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Chapitre XLVII
Où il est démontré que tous les juifs ne sont pas de Jérusalem, et tous les Turcs de Tunis

– Holà ! hé ! les lapins ! fit maître Jacques en arrivant à la clairière.

Et à la voix de leur chef, les lapins obéissants sortirent des buissons, des touffes de genêts et de broussailles, sous lesquels ils s'étaient gîtés au premier cri d'alarme, et rentrèrent dans la clairière, où autant, que le leur permettait l'obscurité, ils examinèrent curieusement les deux prisonniers.

Puis, comme cet examen dans les ténèbres ne leur suffisait pas, l'un d'eux descendit dans le terrier, y alluma deux morceaux de sapin et revint les mettre sous le nez de Petit-Pierre et de son compagnon.

Maître Jacques avait été reprendre sa place habituelle sur le tronc d'arbre, et il causait paisiblement avec Aubin Courte-Joie, auquel il racontait les incidents de la prise qu'il venait d'opérer, avec la même conscience qu'un villageois raconte à sa femme les détails d'une acquisition qu'il a faite au marché.

Michel, que cette première affaire et la blessure qu'il avait reçue avaient nécessairement ému, s'était assis ou plutôt couché sur l'herbe ; Petit-Pierre, debout à côté de lui, regardait, avec une attention qui n'était pas exempte de dégoût, les figures des bandits ; ce qui lui était d'autant plus facile que ceux-ci, leur curiosité satisfaite, avaient repris leurs occupations interrompues, c'est-à-dire leurs psalmodies, leurs jeux, leur sommeil et le soin de leurs armes.

Cependant, tout en jouant, tout en buvant, tout en chantant, tout en nettoyant leurs fusils, leurs carabines et leurs pistolets, ils ne perdaient pas un seul instant de l'œil les deux prisonniers, que, pour surcroît de précaution, on avait placés au centre de la clairière.

Ce fut alors seulement, en ramenant ses regards des bandits sur son compagnon, que Petit-Pierre s'aperçut de la blessure de celui-ci.

– Oh ! mon Dieu ! s'écria-t-il en voyant le sang qui, coulant de son bras, était descendu jusqu'à sa main, vous êtes blessé ?

– Je crois que oui, Mad... mons...

– Oh ! par grâce, jusqu'à nouvel ordre, Petit-Pierre, et plus que jamais ! Souffrez-vous beaucoup ?

– Non ; il m'a semblé que je recevais un coup de bâton sur l'épaule, et, maintenant, j'ai le bras tout engourdi.

– Essayez de le remuer.

– Oh ! dans tous les cas, il n'y a rien de cassé. Voyez !

Et, effectivement, il remua assez facilement le bras.

– Allons, tant mieux ! Voilà qui va enlever d'assaut le cœur de celle que vous aimez, et, si votre noble conduite ne suffisait pas, je vous promets d'intervenir ; j'ai de bonnes raisons pour croire que mon intervention sera efficace.

– Que vous êtes bonne !

– Que je suis bon ! bon ! bon ! Ne l'oubliez donc plus, malheureux que vous êtes !

– Oui, Petit-Pierre ; et, quoique vous m'ordonniez après une pareille promesse, s'agît-il d'enlever à moi tout seul une batterie de cent pièces de canons, je marcherais tête baissée sur la redoute. Ah ! si vous vouliez parler au marquis de Souday, je serais le plus heureux des hommes !

– Ne gesticulez donc pas ainsi : vous allez empêcher le sang de s'arrêter. Ah ! il paraît que c'est le marquis que vous redoutez particulièrement. Eh bien, je lui parlerai, à ce terrible marquis, foi de... Petit-Pierre ; seulement, pendant qu'on nous laisse tranquilles, continua Petit-Pierre en jetant un regard autour de lui, causons de nos affaires. Où sommes-nous, et quelles sont ces gens-là ?

– Mais, dit Michel, cela m'a tout l'air d'être des chouans.

– Des chouans qui arrêtent des voyageurs inoffensifs ? C'est impossible.

