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Chapitre XLIX
De quelle façon on voyageait dans le département de la Loire-Inférieure, au mois de mai 1832

Après une heure et demie de marche pendant laquelle pas une parole ne fut échangée entre le voyageur et son guide, on arriva à la porte d'un de ces bâtiments particuliers au pays et qui sont moitié métairie, moitié château.

Le guide s'arrêta, fit signe au voyageur d'en faire autant ; puis il descendit et frappa à la porte.

Un domestique vint ouvrir.

– Voilà un monsieur qui doit parler à monsieur, dit le garçon de ferme.

– Ce n'est pas possible, répondit celui-ci ; monsieur est couché.

– Déjà ? demanda le voyageur.

Le domestique se rapprocha.

– Monsieur a passé la nuit dernière à un rendez-vous et une grande partie de la journée à cheval.

– N'importe ! dit le guide, il faut que ce monsieur-là lui parle ; il vient de la part de M. Pascal, et va rejoindre Petit-Pierre.

– En ce cas, c'est différent, dit le domestique ; je vais réveiller Monsieur.

– Demandez-lui, dit le voyageur, s'il peut me donner un guide sûr... Un guide me suffira.

– Je ne crois pas que monsieur fasse cela, répondit le domestique.

– Que fera-t-il, alors ?

– Il conduira Monsieur lui-même, répondit le garçon.

Et il rentra.

Au bout de cinq minutes, il reparut.

– Monsieur fait demander à monsieur s'il a besoin de prendre quelque chose, ou s'il préfère continuer son chemin sans s'arrêter.

– J'ai dîné à Nantes, je n'ai besoin de rien. J'aimerais mieux continuer ma route.

Le domestique disparut de nouveau.

Quelques instants après, un jeune homme s'approcha.

Cette fois, ce n'était plus le domestique, c'était le maître.

– Dans toute autre circonstance, dit-il au voyageur, j'insisterais, monsieur, pour que vous me fissiez l'honneur de vous arrêter un moment sous mon toit ; mais vous êtes sans doute la personne que Petit-Pierre attend et qui arrive de Paris ?

– Justement, Monsieur.

– Monsieur Marc, alors ?

– M. Marc.

– En ce cas, ne perdons pas une minute ; car vous êtes attendu avec impatience.

Se tournant alors vers le garçon de ferme :

– Ton cheval est-il frais ? lui demanda-t-il.

– Il a fait une lieue et demie depuis le matin.

– En ce cas, je le prends ; les miens sont éreintés. Reste ici à vider une bouteille avec Louis ; je serai de retour dans deux heures. Louis, fais les honneurs de la maison à ce camarade-là.

Et le jeune homme se mit en selle aussi légèrement que si, comme sa monture, il n'avait fait qu'une lieue et demie dans la journée.

Puis, se tournant vers le voyageur :

– êtes-vous prêt, monsieur ? demanda-t-il.

Sur le signe affirmatif de celui-ci, tous deux partirent.

Au bout d'un quart d'heure de silence, un cri retentit à cent pas devant eux.

Maître Marc tressaillit et demanda quel était ce cri.

– C'est notre éclaireur, répondit le chef vendéen. Il demande à sa manière si la route est libre. écoutez, et vous allez entendre la réponse.

Il étendit sa main, la posa sur l'épaule du voyageur, et, arrêtant lui-même son cheval, donna à maître Marc l'exemple d'en faire autant.

En effet, presque aussitôt un second cri se fit entendre, venant d'un point plus éloigné ; il semblait l'écho du premier, tant il était pareil.

– Nous pouvons avancer ; la route est libre, dit le chef vendéen en remettant son cheval au pas.

– Nous sommes donc précédés d'un éclaireur ?

– Précédés et suivis. Nous avons un homme à deux cents pas devant nous et un homme à deux cents pas derrière nous.

– Mais quels sont ceux qui répondent à notre éclaireur d'avant-garde ?

