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Chapitre LXXIII
Où les amours de Michel semblent commencer à prendre une meilleure tournure

Michel, sous son apparente immobilité, était dans un état d'angoisse extrême ; il allait revoir Mary, et, à cette idée, sa poitrine se serrait, son cœur se gonflait, son sang circulait par soubresauts dans ses veines ; il se sentait trembler d'émotion. Il ne savait pas trop quelle serait la conséquence de tout cela ; mais la fermeté que, contre son habitude, il avait déployée en face de sa mère et de Bertha, lui avait si bien réussi des deux côtés, qu'il était résolu à être non moins ferme vis-à-vis de Mary. Il comprenait très bien qu'il était arrivé au paroxysme extrême de la situation, et qu'un bonheur éternel ou un malheur irréparable allait surgir de sa décision.

Il y avait une heure à peu près qu'il était là, suivant des yeux, avec anxiété, toutes les formes humaines qui semblaient venir du côté de la petite auberge, guettant tous leurs mouvements, pour savoir si elles ne se dirigeaient pas vers la porte, désolé lorsqu'il voyait son espérance sans cesse renaissante, s'évanouir une fois de plus, trouvant les minutes des éternités, et se demandant si son cœur ne se briserait pas quand il se trouverait réellement en face de Mary.

Tout à coup, il aperçut une ombre qui venait du côté de la rue du Château, marchant rapidement sur la pointe du pied, rasant les maisons, et, dans sa marche, n'éveillant aucun bruit ; aux vêtements, il reconnaissait une femme ; mais cette femme, ce n'était, sans doute, ni Petit-Pierre ni Mary : il n'y avait point de probabilité que l'un ou l'autre vînt seul.

Cependant il semblait au baron que celle qui s'approchait de plus en plus levait les yeux pour reconnaître la maison ; puis il la vit qui s'arrêtait devant l'auberge ; puis il entendit trois petits coups frappés sur la porte.

Michel ne fit qu'un bond de son poste d'observation à l'escalier ; il descendit rapidement, ouvrit la porte, et, dans cette femme couverte d'une mante, il reconnut Mary.

Leurs deux noms furent tout ce que les deux jeunes gens purent prononcer en se retrouvant en face l'un de l'autre ; puis Michel saisit la jeune fille par le bras, la guida à travers l'obscurité et l'entraîna dans la chambre du premier étage.

Mais, à peine entré dans cette chambre :

– ô Mary, Mary, s'écria-t-il en tombant à genoux, c'est donc vous ! Il me semble encore que je rêve ! Tant de fois j'avais songé à ce bienheureux instant, tant de fois mon imagination avait, par avance, savouré ces douces joies, qu'aujourd'hui encore j'ai peine à me figurer que je ne sois pas le jouet d'un songe ! Mary, mon ange, ma vie, mon amour, oh ! laissez-moi vous presser contre mon cœur !

– ô Michel, mon ami, dit la jeune fille ; soupirant de ne pouvoir dompter le sentiment qui s'emparait d'elle, moi aussi, je suis bien heureuse de vous revoir. Mais, dites-moi, pauvre cher enfant, vous avez été blessé.

– Oui, oui ; mais ce n'était pas ma blessure qui me faisait souffrir ; c'était l'éloignement où j'étais de tout ce que j'aime au monde... Oh ! Mary, croyez-moi : la mort est bien sourde et bien rebelle puisqu'elle n'est pas venue à ma prière.

– Michel, pouvez-vous parler ainsi, mon ami ? oublier tout ce que la pauvre Bertha a fait pour vous ? Car nous l'avons su, et je l'ai tant admirée, ma pauvre sœur, je l'ai tant aimée pour son dévouement, dont chaque minute vous donnait la preuve !

Mais, à ce nom de Bertha, Michel, décidé à ne plus se laisser imposer la volonté de Mary, s'était relevé brusquement et marchait dans la chambre d'un pas qui décelait son émotion.