– Cela s'est vu cependant.

– Oh !

– Et, cela ne s'est pas vu, j'ai bien peur que cela ne se voie aujourd'hui.

– Mais que vont-ils faire de nous ?

– Nous allons le savoir ; car voici qu'ils se remuent, et c'est sans doute pour nous faire l'honneur de s'occuper de nos personnes.

– Ah ! par exemple, fit Petit-Pierre, il serait curieux que ce fût de mes partisans que vînt pour nous le danger. En tout cas, silence !

Michel fit un signe pour indiquer qu'il n'y avait de sa part aucune indiscrétion à redouter.

Comme l'avait fort judicieusement remarqué le jeune baron, maître Jacques, après avoir conféré avec Aubin Courte-Joie et quelques-uns de ses hommes, venait de donner l'ordre qu'on lui amenât les prisonniers.

Petit-Pierre s'avança avec assurance vers l'arbre sous lequel le maître des lapins tenait ses assises ; mais Michel, qui, à cause de sa blessure et de ses mains liées, éprouvait quelque difficulté à se dresser sur ses jambes, mit un peu plus de temps à obéir ; ce que voyant, Aubin Courte-Joie, fit signe à Trigaud la Vermine, qui, saisissant le jeune homme par la ceinture, l'enleva avec autant de facilité qu'un autre eût fait d'un enfant de trois ans, et le posa devant maître Jacques en ayant soin de le placer dans une situation exactement semblable à celle où il était lorsqu'il avait été ramassé, manœuvre que Trigaud la Vermine opéra en lançant fort adroitement en avant les extrémités inférieures de Michel, puis en donnant une secousse au centre de gravité avant de laisser retomber le tout sur le sol.

– Butor ! murmura Michel, auquel la douleur avait fait perdre sa timidité naturelle.

– Vous n'êtes pas poli, dit maître Jacques ; non, je vous le répète, vous n'êtes pas poli, monsieur le baron Michel de la Logerie ! et le procédé de ce brave garçon valait mieux que cela. Mais voyons, laissons toutes ces futilités, et arrivons-en à nos petites affaires.

Jetant alors un coup d'œil plus arrêté sur le jeune homme :

– Je ne me suis pas trompé, continua-t-il : vous êtes bien M. le baron Michel de la Logerie ?

– Oui, répondit brièvement Michel.

– Bien ! qu'aviez-vous à faire sur la route de Légé, en pleine forêt de Touvois, à cette heure de la nuit ?

– Je pourrais vous répondre que je n'ai pas de comptes à vous rendre, et que les routes sont libres.

– Mais vous ne me répondrez pas cela, monsieur le baron.

– Pourquoi ?

– Parce que, sauf le respect que je vous dois, vous répondriez une sottise, et que vous avez trop d'esprit pour cela.

– Comment ?

– Sans doute : vous voyez bien que vous avez des comptes à me rendre, puisque je vous en demande ; vous voyez bien que les routes ne sont pas libres, puisque vous n'avez pas pu continuer votre chemin.

– Soit ; je ne discuterai pas avec vous. J'allais à ma métairie de la Banlœuvre, qui, vous le savez, est située à l'une des extrémités de la forêt de Touvois, où nous sommes.

– Eh bien, à la bonne heure, monsieur le baron, faites-moi toujours l'honneur de me répondre ainsi, et nous serons d'accord. Maintenant, comment se fait-il que M. le baron de la Logerie, qui a tant de bons chevaux dans ses écuries, tant de bons carrosses sous ses remises, voyage à pied comme les simples manants, comme nous pourrions le faire ?

– Nous avions un cheval ; mais, dans une chute que nous avons faite, il s'est échappé, et nous n'avons pas pu le rejoindre.

– Bien encore. à présent, monsieur le baron, j'espère que vous serez assez bon pour nous donner des nouvelles.

– Moi ?

– Oui. Que se passe-t-il par là-bas, monsieur le baron ?

