dont vous avez le commandement, et vous tenir, ainsi qu'eux, mais vous surtout, à ma disposition immédiate.

» Je crois que deux amazones de plus dans notre petite armée pourraient aiguillonner à la fois l'amour et l'amour-propre de nos amis, et je vous demande, monsieur le marquis, de vouloir bien me donner vos deux belles et charmantes chasseresses pour aides de camp.

» Votre affectionné
» Petit-Pierre. »

– Ainsi, demanda Bertha, nous partons ?

– Parbleu ! fit le marquis.

– Alors, mon père, dit Bertha, permettez-moi de vous présenter une recrue.

– Toujours !

Mary resta muette et immobile.

Bertha sortit, et, une minute après, rentra tenant Michel par la main.

– M. Michel de la Logerie, dit la jeune fille en accentuant ce titre, lequel demande à vous prouver, mon père, que Sa Majesté Louis XVIII ne s'est point trompée en lui décernant la noblesse.

Le marquis, qui avait froncé le sourcil au nom de Michel, chercha à se dérider.

– Je suivrai avec intérêt les efforts que M. Michel fera pour arriver à ce but, dit-il enfin.

Et il prononça ces sobres paroles du ton que l'empereur Napoléon eût pu prendre la veille de la bataille de Marengo et d'Austerlitz.

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