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Chapitre LXVI
Où la maison Aubin Courte-Joie et compagnie, fait honneur à sa raison sociale

Il était temps que les trois chouans eussent achevé ce qu'ils avaient à faire au bord de l'étang : les flammes arrivaient avec une rapidité prodigieuse ; elles couraient sur les cimes fleuries des ajoncs comme des oiseaux de pourpre et d'or emportés par le vent, et, avant de les consumer jusqu'aux racines, elles semblaient ne vouloir qu'en effleurer les tiges.

Leur murmure, semblable au grondement de l'océan, grandissait de tous côtés autour des trois fugitifs, et la fumée devenait de plus en plus épaisse et suffocante.

Mais les jarrets d'acier de Jean Oullier et de Trigaud allaient encore plus vite que l'incendie, et ils furent bientôt à l'abri de ses atteintes.

Ils obliquèrent à gauche et arrivèrent à un point du vallon où ils étaient à peu près dégagés des nuages opaques qui leur avaient si heureusement servi à cacher leur nombre, la direction de leur fuite, et la manœuvre grâce à laquelle Michel et Bertha se trouvaient maintenant en sûreté.

– Rampons, rampons maintenant, Trigaud ! s'écria Jean Oullier ; il importe que les soldats ne nous voient pas avant que nous sachions ce qu'ils font et de quel côté ils se dirigent.

Le géant se courba comme s'il marchait à quatre pattes, et bien lui en prit ; car il ne s'était pas plus tôt incliné, qu'il entendit passer en sifflant au-dessus de sa tête une balle qu'il eût reçue en pleine poitrine sans cette précaution.

– Diable ! fit Courte-Joie, tu as donné là un conseil qui n'était pas gros, Jean Oullier, mais qui était bon.

– Ils ont deviné notre ruse, dit Jean Oullier, et ils nous cernent, de ce côté du moins.

En effet, on apercevait une file de soldats qui, placés à cent pas les uns des autres à partir du dolmen, se tenaient sur une étendue d'une demi-lieue, comme une ligne de traqueurs, attendant que les Vendéens reparussent.

– Fonçons-nous ? demanda Courte-Joie.

– C'est mon avis, dit Jean Oullier ; mais attends que je fasse une trouée.

Et, appuyant son fusil à son épaule, – sans pour cela quitter sa position horizontale, – Jean Oullier fit feu sur le soldat qui rechargeait son arme.

Le militaire, atteint en pleine poitrine, pirouetta sur lui-même et s'abattit face contre terre.

– Et d'un ! fit Oullier.

Puis, passant au soldat qui venait à la suite, et avec le même calme qu'il eût fait sur deux perdreaux, il ajusta et tira.

Le second tomba comme le premier.

– Coup double ! dit Courte-Joie. Bravo, gars Oullier, bravo !

– En avant ! en avant ! cria celui-ci en se redressant sur ses pieds avec l'agilité d'une panthère ; en avant ! et égaillons-nous un peu pour donner moins de prise aux balles qui vont pleuvoir.

Le Vendéen avait dit vrai : les trois compagnons n'avaient pas fait dix pas, que six ou huit détonations successives se firent entendre, et que l'un des projectiles vint enlever un éclat de la massue que Trigaud tenait à la main.

Heureusement pour les fugitifs que les soldats qui arrivaient de toutes parts au secours de leurs deux camarades qu'ils avaient vus tomber, arrivant essoufflés par la course, avaient fait feu d'une main mal assurée ; mais ils n'en fermaient pas moins le passage, et il n'était pas probable que Jean Oullier et ses deux compagnons eussent le temps de franchir leur ligne sans un combat corps à corps.

Effectivement, au moment où Jean Oullier, qui tenait la gauche, prenait son élan pour franchir un petit ravin, il vit un schako se dresser sur le bord opposé et aperçut un soldat qui l'attendait la baïonnette croisée.

La rapidité de sa course n'avait pas permis à Jean Oullier de recharger son fusil ; mais il calcula que, puisque son adversaire se contentait de le menacer de la baïonnette, c'est qu'il était probablement dans la même situation que lui. à tout hasard, il tira son couteau, le plaça entre ses dents, puis continua d'avancer de toute la vitesse de ses jambes.

à deux pas du fossé, il s'arrêta court, et, coucha en joue le soldat, dont la poitrine n'était pas à plus de six pieds du canon de son fusil.