Mary vit ce qui se passait dans le cœur du jeune homme ; elle fit un suprême effort.

– Michel, dit-elle, je vous en conjure, je vous le demande au nom de toutes les larmes que j'ai versées à votre souvenir, ne me parlez plus que comme à votre sœur ! n'oubliez plus que bientôt vous allez être mon frère.

– Votre frère ! moi, Mary ? dit le jeune homme en secouant la tête. Oh ! quant à cela, ma décision est prise et bien prise : jamais, je vous le jure !

– Michel, Michel, oubliez-vous que vous m'avez fait un autre serment ?

– Ce serment, je ne l'ai pas fait ! non : vous me l'avez arraché, arraché cruellement ; vous avez abusé de l'amour que j'avais pour vous, pour exiger que je renonçasse à vous ! Mais ce serment, tout en moi s'est soulevé contre lui, pas une fibre de mon corps ne veut qu'il soit tenu. Et me voilà, Mary, me voilà vous disant : Je suis séparé de vous depuis deux mois, et, depuis deux mois, je n'ai pensé qu'à vous ! j'ai failli mourir enseveli sous les ruines enflammées de la Pénissière, et je n'ai pensé qu'à vous ! j'ai failli être tué... cette balle qui m'a traversé l'épaule, et qui, un peu plus bas et un peu plus à droite, m'eût traversé le cœur... et je n'ai pensé qu'à vous ! j'ai failli expirer de faim, de faiblesse, de fatigue, et je n'ai pensé qu'à vous ! C'est Bertha qui est ma sœur, Mary. Vous, vous êtes ma bien-aimée, ma fiancée chérie ; vous, Mary, vous serez ma femme.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, que me dites-vous là, Michel ? est-ce que vous devenez insensé ?

– Je l'ai été un instant, Mary : c'est quand j'ai cru que je pourrais vous obéir ; mais l'absence, la douleur, le désespoir ont fait de moi un autre homme. Ne comptez plus sur le pauvre roseau qui pliait à votre souffle : quoi que vous fassiez, vous serez à moi, Mary ! parce que je vous aime, parce que vous m'aimez, parce que je ne veux pas plus longtemps mentir à Dieu et à mon cœur.

– Vous oubliez, Michel, répondit Mary, que mes résolutions à moi, ne varient pas comme les vôtres. Moi, j'ai juré ; je tiendrai le serment.

– Soit ; mais, alors, j'ai quitté Bertha pour toujours ; Bertha ne me reverra plus.

– Mon ami...

– Voyons, sérieusement, Mary, pour qui croyez-vous que je suis ici ?

– Vous êtes ici, mon ami, pour sauver la princesse, à laquelle nous nous sommes tous dévoués, corps et âme.

– Je suis ici, Mary, pour vous revoir. Ne me sachez pas plus gré de mon dévouement qu'il ne le mérite. Je suis dévoué à vous, Mary, et à nulle autre. Cette idée de sauver Petit-Pierre, qui me l'a inspirée ? Mon amour ! Y aurais-je songé, si je n'eusse pas dû vous revoir en le sauvant ? Ne faites de moi ni un héros, ni un demi-dieu ; je suis un homme, un homme qui vous aime ardemment, et qui, pour vous, risquera sa tête. Mais, vous à part, que me font, je vous le demande, toutes ces querelles de dynastie à dynastie ? Qu'ai-je affaire aux Bourbons de la branche aînée ou aux Bourbons de la branche cadette, moi que l'histoire ne réclame dans aucune de ses pages, moi qui ne me rattache au passé par aucun souvenir ? Mon opinion, c'est vous ; ma croyance, c'est vous. Vous auriez été pour Louis-Philippe, j'eusse été pour Louis-Philippe ; vous êtes pour Henri V, je suis pour Henri V. Demandez-moi mon sang, je vous dirai : « Le voilà ! » mais ne me demandez pas de me prêter plus longtemps à une situation impossible.

