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Chapitre LXXXIII
Oeil pour oeil, dent pour dent

Pour suivre M. Hyacinthe dans sa fuite presque miraculeuse, nous avons abandonné notre vieille connaissance Courtin, étendu sur le sol, pieds et poings liés, au milieu d'une obscurité profonde, entre les deux bandits blessés.

Le bruit de la respiration haletante de maître Jacques, les plaintes de Joseph lui causaient autant d'épouvante que lui en avaient donné leurs menaces ; il tremblait que l'un d'eux ne vînt à se souvenir que lui aussi était là, et ne pensât à exercer sur lui une suprême vengeance en le tuant ; il retenait son souffle de crainte qu'il ne le rappelât à leur pensée.

Cependant, un autre sentiment était plus fort chez lui que celui-là même de conservation de sa vie : il voulait jusqu'au dernier moment, soustraire à ceux qui pouvaient être ses bourreaux la ceinture précieuse, qu'il continuait à presser contre son cœur, et il osa, pour la leur cacher, ce qu'il n'eût point osé peut-être pour sauver sa vie : la laissant doucement couler contre sa poitrine, étouffant, par une pression habile et avec un instinct magnétique, comme si ses nerfs eussent communiqué avec cet or, le bruit métallique qu'il pouvait rendre, il la fit glisser sur le sol, et, par un mouvement insensible, rampant dans sa direction, il arriva à se coucher dessus et à la couvrir de son corps.

Comme il achevait d'accomplir cette difficile manœuvre, il entendit la porte de la tour qui criait en roulant sur ses gonds rouillés ; il tourna les yeux du côté d'où venait le bruit, et il aperçut une sorte de fantôme vêtu de noir qui s'avançait pâle, tenant une torche d'une main et traînant, de l'autre, par sa baïonnette, un lourd fusil dont la crosse résonnait sur les dalles.

à travers les ombres de la mort, qui s'étendaient déjà devant ses yeux, Joseph Picaut vit l'apparition ; car il s'écria d'une voix entrecoupée par l'angoisse :

– La veuve ! la veuve !

La veuve Picaut – c'était elle, en effet – s'avança lentement, et, sans jeter un regard sur le maire de la Logerie, ni sur maître Jacques, qui comprimant de sa main gauche la blessure qui lui trouait verticalement la poitrine, essayait de se soulever sur la droite, elle s'arrêta devant son beau-frère, et le considéra avec une expression qui conservait un reste de menace.

– Un prêtre ! un prêtre ! s'écria le moribond épouvanté par cette espèce de fantôme sombre qui éveillait un sentiment jusque-là inconnu en lui, le remords.

– Un prêtre ! et à quoi te servira un prêtre, misérable ? rendra-t-il la vie à ton frère, que tu as assassiné ?

– Non, non, s'écria Picaut, non, je n'ai pas assassiné Pascal, j'en jure sur l'éternité, où je suis près de descendre.

– Tu ne l'as pas assassiné ; mais tu as laissé faire les assassins, si toutefois tu ne les as pas poussés au crime. Non content de cela, tu as tiré sur moi, et, sans la main d'un brave homme qui a fait dévier le coup, dans une seule soirée tu étais deux fois fratricide. Mais, sache-le bien, ce n'est point du mal que tu as voulu me faire que je me suis vengée : c'est la main de Dieu qui t'a frappé par la mienne, Caïn !

– Eh quoi ! s'écrièrent à la fois Joseph Picaut et maître Jacques, ce coup de feu... ?

– Ce coup de feu, c'est moi qui savais te surprendre une fois de plus dans le crime, c'est moi qui l'ai tiré ! oui, Joseph, oui, toi si brave, toi si fier de ta force, humilie-toi devant l'arrêt de la Providence : tu meurs frappé de la main d'une femme.

– Oh ! que m'importe, à moi, d'où le coup vient ! du moment que j'en meurs, il vient de Dieu. Je t'en conjure donc, femme, laisse à mon repentir le temps d'être efficace ; fais que je puisse me réconcilier avec le Ciel, que j'ai offensé, amène-moi un prêtre, je t'en conjure !

– Ton frère a-t-il eu un prêtre, lui, à sa dernière heure ? lui as-tu donné, à lui, le temps d'élever son âme à Dieu lorsqu'il est tombé sous les coups de tes complices au gué de la Boulogne ? Non, œil pour œil, dent pour dent ! meurs de mort violente ; meurs sans secours spirituel ni temporel, comme est mort ton frère ! et que tous les brigands, ajouta-t-elle en se tournant vers maître Jacques, que tous les brigands qui, au nom d'un drapeau quel qu'il soit, portent la ruine dans leur patrie et le deuil dans leurs familles, descendent avec toi au plus profond de l'enfer !