– En quoi ce qui se passe de nos côtés peut-il vous intéresser ? demanda Michel, qui, ne devinant pas encore tout à fait à qui il avait affaire, ne savait trop quelle couleur il devait donner à ses réponses.

– Dites toujours, monsieur le baron, reprit maître Jacques ; ne vous inquiétez pas de ce qui peut m'être utile ou de ce qui peut m'être indifférent. Voyons, rappelez bien vos souvenirs. Qu'avez-vous rencontré sur votre route ?

Michel regarda Petit-Pierre avec embarras.

Maître Jacques surprit ce regard ; il appela Trigaud la Vermine et lui ordonna de se placer entre les deux prisonniers, comme la Muraille du Songe d'une nuit d'été.

– Eh bien, continua Michel, nous avons rencontré ce que l'on rencontre à toute heure et sur tous les chemins, depuis trois jours, dans les environs de Machecoul : des soldats.

– Et sans doute ils vous ont parlé ?

– Non.

– Comment ! non ? Ils vous ont laissés passer sans vous parler ?

– Nous les avons évités.

– Bah ! fit maître Jacques d'un ton dubitatif.

– Voyageant pour nos affaires, il ne nous convenait point d'être mêlés malgré nous dans celles qui ne nous regardent pas.

– Et quel est ce jeune homme qui vous accompagne ?

Petit-Pierre s'empressa de répondre avant que Michel eût eu le temps de le faire :

– Je suis, dit-il, le domestique de M. le baron.

– Alors, mon ami, dit maître Jacques répliquant à Petit-Pierre, permettez-moi de vous dire que vous êtes un bien mauvais domestique ; et, en vérité, tout paysan que je suis, cela me chagrine de voir un domestique répondre pour son maître, surtout quand on ne lui adresse pas la parole, à lui.

Puis, revenant à Michel :

– Ah ! Ce jeune garçon est votre domestique ? continua maître Jacques. Eh bien, il est fort gentil !

Et le maître des lapins regarda Petit-Pierre avec une profonde attention, tandis que l'un de ses hommes passait sa torche devant le visage de ce dernier pour faciliter l'examen.

– Voyons, de fait, que voulez-vous ? demanda Michel. Si c'est ma bourse, je ne compte pas la défendre, prenez-la ; mais laissez-nous aller à nos affaires.

– Ah ! fi donc ! répondit maître Jacques, si j'étais un gentilhomme comme vous, monsieur Michel, je vous demanderais raison d'une pareille offense. Voyons, vous nous prenez donc pour des voleurs de grand chemin ? Voilà qui n'est pas du tout flatteur, et, sans la crainte de vous être désagréable, je vous révélerais mes qualités ; mais vous ne vous occupez pas de politique... Monsieur votre père, cependant, que j'ai eu l'avantage de connaître quelque peu, s'en mêlait, lui, et il n'y a pas perdu sa fortune ; je vous avoue donc que je croyais trouver en vous un serviteur zélé de Sa Majesté Louis-Philippe.

– Eh bien, vous vous seriez trompé, mon cher monsieur, répondit très-irrévérencieusement Petit-Pierre : M. le baron est, au contraire, un partisan très zélé d'Henri V.

– Vraiment, mon jeune ami ? s'écria maître Jacques.

Puis se tournant vers Michel :

– Voyons, monsieur le baron, continua-t-il, ce que vient de dire là votre compagnon... non, je me trompe, votre domestique, est-ce bien vrai ?

– C'est l'exacte vérité, répondit Michel.

– Ah ! Voilà qui me comble de joie ! Et moi qui croyais avoir affaire à d'affreux patauds ! Mon Dieu, que je suis donc honteux de vous avoir traités de la sorte, et que d'excuses j'ai à vous faire ! Recevez-les, monsieur le baron ; vous-même, prenez-en votre part, mon jeune ami, et touchez là tous deux, le domestique comme le maître... Je ne suis pas fier, moi.