– Mais que comptez-vous faire, alors ?

– Dire à Bertha la vérité.

– La vérité ? Oh ! vous n'oserez pas !

– Mary, je vous proteste...

– Non, non.

– Oh ! que si fait ! chaque jour, voyez-vous, Mary, je secoue davantage les langes où l'on a emmailloté mon adolescence. Il y a, croyez-le, une grande distance de moi à cet enfant que vous avez rencontré un jour, dans un chemin creux, blessé et pleurant de crainte au nom et au souvenir de sa mère... C'est à mon amour que j'ai dû ma force. J'ai soutenu, sans baisser les yeux, un regard qui, autrefois, me faisait plier la tête et me brisait les deux genoux ; j'ai tout dit à ma mère, et ma mère m'a dit : « Je vois bien que tu es un homme ; fais à ta volonté ! » Or, ma volonté, la voici : c'est de me consacrer tout à vous ; mais aussi je veux que vous soyez à moi. Voyez donc dans quelle folle lutte vous nous avez engagés : moi, l'époux de Bertha ! supposons-le un instant ; mais il n'y aurait pas de supplice égal à celui de la pauvre créature, si ce n'est le mien. On a bercé mon enfance du récit de ces mariages républicains où Carrier, l'homme de sanglante mémoire, liait ensemble un corps vivant à un cadavre et jetait le tout à la Loire. Eh bien, Mary, voilà ce que serait notre union à nous ; et vous, vous vous regarderiez agoniser, Mary, seriez-vous plus heureuse que nous ? Dites ! Non ; j'y suis résolu : ou je ne reverrai jamais Bertha, ou, la première fois que je la reverrai, je lui expliquerai comment ma folle timidité a abusé Petit-Pierre, comment le courage m'a manqué pour lui dire la vérité, tandis qu'il en était temps encore... Enfin... enfin, je ne lui dirai point que je ne l'aime pas, mais je lui dirai que je vous aime.

– Mon Dieu ! s'écria Mary, mais savez-vous que, si vous faites cela, Michel, elle en mourra ?

– Non ; Bertha n'en mourra point, dit derrière eux la voix de Petit-Pierre, qui était monté sans qu'ils l'entendissent.

Les deux jeunes gens se retournèrent en poussant un cri.

– Bertha, continua Petit-Pierre, est une noble et courageuse fille qui comprendra le langage que vous lui tiendrez là, monsieur de la Logerie, et qui saura, à son tour, immoler son bonheur au bonheur de ceux qu'elle aime. Mais vous n'aurez pas cette peine ; c'est moi qui ai fait la faute, ou plutôt qui ai commis l'erreur, c'est moi qui la réparerai, en priant, toutefois, M. Michel, ajouta Petit-Pierre avec un sourire, d'être, une autre fois, plus explicite dans ses confidences.

Au premier bruit qu'avait fait Petit-Pierre et qui leur avait arraché un cri, les deux jeunes gens s'étaient vivement éloignés l'un de l'autre.

Mais celui-ci les prit par le bras, les rapprocha et réunit leurs deux mains.

– Aimez-vous sans remords, leur dit-il ; vous avez été tous deux plus généreux qu'on n'a le droit de l'attendre de notre pauvre race humaine ; aimez-vous sans mesure, car bienheureux sont ceux qui peuvent borner là leur ambition.

Mary baissait les yeux ; mais, tout en baissant les yeux, elle répondait à l'étreinte de la main de Michel.

Le jeune homme mit un genou en terre devant le petit paysan.

– Il me faut, dit-il, tout le bonheur que vous m'ordonnez d'espérer pour que je ne sois point aux regrets de ne pas m'être fait tuer pour vous.