– Femme ! s'écria maître Jacques parvenant à se soulever, quel que soit son crime, quoi qu'il vous ait fait, il n'est pas beau de lui parler ainsi. Pardonnez-lui bien plutôt, afin que l'on vous pardonne à vous-même.

– à moi ? dit la veuve ; et qui donc peut élever la voix contre moi ?

– Celui que, sans le vouloir, vous avez mis dans la tombe ; celui qui a reçu la balle que vous destiniez à votre beau-frère ; celui qui vous parle enfin ! moi, moi que vous avez frappé et qui ne vous en veux pas, au reste ; car, au train dont vont les choses, ce que les hommes de cœur ont de mieux à faire, c'est d'aller voir si le torchon tricolore, qui, à ce qu'il paraît, est à l'ordre du jour ici-bas, l'est aussi là-haut.

La veuve Picaut poussa un cri d'étonnement et presque d'épouvante à ce que venait de lui dire maître Jacques.

Comme on le devine, à la suite du projet surpris entre les deux complices, elle avait guetté l'arrivée de Courtin, et, l'ayant vu entrer dans la cour, elle avait, par la galerie extérieure, gagné la plate-forme, et, de là, à travers l'ouverture du plancher, elle avait fait feu sur son beau-frère.

Nous avons vu comment, dans le mouvement qu'avait fait maître Jacques pour protéger Courtin, c'était le premier qui avait reçu le coup.

Cette déviation de sa haine avait d'abord, comme nous l'avons dit, un peu étourdi la veuve.

Mais, aussitôt, pensant à quels bandits elle avait affaire :

– Eh bien, quand cela serait vrai, dit-elle, quand j'aurais frappé l'un pour l'autre, ne vous ai-je pas frappé au moment où vous alliez commettre un nouveau crime ? n'ai-je pas sauvé la vie à un innocent ?

à ce dernier mot, un sombre sourire crispa la lèvre pâle de maître Jacques ; il se retourna du côté de Courtin et sa main chercha à sa ceinture la crosse de son second pistolet.

– Ah ! oui, c'est juste, dit-il avec un rire sinistre, il y a là un innocent, je n'y pensais plus, moi... Eh bien, cet innocent, puisque vous me faites penser à lui, je vais lui délivrer son brevet de martyr ; je ne veux pas mourir sans avoir achevé mon œuvre.

– Vous ne souillerez pas de sang votre dernière heure comme vous en avez souillé toute votre vie, maître Jacques ! s'écria la veuve en se plaçant entre Courtin et le chouan ; je saurai bien vous en empêcher, moi.

Et elle dirigea vers maître Jacques la baïonnette de son fusil.

– Bien, fit maître Jacques comme s'il se résignait ; tout à l'heure, si Dieu m'en donne le temps et la force, je vous ferai connaître les deux drôles que vous appelez des innocents ; pour le moment, je laisse la vie à celui-ci ; mais, en échange, et pour mériter l'absolution que je vous ai donnée tout à l'heure, voyons, pardonnez à votre pauvre beau-frère... Ne l'entendez-vous pas qui râle ? dans dix minutes, peut-être sera-t-il trop tard.

– Non, non, jamais ! reprit sourdement la veuve.

Cependant, non seulement la voix, mais le râle même de Joseph Picaut allait s'affaiblissant, et il continuait d'user le peu de force qui lui restait dans les prières qu'il adressait à sa sœur.

– C'est Dieu et non moi qu'il faut implorer, dit celle-ci.

– Non, répondit le moribond secouant la tête, non, je n'ose point m'adresser à Dieu tant que je resterai chargé de votre malédiction.

– Alors, adresse-toi à ton frère et prie-le de te pardonner.

– Mon frère... murmura Joseph en fermant les yeux comme s'il entrevoyait le spectre terrible, mon frère ! je vais le voir, je vais me trouver face à face avec lui.

Et il essayait de repousser, de la main, le fantôme sanglant qui semblait l'attirer à lui.