– Eh ! pardieu ! dit Michel, dont la politesse railleuse de maître Jacques était loin d'apaiser la mauvaise humeur, vous avez un moyen bien simple de nous témoigner vos regrets : c'est de nous renvoyer où vous nous avez pris.

– Oh ! fit maître Jacques, non.

– Comment ! non ?

– Non, non, non ; je ne souffrirai pas que vous nous quittiez de la sorte ; d'ailleurs, deux partisans de la légitimité comme nous, monsieur le baron Michel, doivent avoir à s'entretenir ensemble de la grande question de la prise d'armes. N'êtes-vous pas de cet avis, monsieur le baron ?

– Soit ; mais l'intérêt même de cette cause exige que, moi et mon domestique, nous nous mettions promptement en sûreté à la Banlœuvre.

– Monsieur le baron, nul asile, je vous jure, n'est plus sûr que celui que vous trouverez parmi nous ; puis je ne souffrirai pas que vous nous quittiez avant que je vous aie donné une preuve de l'intérêt vraiment touchant que je vous porte.

– Hum ! murmura Petit-Pierre, il me semble que cela se gâte.

– Voyons, dit Michel.

– Vous êtes dévoué à Henri V ?

– Oui.

– Très-dévoué ?

– Oui.

– énormément ?

– Je vous l'ai dit.

– Vous l'avez dit, et je n'en doute pas. Eh bien, je vais vous fournir les moyens de manifester ce dévouement d'une manière éclatante.

– Faites.

– Vous voyez tous ces braves, fit maître Jacques en montrant à Michel sa troupe, c'est-à-dire une quarantaine de drôles ayant bien plus l'air de bandits de Callot que d'honnêtes paysans ; ils ne demandent qu'à se faire tuer pour notre jeune roi et son héroïque mère ; seulement, ils manquent de tout ce qui est nécessaire pour atteindre ce but : d'armes pour combattre, d'habits pour se présenter convenablement au feu, d'argent pour alléger les fatigues du bivac. Vous ne souffrirez pas, je le présume, monsieur le baron, que tous ces dignes serviteurs, en accomplissant ce que vous-même regardez comme un devoir, s'exposent à toutes les maladies, rhumes, fluxions de poitrine, qui résultent de l'intempérie des saisons ?

– Mais où diable, répliqua Michel, voulez-vous que je trouve de quoi vêtir et armer vos hommes ? Est-ce que j'ai des magasins à ma disposition ?

– Ah ! monsieur le baron, reprit maître Jacques, croyez-vous donc que je sache assez peu mon monde pour avoir pensé à donner à un homme comme vous l'ennui de tous ces détails ? Non ; j'ai là un serviteur merveilleux (et il montra Aubin Courte-Joie) qui vous épargnera toute peine ; il vous suffira de le fournir d'argent, et il fera pour le mieux, tout en ménageant votre bourse.

– S'il ne s'agit que de cela, dit Michel avec la facilité de la jeunesse et l'enthousiasme d'une opinion naissante, de grand cœur ! Combien vous faut-il ?

– à la bonne heure ! fit maître Jacques assez étonné de cette facilité. Eh bien, croyez-vous que ce soit exagérer les choses que de vous demander cinq cents francs par homme ? Vous comprenez que je voudrais, outre la tenue – verte comme celle des chasseurs de M. de Charette – leur voir un havre-sac convenablement garni ; cinq cents francs, c'est à peu près moitié du prix que Philippe compte à la France pour chaque homme qu'elle lui fournit, et chacun de mes hommes vaut bien deux soldats de Philippe. Vous voyez que je suis raisonnable.

– Dites-moi en deux mots la somme que vous exigez, et finissons.

– Eh bien, j'ai une quarantaine d'hommes, y compris les absents par congé en règle, mais qui doivent rejoindre les drapeaux au premier signal : cela fait tout juste vingt mille francs, c'est-à-dire une misère pour un homme riche comme vous êtes, monsieur le baron.

– Soit ; dans deux jours, vous aurez vos vingt mille francs, dit Michel en essayant de se lever, je vous en donne ma parole.