– Que parlez-vous de vous faire tuer ? que parlez-vous de mourir ? Hélas ! je le vois bien, rien n'est plus inutile que de se faire tuer, rien n'est plus inutile que de mourir ! Voyez mon pauvre Bonneville ! à quoi son dévouement m'a-t-il servi ? Non, monsieur de la Logerie, il faut vivre pour ceux que vous aimez, et vous m'avez donné le droit de me ranger parmi ceux-là : vivez donc pour Mary, et, de son côté – laissez-moi en répondre pour elle – Mary vivra pour vous.

– Ah ! Madame, s'écria Michel, si tous les Français avaient pu vous voir comme je vous ai vue, s'ils vous connaissaient comme je vous connais...

– Oui, j'aurais des chances de prendre, un jour ou l'autre, ma revanche, surtout s'ils étaient amoureux. Mais parlons d'autre chose, s'il vous plaît, et, avant de songer à une nouvelle attaque, pensons à la retraite. Voyez donc si nos amis arrivent, car je vous dois encore un reproche : mademoiselle Mary avait si complètement absorbé votre attention, ma brave sentinelle, que j'aurais pu attendre jusqu'au jour dans la rue le signal convenu. Heureusement, le bruit de votre voix arrivait jusqu'à moi ; heureusement encore, vous aviez pris la précaution de laisser la porte de la rue ouverte, de sorte que l'on entrait ici comme dans une auberge, c'est le cas de le dire.

Comme Petit-Pierre adressait en riant ce reproche à Michel, les deux autres personnes qui devaient l'accompagner dans sa fuite étaient arrivées ; mais, après une courte délibération, elles comprirent que c'était compromettre le salut de celui-ci que de se mettre en marche en si grand nombre, et elles renoncèrent à le suivre.

Petit-Pierre, Michel et Mary partirent donc seuls.

Le quai était désert ; le pont Rousseau paraissait complètement solitaire. Michel éclaira le chemin.

On traversa le pont sans accident.

Michel s'engagea sur la berge : Mary et Petit-Pierre l'y suivirent, se tenant à côté l'un de l'autre.

La nuit était splendide, si splendide, qu'ils n'osèrent marcher ainsi à découvert.

Michel proposa de suivre le chemin du Pèlerin, qui est tracé parallèlement à la rivière et qui est moins nu que la berge ; sa proposition fut acceptée, et, en conservant le même ordre de marche, on s'engagea dans ce chemin.

Grâce au clair de lune, on apercevait, de temps en temps, la rivière comme une large et brillante nappe d'argent, que tachaient de loin en loin les îles couvertes d'arbres qui se dessinaient à la fois, les îles sur le fleuve, les arbres sur le ciel.

Cette clarté de la nuit, si elle avait ses inconvénients, avait, en revanche, quelques avantages. Michel, qui servait de guide, était plus certain de ne pas dévier du chemin, et de plus loin, en même temps, il pouvait apercevoir le navire.

Lorsqu'on eut dépassé, ou plutôt tourné le bourg du Pèlerin, le jeune baron cacha Petit-Pierre et Mary dans une anfractuosité de la berge, s'approcha de la rive et fit entendre le coup de sifflet qui devait servir de signal à Joseph Picaut.

Joseph Picaut ne répondant point par le cri d'alarme, Michel, qui, jusque-là, n'avait pas été sans inquiétude, commença de se tranquilliser : il ne douta plus, en ne recevant pas de réponse, que le chouan ne se rendît près de lui.

Il attendit cinq minutes ; rien ne bougea.

Il envoya un second coup de sifflet, mais plus aigu, plus retentissant que le premier.

Rien ne répondit, personne ne vint.

Il pensa qu'il s'était trompé peut-être sur le lieu du rendez-vous et se mit à courir le long de la rive.

Au bout de deux cents pas, il avait dépassé l'île de Couéron, et il avait laissé ce dernier village derrière lui.

Il n'y avait plus d'île derrière laquelle pût s'abriter le bâtiment, et cependant on ne le voyait pas.