– Les paysans dont les chaumières bordent la route. Faites attention lorsque vous passerez devant l'une de ces chaumières, vous verrez une petite lucarne s'ouvrir, une tête d'homme se glisser par cette lucarne, demeurer immobile comme si elle était de pierre et ne disparaître que lorsque nous serons hors de vue. Si nous étions des soldats de quelque cantonnement environnant, l'homme qui nous aurait regardés passer sortirait aussitôt par une porte de derrière ; puis, s'il y avait aux alentours quelque rassemblement, ce rassemblement serait prévenu en temps utile de l'approche de la colonne qui pouvait le surprendre.

En ce moment le chef vendéen s'interrompit.

– écoutez, fit-il.

Les deux cavaliers s'arrêtèrent.

– Mais, dit le voyageur, je n'ai entendu que le cri de notre éclaireur, il me semble.

– Justement ; aucun cri ne lui a répondu.

– Ce qui veut dire ?...

– Qu'il y a des soldats aux environs.

à ces mots, il mit son cheval au trot ; le voyageur en fit autant. Presque au même moment, ils entendirent des pas pressés : c'était l'homme placé derrière eux, qui les rejoignait de toute la vitesse de ses jambes.

à l'embranchement de deux routes, ils trouvèrent celui qui marchait devant eux, immobile et indécis.

Le chemin bifurquait, et, comme on n'avait, ni d'un côté, ni de l'autre, répondu à son cri, il ignorait lequel des deux sentiers il fallait prendre.

Tous deux, au reste, conduisaient à la même destination, seulement, celui de gauche était un peu plus long que celui de droite.

Après un moment de délibération entre le chef et le guide, ce dernier s'enfonça dans le sentier de droite, où bientôt le chef vendéen et le voyageur s'enfoncèrent à leur tour, laissant à la place qu'ils quittaient leur quatrième compagnon, qui, cinq minutes après, les suivit.

Les mêmes distances continuaient d'être observées entre le corps d'armée et ses avant-garde et arrière-garde.

à trois cents pas plus loin, les deux royalistes trouvèrent leur éclaireur arrêté.

Celui-ci leur fit, de la main, un signe qui commandait le silence.

Puis, à voix basse, il laissa tomber ces mots :

– Une patrouille !

En effet, en écoutant attentivement, on entendait, mais au loin encore, le bruit régulier des pas que fait une troupe en marche ; c'était une des colonnes mobiles du général Dermoncourt qui faisait sa ronde de nuit.

On était dans un de ces chemins creux si fréquents en Vendée à cette époque, et surtout à celle de la première guerre, mais qui disparaissent maintenant tous les jours pour faire place à des routes vicinales ; les deux talus en étaient si rapides, qu'il était impossible de faire gravir l'un ou l'autre à des chevaux ; il n'y avait donc qu'un moyen d'éviter la patrouille, c'était de tourner bride, de regagner un endroit découvert et de s'écarter à droite ou à gauche.

Mais, de même que les cavaliers entendaient le bruit des pas des fantassins, les fantassins pouvaient entendre le bruit des pas des chevaux, et se mettre à la poursuite de ceux-ci.

Tout à coup, l'éclaireur attira l'attention du chef vendéen par un signe.

Il avait vu, grâce à un rayon de lune fugitif et déjà disparu, le reflet des baïonnettes lançant un éclair, et son doigt, levé diagonalement, indiquait à l'œil du chef vendéen et du voyageur la direction qu'ils devaient suivre.

En effet, les soldats, – pour éviter l'eau qui, en général coule dans les chemins creux, après les pluies abondantes, – au lieu de suivre le sentier dominé par son double talus, avaient gravi un de ces talus, et marchaient de l'autre côté de la haie naturelle qui s'étendait à la gauche des voyageurs.

En suivant cette route, ils allaient passer à dix pas des deux cavaliers et des deux piétons perdus dans les profondeurs du chemin creux.

Si un seul des deux chevaux eût henni, la petite troupe était prisonnière ; mais, comme s'ils eussent compris le danger, ils restèrent aussi silencieux que leurs maîtres, et les soldats passèrent, sans se douter près de qui ils avaient passé.

Quand le bruit des pas des soldats se fut perdu dans l'éloignement, la respiration revint aux voyageurs, et ils se remirent en marche.

Un quart d'heure après, on se détourna de la route, et l'on rentra dans la forêt de Machecoul.