– Oh ! que non pas !... Nous voulons vous épargner toute peine, monsieur le baron. Vous avez bien aux environs un ami, un notaire qui vous avancera cette somme : vous allez lui écrire un petit mot bien pressant, bien poli, et l'un de mes hommes se chargera de le lui remettre.

– Volontiers ! donnez-moi ce qu'il faut pour écrire et déliez-moi les mains.

– Mon compère Courte-Joie va vous fournir plume, encre et papier.

Maître Courte-Joie, en effet, commença de tirer de sa poche un encrier garni.

Mais Petit-Pierre fit un pas en avant.

– Un instant, monsieur Michel, dit-il avec résolution. Et vous, maître Courte-Joie, comme on vous appelle, rengainez vos ustensiles ; cela ne se fera pas.

– Bah ! vraiment, monsieur le domestique ? demanda maître Jacques. Et pourquoi cela ne se ferait-il pas, s'il vous plaît ?

– Parce que de pareils procédés, monsieur, rappellent un peu trop les bandits de la Calabre et de l'Estramadure pour être de mise chez des hommes qui se prétendent les soldats du roi Henri V ; parce que c'est une véritable extorsion, et que je ne la souffrirai pas.

– Vous, mon jeune ami ?

– Oui, moi !

– Si je vous considérais comme étant réellement ce que vous avez prétendu être, je vous traiterais comme on traite un laquais impertinent ; mais il me semble que vous avez quelque droit au respect que l'on porte à une femme, et je n'aurai garde de compromettre ma réputation de galanterie en vous brutalisant. Je me bornerai donc, pour le moment, à vous engager à ne point vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.

– Cela me regarde beaucoup, au contraire, monsieur, reprit Petit-Pierre avec une suprême hauteur ; car il m'importe que vous ne vous serviez point du nom d'Henri V pour commettre des actes de brigandage.

– Oh ! mais vous prenez grand souci, ce me semble, des affaires de Sa Majesté, mon jeune ami. Vous aurez bien la bonté de me dire à quel titre, n'est-ce pas ?

– Faites éloigner vos hommes, et je vous le dirai, monsieur.

– Ah ! ah ! fit maître Jacques.

Puis se tournant vers ses hommes :

– éloignez-vous un peu, les lapins, dit-il.

Les hommes obéirent.

– Ce n'était pas nécessaire, fit maître Jacques, attendu que je n'ai pas de secret pour ces braves gens ; mais, enfin, pour vous plaire, il n'y a rien que je ne fasse, comme vous voyez. Nous voilà seuls ; parlez donc.

– Monsieur, dit Petit-Pierre en faisant un pas vers maître Jacques, je vous ordonne de mettre ce jeune homme en liberté ; je veux que vous nous donniez une escorte, que vous nous fassiez conduire à l'instant même où nous voulons aller, et que vous envoyiez à la recherche d'amis que nous attendons.

– Vous voulez ! vous ordonnez ! Ah çà ! ma tourterelle, vous parlez comme le roi sur son trône. Et, si je refuse, que direz-vous ?

– Si vous refusez, avant vingt-quatre heures, je vous aurai fait fusiller.

– Voyez-vous cela ! C'est donc à Mme la régente que j'ai l'honneur de parler ?

– à elle-même, monsieur.

Ici, maître Jacques fut pris d'un accès de rire convulsif ; ses lapins, le voyant si joyeux, se rapprochèrent pour avoir leur part d'hilarité.

– Ouf ! dit-il les voyant revenus à leur premier poste, je n'en puis plus. Mes pauvres lapins, vous avez été bien étonnés tout à l'heure, n'est-ce pas ? lorsque M. le baron de la Logerie, fils du Michel que vous savez, nous a déclaré que Henri V n'avait pas de meilleur ami que lui ; mais ce qui se passe à cette heure est bien autrement fort, bien autrement sérieux, bien autrement incroyable ! Voici qui dépasse tout ce que l'imagination la plus galopante aurait pu concevoir : savez-vous ce que c'est que ce joli petit paysan, que vous avez pu prendre pour ce que vous avez voulu, mais que, moi, j'ai purement et simplement regardé comme la maîtresse de M. le baron ? Eh bien, mes petits lapins, vous vous trompiez, je me trompais, nous nous trompions tous : ce jeune homme inconnu n'est ni plus ni moins que la mère de notre roi !