C'était donc bien à l'endroit où il s'était arrêté d'abord, entre les deux villages de Couéron et du Pèlerin, qu'il devait attendre ; c'était bien derrière l'île vers laquelle il était forcé de rétrograder qu'il devait trouver le bâtiment ; seulement, à moins d'accident, il ne s'expliquait pas l'absence de Joseph Picaut.

Alors il lui vint une idée.

Il eut peur que l'énormité de la somme promise à qui livrerait la personne qui se cachait sous le nom de Petit-Pierre n'eût tenté le chouan, dont la physionomie ne l'avait pas prévenu favorablement. Il communiqua ses appréhensions à Petit-Pierre et à Mary, qui étaient venus le rejoindre.

Mais Petit-Pierre secoua la tête.

– Ce n'est pas possible, dit-il ; si cet homme nous eût trahis, nous serions déjà arrêtés ; d'ailleurs, cela n'expliquerait pas l'absence du navire.

– Vous avez raison ; le capitaine devait envoyer une barque, et je ne la vois pas.

– Peut-être n'est-il pas l'heure.

En ce moment, l'horloge du bourg du Pèlerin tinta deux coups, comme si elle eût été chargée de répondre à l'objection.

– Tenez, dit Michel, voilà deux heures qui sonnent.

– Y avait-il une heure arrêtée avec le capitaine ?

– Ma mère n'avait pu agir que sur des probabilités et lui avait indiqué cinq heures.

– Il n'a donc pas pu s'impatienter puisque nous arrivons trois heures plus tôt qu'il ne nous attend.

– Que faire ? demanda Michel. Ma responsabilité est si grande que je n'ose agir de moi-même.

– Il faut prendre une barque, répondit Petit-Pierre, et nous mettre à la recherche du bâtiment. Du moment où le capitaine sait que nous connaissons son ancrage, peut-être s'en est-il rapporté à nous pour le trouver.

Michel fit cent pas du côté du Pèlerin, et aperçut devant lui une barque amarrée sur la grève. Il n'y avait pas longtemps qu'on s'en était servi, car les avirons couchés au fond du bateau étaient encore humides.

Il revint annoncer cette nouvelle à ses compagnons, et les invita à rentrer dans leur cachette tandis qu'il traverserait la rivière.

– Savez-vous au moins diriger un bateau ? demanda Petit-Pierre.

– Je vous avoue, répondit Michel en rougissant de son ignorance, que je ne suis pas de première force.

– Alors, dit Petit-Pierre, nous irons avec vous, je vous servirai de pilote ; bien des fois, et par amusement, j'ai rempli cet office dans la baie de Naples.

– Et moi, dit Mary, je l'aiderai à ramer ; bien souvent ma sœur et moi avons traversé le lac de Grand-Lieu.

Tous trois s'embarquèrent ; lorsqu'ils furent au milieu de la Loire, Petit-Pierre, qui, de l'arrière, plongeait dans la direction du cours du fleuve, s'écria en se penchant en avant :

– Le voilà ! le voilà !

– Qui ? quoi ? demandèrent ensemble Mary et Michel.

– Le navire ! le navire ! là, là, voyez !

Et Petit-Pierre indiquait le bas de la rivière dans la direction de Paimbœuf.

– Non, dit Michel, ce ne peut pas être lui.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu'au lieu de venir à nous, il s'éloigne.

En ce moment, ils abordaient à l'extrémité de l'île. Michel sauta à terre, aida ses deux compagnons à descendre, et, sans perdre une seconde, courut à l'autre bout.

– C'est bien notre bâtiment ! cria-t-il, en revenant à Petit-Pierre et à Mary. Au bateau ! au bateau ! et force de rames !

Tous trois s'élancèrent de nouveau dans la barque ; Mary et Michel s'emparèrent des avirons, et, tandis que Petit-Pierre reprenait le gouvernail, ils ramèrent de toutes leurs forces.