Ce qu'avait prévu Jean Oullier arriva : le soldat crut le fusil chargé et se jeta à plat ventre pour éviter le coup.

à l'instant même, et comme si l'arrêt qu'il venait de faire n'avait en rien diminué la vigueur de son élan, d'un bond Jean Oullier franchit la ravine et passa comme l'éclair par-dessus le corps du soldat.

Trigaud, de son côté, n'avait pas été moins heureux, et, sauf une balle qui, en lui effleurant l'épaule, avait ajouté un lambeau de plus aux lambeaux dont se composaient ses vêtements, lui et son camarade Courte-Joie, comme Jean Oullier, avaient franchi la ligne.

Les deux fugitifs – Trigaud ne doit compter que pour un appuyèrent alors diagonalement, l'un à droite, l'autre à gauche, de manière à se rejoindre à l'extrémité de l'angle.

Au bout de cinq minutes, ils étaient à portée de la voix.

– Cela va bien ? dit Jean Oullier à Courte-Joie.

– à merveille ! répondit celui-ci ; et, dans vingt minutes, si nous n'avons pas quelque membre éclopé par les balles de ces gredins-là, nous verrons les champs, et, une fois derrière la première haie, du diable s'ils nous rejoignent. Mauvaise idée, gars Oullier, que nous avons eue de gagner la lande.

– Bah ! nous en voilà tantôt dehors, et les enfants sont plus en sûreté où nous les avons mis que dans la forêt la plus épaisse. Tu n'es pas blessé ?

– Non ; et toi, Trigaud ? Il me semble que j'ai senti un certain frisson passer dans ta peau.

Le géant montra l'éraflure que la balle lui avait faite à sa massue ; évidemment, cette avarie, qui détruisait la correction de l'œuvre à laquelle il avait travaillé avec tant d'amour pendant toute la matinée, le préoccupait bien plus que celle qu'avaient reçue ses habits et son deltoïde, légèrement endommagé par le passage de la balle.

– Ah ! fameux ! dit Courte-Joie, voilà les champs.

En effet, à un millier de pas des fuyards, au bout d'une pente si douce, qu'elle était presque insensible à la vue, on apercevait les blés à demi jaunis, qui ondulaient dans leurs encadrements d'un vert mat.

– Si nous soufflions un peu, dit Courte-Joie, qui paraissait ressentir la fatigue qu'éprouvait Trigaud.

– Ma foi, oui, dit Jean Oullier, le temps de recharger mon fusil. Regarde, toi, pendant ce temps-là.

Jean Oullier rechargea son fusil, et Courte-Joie promena son regard en cercle autour de lui.

– Oh ! mille millions de tonnerres ! s'écria tout à coup le cul-de-jatte au moment où le vieux Vendéen assurait sur la poudre sa seconde balle.

– Qu'y a-t-il ? dit Jean Oullier en se retournant.

– En route, mille diables ! en route ! Je ne vois rien encore, mais j'entends un bruit qui ne dit rien de bon.

– Ouais ! fit Jean Oullier, on nous fait les honneurs de la cavalerie, gars Courte-Joie. Alerte ! alerte ! paresseux ! ajouta-t-il en s'adressant à Trigaud.

Celui-ci, autant pour soulager ses poumons que pour répondre à Jean Oullier, poussa une espèce de mugissement qu'eût envié le plus vigoureux taureau poitevin, et, d'une seule enjambée, il franchit une pierre énorme qui se trouvait sur son passage.

Un cri de douleur poussé par Jean Oullier l'arrêta dans son formidable élan.

– Qu'as-tu donc ? demanda Courte-Joie à celui-ci, qui s'était arrêté, appuyé sur le canon de son fusil et la jambe levée.

– Rien, rien, dit Jean ; ne vous inquiétez pas de moi.

Puis il essaya de marcher à nouveau, poussa un second cri et fut forcé de s'asseoir.

– Oh ! dit Courte-Joie, nous ne nous en irons pas sans toi. Parle ! qu'as-tu ?

– Rien, te dis-je !

– Es-tu blessé ?

– Ah ! fit Jean Oullier, où est le rebouteux de Montbert ?

– Tu dis ? demanda Courte-Joie, qui n'avait pas compris.

– Je dis que mon pied est entré dans un trou et que je me le suis démis ou foulé ; tant il y a que je ne puis plus faire un pas...