Un murmure d'incrédulité ironique parcourut les rangs des réfractaires.

– Et moi, je vous jure, s'écria Michel, que ce que l'on vous dit est la vérité.

– Ah ! beau témoignage, par ma foi ! s'écria à son tour maître Jacques.

– Je vous assure..., interrompit Petit-Pierre.

– Non pas, reprit maître Jacques, c'est moi qui vous assure que, si, d'ici à dix minutes que je lui ai données pour réfléchir, votre écuyer, ma belle dame errante, n'a pas pris le parti que je lui ai indiqué comme pouvant seul le sauver, il ira tenir compagnie aux glands qui poussent au-dessus de nos têtes... Qu'il choisisse vite, du sac ou de la corde ; si je n'ai pas l'un, l'autre ne lui manquera pas.

– Mais c'est une infamie ! s'écria Petit-Pierre hors de lui.

– Qu'on le saisisse ! dit maître Jacques.

Quatre réfractaires s'avançaient pour exécuter cet ordre.

– Voyons, dit Petit-Pierre, qui de vous osera porter la main sur moi !

Et comme Trigaud, peu sensible à la majesté de la parole et du geste, avançait toujours :

– Eh quoi ! reprit Petit-Pierre reculant devant le contact de cette main sordide, et arrachant du même coup son chapeau et sa perruque, quoi ! parmi tous ces bandits, il ne se trouvera pas un soldat pour me reconnaître ? quoi ! Dieu me laissera sans secours, à la merci de pareils brigands ?

– Oh ! non pas, fit une voix derrière maître Jacques, et voici venir quelqu'un qui dira à monsieur que sa conduite est indigne d'un homme portant une cocarde qui n'est blanche que parce qu'elle est sans tache.

Maître Jacques se retourna prompt comme la foudre, et braquant déjà un de ses pistolets sur le nouvel arrivant ; tous les bandits avaient sauté sur leurs armes, et ce fut sous une voûte de fer que Bertha – car c'était elle – fit son entrée dans le cercle qui entourait les deux prisonniers.

– La louve ! la louve ! murmurèrent quelques-uns des hommes de maître Jacques qui connaissaient Mlle de Souday.

– Que venez-vous faire ici ? s'écria le chef des lapins, ignorez-vous que je ne reconnais aucunement l'autorité que monsieur votre père s'arroge sur ma troupe, et que je refuse de faire partie de sa division ?

– Taisez-vous, drôle ! dit Bertha.

Et, allant droit à Petit-Pierre et mettant un genou en terre devant lui :

– Je vous demande pardon, lui dit-elle, pour ces hommes qui vous ont injurié et menacé, vous qui aviez tant de droits à leurs respects !

– Ah ! par ma foi, dit gaiement Petit-Pierre, vous arrivez fort à propos ! Sans vous, la position devenait mauvaise, et voilà un pauvre garçon qui vous devra quelque chose comme la vie ; car ces messieurs ne parlaient pas moins que de le pendre et de m'envoyer lui tenir compagnie.

– Oh ! mon Dieu oui, dit Michel, qu'Aubin Courte-Joie, en voyant la tournure que prenait la chose, s'était hâté de délier.

– Et ce qui m'eût paru le plus fâcheux dans tout cela, dit Petit-Pierre en souriant et en montrant Michel, c'est que ce jeune homme est tout à fait digne qu'une bonne royaliste comme vous s'intéresse à lui.

Bertha sourit à son tour, et baissa les yeux.

– C'est donc vous qui m'acquitterez envers lui, continua Petit-Pierre ; et, de votre côté, vous ne m'en voudrez pas trop, n'est-ce pas ? si, pour dégager la promesse que je lui ai faite, je touche quelques mots de tout cela à monsieur votre père.