Aidée par le courant, la petite barque avançait rapidement ; il y avait chance de rejoindre la goélette si celle-ci conservait la même marche.

Mais, tout à coup, un carré noir vint cacher à leurs yeux les découpures que faisaient sur le ciel les cordages et le mât : c'était la grande voile que l'on hissait.

Bientôt un autre morceau de toile se dessina au-dessus de celle-ci : c'était le hunier.

Puis ce fut le tour de la brigantine.

Le Jeune-Charles, profitant du vent qui venait de se lever, mettait toutes voiles dehors.

Michel avait repris la rame des mains trop faibles de Mary ; il se courbait sur les avirons comme un forçat dans une galère ; il était au désespoir ; car, en une seconde, il avait calculé toutes les conséquences qu'allait avoir le départ de la goélette.

Il voulait appeler, crier, héler : mais Petit-Pierre, au nom de la prudence, lui ordonna de n'en rien faire.

– Bah ! dit celui-ci, dont la gaieté survivait à toutes les vicissitudes de la fortune, la Providence ne veut pas décidément que je quitte cette bonne terre de France.

– Ah ! s'écria Michel, pourvu que ce soit la Providence.

– Que voulez-vous dire ? demanda Petit-Pierre.

– Que je crains qu'il n'y ait là-dessous quelque affreuse machination !

– Allons donc, mon pauvre ami, il n'y a que du hasard. On s'est trompé de date ou d'heure, voilà tout ; d'ailleurs, qui vous dit que nous eussions échappé aux croiseurs qui surveillent l'embouchure de la Loire ? Tout est pour le mieux, peut-être.

Mais Michel ne se rendait pas aux raisons que lui donnait Petit-Pierre ; il continuait de se lamenter, il voulait se jeter à la Loire, pour gagner à la nage la goélette, qui doucement s'enfonçait et commençait à disparaître dans les brouillards de l'horizon, et ce fut avec beaucoup de peine que Petit-Pierre parvint à lui rendre un peu de calme.

Peut-être n'y fût-il point parvenu s'il n'eût employé l'intermédiaire de Mary.

Enfin, Michel, découragé, laissa tomber les avirons.

En ce moment, trois heures sonnèrent à Couéron ; dans une heure, le jour allait commencer à paraître.

Il n'y avait pas de temps à perdre : Michel et Mary reprirent les rames. On regagna la rive et on laissa la barque à la même hauteur à peu près où on l'avait prise.

Dès lors, il fallut se décider à rentrer à Nantes. Cette décision prise, il était important d'y rentrer avant le jour.

Chemin faisant, Michel se frappa le front.

– Oh ! dit-il, j'ai fait une sottise, j'en ai bien peur !

– Laquelle ? demanda la duchesse.

– De ne pas rentrer à Nantes par l'autre rive.

– Bah ! tous les chemins sont bons quand on les suit avec prudence ; puis qu'aurions-nous fait de la barque ?

– Nous l'aurions laissée sur l'autre bord.

– Et les pauvres pêcheurs à qui elle appartient eussent perdu une journée à la chercher ! Allons donc ! mieux vaut que nous ayons un peu plus de peine que de coûter un morceau de pain à des braves gens qui n'en ont peut-être pas trop.

On arriva au pont Rousseau. Petit-Pierre insista pour que Michel le laissât rentrer seul dans la ville en la compagnie de Mary ; mais Michel ne voulut jamais y consentir : peut-être était-il trop heureux de se retrouver près de Mary – laquelle, rassurée par ce que lui avait dit Petit-Pierre, soupirait bien encore de temps en temps mais, tout en soupirant, répondait aux paroles de tendresse que son amant lui adressait – peut-être, disons-nous, était-il trop heureux de se retrouver près d'elle pour se décider à la quitter si vite.

Tout ce que l'on put obtenir de lui, c'est qu'au lieu de marcher en tête ou sur la même ligne, il marchât derrière, et à quelque distance.