– Trigaud va te prendre sur une épaule, et moi sur l'autre.

– Impossible ! vous n'arriverez jamais aux haies.

– Mais, si nous te laissons en arrière, ils te tueront, mon Jean Oullier.

– Peut-être, dit le Vendéen ; mais j'en tuerai plus d'un avant de mourir ; et pour commencer, regarde-moi descendre celui-là.

Un jeune officier de chasseurs, mieux monté que les autres, venait d'apparaître sur un monticule, à trois cents pas à peu près des fugitifs.

Jean Oullier porta la crosse de son fusil à son épaule, et lâcha le coup.

Le jeune officier ouvrit les bras, puis tomba à la renverse.

Et Jean Oullier se mit à recharger son fusil.

– Ainsi, tu dis que tu ne peux pas marcher ? demanda Courte-Joie.

– Je ferais peut-être dix ou quinze pas à cloche-pied ; mais à quoi bon ?

– Alors, halte ici, Trigaud !

– Vous n'allez pas faire la folie de rester, j'espère ? s'écria Jean Oullier.

– Ah ! par ma foi, si ! où tu mourras, nous mourrons, mon vieux ; mais, comme tu dis, nous en descendrons quelques-uns auparavant.

– Non pas, non pas, Courte-Joie ; ça ne peut se passer ainsi. Il faut que vous viviez pour veiller sur ceux que nous avons laissés là-bas... Mais que fais-tu donc, Trigaud ? demanda Jean Oullier en regardant le géant, qui était descendu dans une ravine et qui soulevait un bloc de granit.

– Bon ! dit Courte-Joie, ne le gronde pas, il ne perd pas son temps.

– Ici, ici, cria Trigaud en indiquant une espèce d'excavation creusée par les eaux sous la pierre, et qu'en soulevant celle-ci, il venait de découvrir.

– C'est, ma foi, vrai ! il a de l'esprit comme un singe aujourd'hui, ce gars Trigaud ! Ici, Jean Oullier, ici, et coule-toi là-dessous... coule ! coule ! Jean se traîna jusqu'aux deux compagnons, se coula dans l'excavation, comme disait Courte-Joie, s'y pelotonna avec de l'eau jusqu'à mi-jambes ; après quoi, Trigaud replaça doucement la pierre dans sa position naturelle, de façon cependant à ménager de l'air et de la lumière à celui que, pareille à la pierre d'un tombeau, elle engloutissait tout vivant.

Il venait d'achever quand les cavaliers parurent sur le point culminant de la pente, et, après s'être assurés que le jeune officier était bien mort, se lancèrent à la poursuite des chouans au grand galop de leurs chevaux.

Cependant tout espoir n'était pas perdu : cinquante pas à peine séparaient Trigaud et Courte-Joie – les seuls dont nous ayons à nous occuper maintenant – d'une haie par-delà laquelle était un salut d'autant mieux assuré que, s'en rapportant aux cavaliers, les fantassins semblaient avoir renoncé à leur poursuite.

Mais un sous-officier de chasseurs, admirablement monté, les suivait de si près, que Courte-Joie sentait le souffle du cheval qui lui brûlait les épaules.

Le sous-officier, voulant terminer cette course, se dressa sur ses étriers et porta un tel coup de sabre au cul-de-jatte, qu'il lui eût infailliblement fendu la tête si l'animal, dont le cavalier n'avait pas suffisamment rassemblé les rênes, ne se fût jeté sur la gauche par un écart, tandis que, par un mouvement instinctif, Trigaud se jetait à droite.

L'arme dévia donc et ne fit qu'entamer légèrement le bras de l'hôtelier.

– Face ! cria Courte-Joie à Trigaud, comme s'il eût commandé la manœuvre.

Celui-ci pirouetta sur lui-même, absolument comme si son corps eût été relié au sol par un ressort d'acier.

Le cheval, en passant à côté de lui, le heurta du poitrail, mais sans l'ébranler, et, au même instant, Courte-Joie, faisant feu d'un des canons de son fusil de chasse, renversa le sous-officier, que l'élan de sa monture emportait en avant.

– Un ! compta Trigaud, chez lequel l'imminence du péril développait une loquacité qui n'était pas dans ses habitudes.