Puis, d'une voix à peine intelligible, et qui n'était plus qu'un souffle :

– Frère... frère... murmurait-il, pourquoi détournes-tu la tête quand je te prie ? Au nom de notre mère, Pascal, laisse-moi embrasser tes genoux ! souviens-toi des larmes que nous avons versées ensemble pendant une enfance que les premiers bleus nous avaient faite si rude. Pardonne-moi d'avoir suivi la voie terrible dans laquelle notre père nous avait poussés tous les deux. Hélas ! hélas ! je ne savais pas alors que nous nous y rencontrerions un jour en ennemis ! Mon Dieu, mon Dieu, tu ne me réponds point, Pascal ! tu continues de détourner la tête... Oh ! mon pauvre enfant, mon pauvre petit Louis que je ne reverrai plus ! continua le chouan, prie ton oncle, prie-le pour moi ! Il t'aimait comme son enfant ; demande-lui, au nom de ton père mourant, de laisser arriver un pécheur repentant jusqu'au trône de Dieu... Ah ! frère, frère, murmura-t-il avec une expression de joie qui touchait à l'extase, tu te laisses attendrir... tu pardonnes... tu tends la main à l'enfant... Mon Dieu, mon Dieu, vous pouvez prendre mon âme maintenant : mon frère m'a pardonné ! Et il retomba sur la terre, de laquelle, par un suprême effort, il s'était soulevé pour tendre les bras à la vision.

Pendant ce temps, et peu à peu, la haine et la vengeance qu'avait respirées la physionomie de la veuve s'étaient calmées ; lorsque Joseph avait parlé du petit garçon que le pauvre Pascal aimait comme son enfant, une larme s'était fait jour entre les paupières de Marianne ; enfin, lorsque, à la lueur de sa torche, elle vit la figure du moribond s'éclairer, non pas d'une lumière terrestre, mais d'une certaine auréole divine, elle tomba elle-même à genoux, et pressant la main du blessé :

– Je te crois, je te crois, Joseph, dit-elle. Dieu dessille les yeux du mourant et entrouvre pour eux les profondeurs de son ciel. Comme Pascal t'a pardonné, je te pardonne ; comme il a oublié, j'oublie, oui, j'oublie tout, pour ne me rappeler qu'une chose, c'est que tu étais son frère. Frère de Pascal, meurs en paix !

– Merci, merci, balbutia Joseph, dont la voix devenait de plus en plus sifflante et dont les lèvres commençaient à se teindre d'une mousse rougeâtre ! merci ! Mais la femme ? mais les petits ?

– Ta femme est ma sœur et tes enfants sont mes enfants, dit solennellement la veuve. Meurs en paix, Joseph !

La main du chouan se porta à son front comme s'il eût essayé de faire le signe de la croix ; ses lèvres murmurèrent encore quelques paroles qui n'étaient point faites, sans doute, pour les oreilles humaines, car personne ne les comprit.

Puis il ouvrit démesurément les yeux, étendit les bras et poussa un profond soupir.

C'était le dernier.

– Amen ! dit maître Jacques.

La veuve s'agenouilla et demeura en prière près de ce corps pendant quelques instants, tout étonnée que ses yeux eussent tant de larmes pour celui qui l'avait tant fait pleurer.

Il se fit un long silence.

Sans doute, ce long silence pesait à maître Jacques ; car tout à coup, il s'écria :

– Sacredié ! on ne se douterait guère qu'il y a encore un chrétien de vivant ici ! Je dis un, car je n'appelle pas les Judas des chrétiens.

La veuve tressaillit : près du mort, elle avait oublié le moribond.

– Je vais retourner à la maison et vous envoyer du secours, dit-elle.

– Du secours ? Peste ! gardez-vous-en bien : on ne me guérirait que pour la guillotine, et merci, la Picaut, j'aime mieux la mort du soldat ; je la tiens, je ne la lâche point.

– Et qui vous dit donc que je vous livrerais ?

– N'êtes-vous pas pataude et femme de pataud ? Fichtre ! la prise de maître Jacques, cela vaut bien la peine d'être griffonné dans vos états de services, la veuve !

– Mon mari était patriote ; j'ai hérité de ses sentiments, c'est vrai ; mais j'ai, avant toute chose, horreur des traîtres et de la trahison. Pour tout l'or du monde, je ne livrerais personne, pas même vous.

– Vous avez horreur de la trahison ? Entends-tu là-bas ? Eh bien voilà mon affaire.

– Voyons, Jacques, laissez-moi appeler, fit la veuve.

– Non, répondit le maître des lapins ; j'ai mon compte, je le sens et je le sais : j'en ai tant fait, de ces trous-là, que je m'y connais ! dans deux heures, dans trois au plus, je me serai égaillé dans la grande lande, dans la dernière, dans la bonne, dans la belle, dans la lande du bon Dieu ! Mais écoutez-moi.

– Parlez.

– Cet homme que vous voyez, continua-t-il en poussant Courtin du pied comme il eût fait d'un animal immonde, cet homme, pour quelques pièces d'or, a vendu une tête qui, pour tous devait être sainte et sacrée ; non seulement parce qu'elle est de celles qui sont destinées à porter les couronnes, mais encore parce que son cœur est noble, bon et généreux.