On venait de traverser la place du Bouffai, lorsque Michel, au moment où il tournait l'angle de la rue Saint-Sauveur, crut entendre un pas derrière lui. Il se retourna vivement, et, à la lueur défaillante du réverbère, il aperçut, à une centaine de pas, un homme qui, en se voyant remarqué, se jeta précipitamment dans l'enfoncement d'une porte.

Le premier mouvement de Michel fut de s'élancer à la poursuite de cet homme ; mais il réfléchit que, pendant ce temps, Petit-Pierre et Mary s'éloigneraient et qu'il ne saurait plus où les trouver.

Il courut, au contraire, en avant et les rejoignit.

– On nous suit, dit-il à Petit-Pierre.

– Eh bien, laissons-nous suivre, répondit celui-ci avec sa sérénité habituelle ; nous avons de quoi dépister ceux qui sont à nos trousses.

Petit-Pierre entraîna Michel dans une rue transversale, et, au bout de cent pas, ils se trouvèrent à l'extrémité de la ruelle que Michel avait déjà suivie et qu'il reconnut à la porte que lui avait indiquée le mendiant en y suspendant la branche de houx.

Petit-Pierre leva le marteau et frappa trois coups séparés par des intervalles inégaux.

à ce signal, la porte s'ouvrit comme par enchantement. Petit-Pierre poussa Mary dans la cour, et y entra lui-même.

– C'est bien, dit Michel ; maintenant, je vais voir si cet homme nous épie encore.

– Non pas, non pas ! vous êtes condamné à mort, dit Petit-Pierre ; si vous l'oubliez, je ne l'oublie pas, moi, et, comme nous courons même danger, s'il vous plaît, prenons même précaution. Entrez donc, entrez vite !

Pendant ce temps, le même homme qui, la veille au soir, avait reçu Michel en lisant son journal, parut sur le perron, vêtu de la même robe de chambre que la veille et encore à moitié endormi.

Il leva les bras au ciel en reconnaissant Petit-Pierre.

– C'est bien, c'est bien, dit celui-ci ; ne perdons pas de temps en lamentations. Tout est manqué ; on nous suit. Ouvrez, mon cher Pascal.

Celui-ci indiqua la porte entrebâillée derrière lui.

– Non, pas la porte de la maison, dit Petit-Pierre ; celle du jardin... Dans dix minutes, selon toute probabilité, la maison sera cernée. à la cachette ! à la cachette !

– Suivez-moi donc, alors.

– Nous vous suivons, désespéré de vous avoir dérangé de si bonne heure, mon pauvre Pascal, d'autant plus désolé que ma visite va, sans doute, nécessiter votre déménagement, si vous tenez à ne point être pris.

La porte du jardin fut ouverte.

Avant de la franchir, Michel étendit la main pour prendre celle de Mary.

Petit-Pierre vit le geste et poussa celle-ci dans les bras du jeune homme.

– Voyons, embrassez-le, dit-il, ou, tout au moins, permettez qu'il vous embrasse. Devant moi, c'est permis : je vous sers de mère, et je trouve que le pauvre innocent l'a bien gagné. Là ! maintenant, vous, tirez de votre côté, tandis que nous allons tirer du nôtre. Le soin de mes affaires, soyez tranquille, ne m'empêchera point de m'occuper des vôtres.

– Mais ne pourrai-je la revoir ? demanda timidement Michel.

– C'est dangereux, je le sais bien, répondit Petit-Pierre ; mais bah ! on dit qu'il y a un dieu qui protège les amoureux et les ivrognes : je compte sur ce dieu. Rue du Château, n° 3, une visite vous est permise, une visite tout au plus ; car je vais faire en sorte de vous rendre votre amie.

En achevant ces mots, Petit-Pierre tendit à Michel une main que celui-ci baisa respectueusement ; puis Petit-Pierre gagna avec Mary la haute ville, tandis que Michel redescendait du côté du pont Rousseau.

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