Pendant la minute qu'avait duré cet épisode, les autres cavaliers s'étaient sensiblement rapprochés ; quelques longueurs de cheval seulement les séparaient des deux Vendéens, qui, au milieu des trépignements de leur galop, pouvaient distinguer le sec craquement des mousquetons et des pistolets que l'on armait à leur intention.

Mais deux secondes avaient suffi à Courte-Joie pour juger des ressources que pouvait lui offrir l'endroit où il se trouvait.

Ils étaient arrivés à l'extrémité de la lande de Bouaimé, à quelques pas d'un carrefour du centre duquel divergeaient différents chemins. Comme tous les carrefours vendéens ou bretons, celui-là avait sa croix ; cette croix de pierre, à moitié brisée dans sa largeur, pouvait offrir un abri qui devait bientôt devenir insuffisant. à droite étaient les premières haies des champs ; mais il ne fallait pas même songer à les gagner ; car, pénétrant leur intention, trois ou quatre cavaliers avaient obliqué de ce côté. En face d'eux et s'allongeant à leur gauche, était la Maine, qui formait un coude en cet endroit ; seulement, il ne fallait point que Courte-Joie songeât à mettre la rivière entre les soldats et lui ; car la rive opposée était formée de rochers qui se dressaient à pic au-dessus des eaux, et, en suivant le courant pour chercher un point sur lequel ils pussent aborder, les deux chouans eussent certainement été criblés de balles.

C'est donc pour la croix que Courte-Joie s'était décidé ; ce fut de ce côté que, sur son ordre, Trigaud se dirigea.

Au moment où ce dernier tournait autour de l'obélisque de pierre, pour le mettre entre les soldats et lui, une balle vint s'aplatir sur une des faces de la croix, et, en ricochant, atteignit Courte-Joie à la joue ; ce qui n'empêcha nullement le cul-de-jatte de riposter à son tour.

Mais, par malheur, le sang qui s'échappait de la blessure d'Aubin vint tomber sur les mains de Trigaud. Il vit ce sang, et poussant un rugissement de fureur, comme s'il n'eût été sensible qu'à ce qui atteignait son compagnon, il s'élança en avant sur les soldats comme fait un sanglier sur les chasseurs.

Au même instant, Courte-Joie et Trigaud étaient entourés, dix sabres étaient levés sur leurs têtes, dix canons de pistolet menaçaient leurs corps, et un gendarme étendait la main pour saisir Courte-Joie.

Mais la massue de Trigaud s'abattit, rencontra en s'abattant la jambe du gendarme, qu'elle broya.

Le malheureux poussa un cri terrible et tomba de son cheval qui s'enfuit à travers la lande.

Au même moment, dix explosions éclatèrent à la fois.

Trigaud avait une balle dans la poitrine, et le bras gauche de Courte-Joie pendait à son côté, brisé à deux endroits.

Le mendiant semblait insensible à la douleur ; il fit, avec son tronc d'arbre, un moulinet qui brisa deux ou trois sabres et écarta les autres.

– à la croix ! à la croix ! lui cria Courte-Joie. Nous serons bien là pour mourir.

– Oui, répondit sourdement Trigaud, qui, en entendant son ami parler de mourir, abattit convulsivement sa massue sur la tête d'un chasseur, qu'il renversa assommé.

Puis exécutant l'ordre qu'il venait de recevoir, il marcha à reculons vers la croix, pour couvrir, autant que possible, son ami de son corps.

– Mille tonnerres ! s'écria un brigadier, c'est perdre trop de temps, de monde et de poudre pour ces deux mendiants.

Et, enlevant son cheval de la bride et de l'éperon, il fit faire à l'animal un bond prodigieux qui le porta sur les Vendéens.

La tête du cheval frappa Trigaud en pleine poitrine, et la violence du choc fut telle, que le géant tomba sur ses genoux.

Le cavalier profita de cette chute pour envoyer à Courte-Joie un coup de revers qui lui entama le crâne.

– Jette-moi au pied de la croix, et sauve-toi si tu peux, dit Courte-Joie d'une voix défaillante ; car, pour moi, tout est fini.

Puis il commença la prière :

– Recevez mon âme, ô mon Dieu !...