– Cette tête, répliqua la veuve, elle s'est abritée sous mon toit.

Car, au portrait que venait de tracer maître Jacques, Marianne avait reconnu Petit-Pierre.

– Oui, une première lois, vous l'avez sauvée, je sais cela, la Picaut, et c'est ce qui vous fait grande à mes yeux ; c'est ce qui m'a donné l'idée de vous adresser ma prière.

– Voyons, que faut-il faire ?

– Approchez et tendez l'oreille ; vous seule devez entendre ce que je vais dire.

La veuve passa du côté opposé à Courtin et se pencha vers le blessé.

– Il faut, dit-il à voix basse, il faut avertir l'homme qui est chez vous.

– Qui donc ? demanda la veuve avec stupeur.

– Celui que vous cachez dans votre étable, celui que, chaque nuit, vous allez soigner et consoler.

– Mais qui donc vous a appris...

– Bon ! est-ce que vous croyez que l'on cache quelque chose à maître Jacques ? Tout ce que je dis est vrai, la Picaut, et c'est ce qui fait que maître Jacques le chouan, maître Jacques le chauffeur, vous dit que, malgré la façon dont vous traitez vos parents, il serait fier d'en être.

– Mais le gars est convalescent ; à peine s'il a la force de se tenir debout, et encore en s'appuyant contre les murailles.

– La force, soyez tranquille, il la trouvera ; car c'est un homme, lui, un homme comme il n'y en aura plus après nous, dit le Vendéen avec un orgueil sauvage, et s'il ne peut marcher lui-même, il trouvera bien le moyen de faire marcher les autres, allez ! Dites-lui seulement qu'il avertisse à Nantes, et sur-le-champ, sans perdre une minute, une seconde ! qu'il avertisse qui il sait... L'autre est en marche tandis que nous bavardons.

– Cela sera fait, maître Jacques.

– Ah ! si votre gredin de Joseph avait parlé plus tôt, reprit maître Jacques en redressant son buste pour arrêter le sang qui se portait avec violence à sa poitrine ; il savait, je suis sûr, ce qui se tramait entre ces deux gueux-là ; mais il les tenait, il croyait vivre... l'homme propose et Dieu dispose... C'est le magot qui l'a tenté. à propos, la veuve, vous devez le trouver quelque part, ce magot.

– Qu'en faudra-t-il faire ?

– Deux parts : vous donnerez l'une aux orphelins que la guerre a faits chez les blancs comme chez les bleus ; c'est ma part, celle-là, celle qui devait me revenir après le coup ; l'autre part, c'est celle de Joseph : vous la donnerez à ses enfants.

Courtin poussa un soupir d'angoisse ; car ces mots avaient été prononcés d'une voix assez haute pour qu'il les entendît.

– Non, dit la veuve, non, c'est de l'or de Judas : il porterait malheur ! Merci, je ne veux pas de cet or pour les pauvres enfants, si innocents qu'ils soient.

– Vous avez raison : donnez tout aux pauvres : les mains qui reçoivent l'aumône lavent tout, même le crime.

– Et lui ? fit la veuve en désignant Courtin du doigt, mais sans le regarder.

– Lui, il est bien lié, bien ficelé, bien garrotté, n'est-ce pas ?

– Il en a l'air du moins.

– Eh bien, celui qui est là-bas décidera de son sort.

– Soit.

– à propos, tenez, la Picaut, en allant l'avertir, faites-lui cadeau de cette carotte de tabac dont je n'ai plus besoin, moi ; m'est avis que ça le flattera crânement. Allons, continua le maître des lapins, ne voilà-t-il pas que cela va me faire regretter de mourir... Ah ! je donnerais mes vingt-cinq mille francs de prise pour assister à l'entrevue de notre homme avec celui-ci ; ça sera drôle... Mais, bah ! un million ou deux sous, c'est la même chose quand on s'adresse à la camuse.

– Vous ne resterez pas ici, dit Marianne, nous avons dans le donjon une chambre où je vais vous transporter. Là, au moins, vous pourrez recevoir un prêtre.

– Comme vous voudrez, la veuve ; mais auparavant, faites-moi l'amitié de vous assurer si mon drôle est convenablement amarré. ça chagrinerait mes derniers moments, voyez-vous, la seule idée qu'il puisse se donner de l'air avant le branle-bas qu'il va y avoir tout à l'heure ici.

La veuve inclina la tête vers Courtin.