Là, on était plus à l'aise ; il n'était point probable que les soldats s'engageassent la nuit dans cette forêt ou, du moins, qu'ils suivissent d'autres routes que les grandes artères qui la traversent ; en prenant un des sentiers connus des gens du pays, et que fraye l'indiscipline des piétons, il n'y avait donc rien à craindre.

On descendit de cheval, on laissa les deux montures aux mains d'un des éclaireurs, tandis que l'autre disparaissait rapidement dans les ténèbres, rendues plus épaisses encore par les premières feuilles de mai.

Le chef vendéen et le voyageur prirent la même route que lui.

Il était évident que l'on approchait du but de la course, l'abandon que l'on faisait des chevaux en était une preuve.

En effet, à peine maître Marc et son guide eurent-ils fait deux cents pas, qu'ils entendirent le houhoulement du chat-huant.

Le chef vendéen rapprocha ses mains, et, en réponse à ce houhoulement prolongé et lugubre, fit entendre le cri aigu de la chouette.

Le cri du chat-huant se fit entendre de nouveau.

– Voilà notre homme, dit le chef vendéen.

Quelques minutes après, on entendait le bruit des pas faisant crier l'herbe du sentier, et le guide reparaissait accompagné d'un étranger.

Cet étranger n'était autre que notre ami Jean Oullier, seul et, par conséquent, premier piqueur du marquis de Souday, qui momentanément avait renoncé à ses chasses, tout occupé qu'il était des événements politiques qui allaient se dérouler autour de lui.

Dans les deux autres présentations de ce genre, le voyageur avait entendu ces paroles échangées entre son guide et celui auquel il s'adressait : « Voici un monsieur qui désire parler à monsieur. » Cette fois la formule changea, et le chef vendéen dit à Jean Oullier :

– Mon ami, voici un monsieur qui a besoin de parler à Petit-Pierre.

Ce à quoi Jean Oullier se contenta de répondre :

– Qu'il vienne avec moi.

Le voyageur tendit la main au chef vendéen, qui la lui serra cordialement ; puis il porta cette même main à sa poche dans l'intention de partager sa bourse entre les deux guides ; mais le chef vendéen devina cette intention, et, lui posant à son tour la main sur le bras, lui fit signe de ne pas donner suite à une libéralité que les braves paysans prendraient pour une offense.

Maître Marc comprit, et une poignée de main l'acquitta envers les paysans, comme elle l'avait acquitté envers le chef.

Après quoi, Jean Oullier reprit le chemin par lequel il était venu en disant ces deux mots, qui avaient la brièveté d'un ordre et l'accent d'une invitation :

– Suivez-moi.

La séparation fut aussi courte que l'invitation avait été laconique. Le voyageur commençait à s'habituer à ces formes mystérieuses et brèves, insolites pour lui, et qui révélaient, sinon la conspiration flagrante, du moins l'insurrection prochaine.

Ombragés qu'ils étaient par leurs grands chapeaux, à peine avait-il vu le visage du chef vendéen et des deux guides.

à peine, dans l'épaisseur du bois, voyait-il se mouvoir la forme de Jean Oullier.

Cependant, peu à peu, cette forme qui marchait devant lui ralentit le pas de manière à se trouver à ses côtés.

Le voyageur sentit vaguement que son guide avait quelque chose à lui dire, et il prêta l'oreille.

En effet, il entendit ces mots passer comme un murmure :

– Nous sommes espionnés ; un homme nous suit dans le bois.

Ne vous inquiétez pas de me voir disparaître. Attendez-moi à l'endroit où j'aurai disparu.

Le voyageur répondit par un simple signe de tête, qui voulait dire : « C'est bien ; allez ! »

On fit cinquante pas encore.

Tout à coup, Jean Oullier s'élança dans le bois.

On entendit, à vingt ou trente pas dans l'épaisseur de la forêt, le bruit que ferait un chevreuil, se levant d'effroi.

Ce bruit s'éloigna aussi rapidement que si c'eût été, en effet, un chevreuil qui l'eût causé.

Dans la même direction, on entendit s'éloigner les pas de Jean Oullier.