Mais le colosse ne l'écoutait plus ; ivre de sang et de rage, il poussait des cris rauques et inarticulés comme ceux d'un lion aux abois ; ses yeux, ordinairement ternes et atones, jetaient des flammes ; ses lèvres crispées laissaient voir des dents serrées et menaçantes qui eussent pu rendre à un tigre morsure pour morsure. L'élan du cheval avait emporté à quelques pas le cavalier qui avait frappé Courte-Joie. Trigaud ne pouvait l'atteindre ; il fit tourner sa massue autour de son poignet, et, mesurant de l'œil la distance qui le séparait du chasseur, il lui lança le tronc d'arbre, qui partit en sifflant comme s'il sortait d'une catapulte.

Le cavalier fit cabrer son cheval et évita le coup ; mais le cheval le reçut dans la tête.

L'animal battit l'air de ses pieds de devant, et, se renversant en arrière, roula avec son cavalier sur la lande.

Trigaud poussa un cri de joie plus terrible que ne l'eût été un cri de douleur ; la jambe du cavalier était prise sous sa monture ; il se rua sur lui, para avec son bras, qui fut largement entaillé, le coup de sabre que lui porta celui-ci, le saisit par la jambe, l'attira à lui ; puis, le faisant tourner en l'air comme un enfant fait d'une fronde, il lui écrasa la tête contre une des branches de la croix.

La pierre byzantine oscilla sur sa base, et resta penchée et couverte de sang.

Un cri d'horreur et de vengeance s'éleva de la troupe ; mais, comme cet échantillon de la force prodigieuse de Trigaud avait dégoûté les chasseurs de s'approcher de lui, ils se mirent à recharger leurs armes.

Pendant ce temps, Courte-Joie rendait le dernier soupir, en disant à haute voix :

– Amen !

Alors, Trigaud, sentant son maître bien-aimé mort, comme si les préparatifs que faisaient les chasseurs ne le regardaient pas, Trigaud s'assit sur la base de la croix, détacha le corps de Courte-Joie et le prit sur ses genoux comme fait une mère de celui de son enfant expiré, contemplant son visage livide, essuyant avec sa manche le sang qui souillait sa face, tandis qu'un torrent de larmes, les premières que cet être indifférent à toutes les misères de la vie eût jamais versées, coulant larges et pressées le long de ses joues, se mêlaient à ce sang et l'aidaient dans la tâche pieuse qui l'absorbait.

Une explosion formidable, deux nouvelles blessures, le son sourd et mat produit par trois ou quatre balles qui trouèrent le cadavre que Trigaud tenait entre ses bras et serrait contre son cœur, vinrent l'arracher à sa douleur et à son immobilité.

Il se redressa de toute sa hauteur, et, à ce mouvement, qui leur fit croire qu'il allait s'élancer sur eux, les chasseurs rassemblèrent les rênes de leurs chevaux et un frisson courut dans les rangs.

Mais le mendiant ne les regarda même pas ; il ne pensait plus à eux ; il ne cherchait qu'un moyen de ne pas être séparé de son ami après la mort, et il paraissait chercher un endroit qui lui donnât l'assurance de la réunion pendant l'éternité.

Il se dirigea du côté de la Maine.

Malgré ses blessures, malgré le sang qui coulait le long de son corps par cinq ou six trous de balles et qui laissait derrière lui un véritable ruisseau, Trigaud marchait droit et ferme. Il arriva au bord de la rivière sans qu'un seul soldat eût eu l'idée de l'en empêcher, s'arrêta à un endroit où la berge dominait une eau noire dont la tranquillité dénonçait la profondeur, embrassa étroitement le cadavre du pauvre cul-de-jatte ; puis, le tenant toujours serré contre sa poitrine, réunissant tout ce qui lui restait de forces, il s'élança en avant sans prononcer une seule parole.

L'eau rejaillit avec fracas sous la masse énorme qu'elle engloutissait, bouillonna longtemps à l'endroit où Trigaud et son compagnon avaient disparu, et s'effaça enfin en larges cercles qui allèrent mourir contre la rive.

Les cavaliers étaient accourus ; ils pensaient que le mendiant s'était jeté à l'eau pour gagner l'autre bord, et, le pistolet au poing, le mousqueton sur l'épaule, ils se tenaient prêts à faire feu sur lui au moment où il remonterait à la surface pour respirer.

Mais Trigaud ne reparut pas ; son âme était allée retrouver l'âme du seul être qu'il eût aimé ici-bas, et leurs corps reposaient doucement sur un lit de roseaux au fond du gouffre de la Maine !

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