Bertha se pencha, et ce mouvement, qu'elle fit pour saisir la main de Petit-Pierre et la baiser, dissimula la rougeur qui couvrait ses joues.

Cependant maître Jacques, tout honteux de sa méprise, s'était approché et balbutiait quelques excuses.

Malgré la répulsion profonde que lui inspirait cet homme, Petit-Pierre comprit qu'il serait impolitique de lui témoigner autre chose que du ressentiment.

– Vos intentions sont peut-être excellentes, monsieur, lui dit-il ; mais vos façons sont déplorables et ne tendent pas à moins qu'à nous faire passer tous pour des détrousseurs de grande route, comme étaient autrefois MM. les compagnons de Jéhu. J'espère que vous vous en abstiendrez désormais.

Puis, se détournant, et comme si ces gens n'existaient plus pour lui :

– Et maintenant, dit Petit-Pierre à Bertha, racontez-moi comment vous êtes arrivée jusqu'à nous.

– Votre cheval a senti les nôtres, répondit la jeune fille ; en passant, nous l'avons recueilli, et nous nous sommes éloignés ; car nous entendions les chasseurs qui le suivaient. En voyant le double fagot d'épines dont la pauvre bête était ornée, nous avons bien pensé que c'était pour vous échapper que vous vous étiez débarrassés de l'animal ; alors, nous nous sommes tous dispersés, et, nous donnant rendez-vous à la Banlœuvre, nous nous sommes mis à votre recherche. Je traversais la forêt ; les lumières ont attiré mon attention, ainsi que le bruit des voix ; j'ai quitté mon cheval, de peur qu'un hennissement ne me trahît, je me suis approchée, et, dans la préoccupation générale, personne ne m'a vue ni entendue. Vous savez le reste, Madame.

– Bien, répondit Petit-Pierre ; et, si maintenant monsieur veut bien me donner un guide, à la Banlœuvre, Bertha ! car je vous avoue que je tombe de fatigue...

– Je vous conduirai moi-même, Madame, répondit respectueusement maître Jacques.

Petit-Pierre inclina la tête en signe d'assentiment.

Maître Jacques fit bien les choses.

Dix de ses hommes marchèrent en avant pour éclairer la route, tandis que lui-même, accompagné de dix autres, escortait Petit-Pierre, monté sur le cheval de Bertha.

Deux heures après, et au moment où Petit-Pierre, Bertha et Michel achevaient de souper, le marquis et Mary arrivèrent à leur tour, et M. de Souday témoigna une grande joie de trouver en sûreté celui qu'il appelait son jeune ami.

Nous devons avouer que, toujours homme de l'ancien régime, cette joie du marquis, si vive et si réelle qu'elle fût, était tempérée par les témoignages du plus profond respect.

Dans la soirée, Petit-Pierre eut avec le marquis de Souday, dans un coin de la salle, un long entretien que Bertha et Michel suivirent tous deux avec un vif intérêt, qui s'accrut encore lorsque Jean Oullier entra dans la métairie ; en ce moment, M. de Souday s'approcha des jeunes gens, et, prenant la main de Bertha, tout en s'adressant à Michel :

– M. Petit-Pierre, dit-il, vient de m'assurer que vous aspiriez à la main de Mlle Bertha, ma fille. J'eusse peut-être eu d'autres idées pour son établissement ; mais, en face de ses gracieuses insistances, je ne puis que vous répondre, monsieur, qu'après la campagne, ma fille sera votre femme.

La foudre tombant aux pieds de Michel ne l'eût pas stupéfié davantage.

Pendant que le marquis mettait la main de Bertha dans la sienne, il voulut se tourner vers Mary, comme pour implorer son intervention.

Mais la voix de celle-ci murmura à son oreille ces mots terribles :

– Je ne vous aime pas !

Accablé de douleur, confondu de surprise, Michel prit machinalement la main que le marquis lui présentait.

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