Puis le bruit s'éteignit.

Le voyageur s'appuya contre un chêne et attendit.

Au bout de vingt minutes d'attente, une voix dit près de lui :

– Allons !

Il tressaillit ; cette voix était celle de Jean Oullier ; seulement, le vieux garde-chasse était revenu si doucement, qu'aucun bruit n'avait révélé son retour.

– Eh bien ? demanda le voyageur.

– Buisson creux ! fit Jean Oullier.

– Personne ?

– Quelqu'un... mais c'est un drôle qui connaît le bois aussi bien que moi.

– De sorte que vous n'avez pas pu le rejoindre ?

Oullier secoua négativement la tête comme s'il lui eût coûté de dire de la voix qu'un homme lui avait échappé.

– Et vous ne savez pas qui ? continua le voyageur.

– Je m'en doute, répondit Jean Oullier en étendant le bras dans la direction du midi ; mais, en tout cas, c'est un malin.

Puis, comme on était arrivé à la lisière de la forêt :

– Nous y sommes, dit-il.

Et, en effet, maître Marc vit se dresser devant lui la métairie de la Banlœuvre.

Jean Oullier regarda avec attention les deux côtés de la route.

Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, la route était libre.

Il traversa la route seul, puis, avec un passe-partout, ouvrit la porte.

La porte ouverte :

– Venez ! dit-il.

Maître Marc traversa rapidement à son tour le grand chemin et disparut sous le porche béant.

La porte se referma derrière les deux hommes.

Une forme blanche apparut sur le perron.

– Qui va là ? demanda une voix de femme, mais une voix forte et impérative.

– Moi, mademoiselle Bertha, répondit Jean Oullier.

– Vous n'êtes pas seul, mon ami ?

– Je suis avec le monsieur de Paris qui demande à parler à Petit-Pierre.

Bertha descendit et alla au-devant du voyageur.

– Venez, monsieur, dit-elle.

Et la jeune fille conduisit maître Marc dans un salon assez pauvrement meublé, mais dont le parquet était parfaitement ciré, dont les rideaux étaient irréprochablement blancs.

Un grand jeu était allumé, et, près du feu, une table dressée supportait un souper tout servi.

– Asseyez-vous, monsieur, dit la jeune fille avec une grâce parfaite, et qui, cependant, n'était pas dénuée d'un côté viril qui lui donnait une grande originalité ; vous devez avoir faim et soif ; buvez et mangez. Petit-Pierre dort ; mais il a donné l'ordre de l'éveiller si quelqu'un venait de Paris. Vous venez de Paris ?

– Oui, mademoiselle.

– Dans dix minutes, je suis à vous.

Et Bertha disparut comme une vision.

Le voyageur resta quelques secondes immobile d'étonnement.

C'était un observateur, et jamais il n'avait vu plus de grâce et plus de charme joints à une pareille décision de volonté.

On eût dit le jeune Achille déguisé en femme et n'ayant pas encore vu briller le glaive d'Ulysse.

Aussi, tout absorbé, soit dans cette pensée, soit dans celles qui s'y rattachaient, le voyageur ne songea-t-il ni à boire ni à manger.

Un instant après, la jeune fille rentra.

– Petit-Pierre est prêt à vous recevoir, monsieur, dit-elle.

Le voyageur se leva ; Bertha marcha devant lui. Elle tenait à la main un court flambeau, qu'elle levait pour éclairer l'escalier, et qui éclairait en même temps son visage.

Le voyageur regardait avec admiration ces beaux cheveux et ces beaux yeux noirs ; ce teint mat, portant le hâle juvénile de la santé, et cette allure ferme et dégagée qui semblait révéler la déesse.

Il murmura avec un sourire, en se rappelant son Virgile, cet homme qui lui-même est un sourire de l'antiquité :

– Incessu patuit dea !

La jeune fille frappa à la porte d'une chambre.

– Entrez, répondit une voix de femme.

La porte s'ouvrit ; la jeune fille s'inclina légèrement pour laisser passer le voyageur. Il était facile de voir que l'humilité n'était point sa principale vertu.

Le voyageur passa, la porte se referma derrière lui ; la jeune fille resta dehors.

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