Les cordes serraient si étroitement les bras du maire de la Logerie, qu'elles entraient dans les chairs, qui boursouflaient à l'entour, rougies et violacées.

La figure du métayer, surtout, trahissant les angoisses qu'il éprouvait, était plus pâle que celle de maître Jacques.

– Non, il ne peut bouger, répliqua Marianne ; voyez plutôt. D'ailleurs, je donnerai un tour de clef à la porte.

– Oui, et puis, au fait, ce ne sera pas long ; vous allez y aller tout de suite, n'est-ce pas la mère ?

– Soyez tranquille.

– Merci !... Oh ! le merci que je vous dis n'approche pas du merci que vous dira tout à l'heure celui qui est là-bas, allez !

– Bien ; mais laissez-moi vous transporter dans le donjon, où vous pourrez recevoir tous les secours que réclame votre état. Confesseur et médecin seront muets, soyez tranquille.

– Soit... Ce sera drôle, au fait, de voir maître Jacques mourir dans un lit, lui qui, toute sa vie, a couché sur la mousse ou sur la bruyère.

La veuve prit le Vendéen entre ses bras et, l'enlevant de terre, elle le transporta dans la petite chambre dont nous avons parlé et le déposa sur le grabat qui s'y trouvait.

Maître Jacques, malgré les souffrances qu'il devait endurer, malgré la gravité de sa position, restait, en face de la mort, sardonique et rieur comme il l'avait été pendant toute sa vie ; le caractère de cet homme, qui ne ressemblait en rien à celui de ses compatriotes, ne se démentait pas un seul instant.

Cependant, au milieu de ses sarcasmes, qu'il adressait aussi bien à ce qu'il avait défendu qu'à ce qu'il avait combattu, il ne cessa de prier la veuve Picaut d'aller au plus vite remplir auprès de Jean Oullier la mission dont il l'avait chargée.

Ainsi activée par lui, la veuve Picaut ne prit que le temps de pousser les verrous du vieux fruitier, où elle laissait Courtin prisonnier ; elle traversa le jardin, rentra dans l'auberge, et trouva sa vieille mère tout alarmée du bruit des coups de feu qui était parvenu jusqu'à elle ; l'absence de sa fille avait redoublé les alarmes de la brave femme, et elle commençait à craindre, lorsque Marianne rentra, qu'elle n'eût été victime de quelque guet-apens de son beau-frère.

La veuve, sans lui dire un mot de ce qui s'était passé, la pria de ne laisser pénétrer personne jusqu'aux ruines, et, jetant sa mante sur ses épaules, elle se disposa à sortir.

Au moment où elle posait la main sur le loquet, on frappa doucement à la porte.

Marianne se retourna vers sa mère.

– Mère, dit-elle, si quelque étranger demande à passer la nuit dans l'auberge, dites que nous n'avons plus de place. Personne ne doit pénétrer ici cette nuit : la main de Dieu est sur la maison.

On frappa pour la seconde fois.

– Qui va là ? demanda la veuve en ouvrant la porte, mais en barrant le passage avec son corps.

Bertha parut sur le seuil.

– Vous m'avez fait savoir ce matin, madame, dit la jeune fille, que vous aviez une communication importante à me faire.

– Ah ! vous avez raison, répondit la veuve ; je l'avais oublié.

– Juste Dieu ! dit Bertha remarquant que le fichu de Marianne était marbré de larges taches de sang, serait-il arrivé quelque chose à l'un des miens ? Mary ! mon père ! Michel !

Et, malgré la force d'âme de la jeune fille, cette dernière pensée ébranla si fortement son cœur, qu'elle dut s'appuyer à la muraille pour ne pas tomber.

– Rassurez-vous, répondit la Picaut, ce n'est point un malheur que je voulais vous annoncer ; au contraire, c'est un de vos anciens amis que vous croyiez perdu, que vous avez pleuré, qui vit et qui doit vous voir.

– Jean Oullier, s'écria Bertha devinant à l'instant même de qui il était question ; Jean Oullier ! c'est de lui, n'est-ce pas, que vous voulez parler ? Il vit ? Oh ! que le ciel soit béni ! mon père va-t-il être heureux ! conduisez-moi près de lui, madame, tout de suite, à l'instant, je vous en conjure !

– C'était mon intention aussi, ce matin ; mais, depuis ce matin, bien des événements sont arrivés, et vous avez un devoir plus pressant que celui-là.

– Un devoir ! demanda Bertha étonnée ; et lequel ?

– Celui de vous rendre à Nantes sur-le-champ ; car je doute que, épuisé comme il l'est, le pauvre Jean Oullier puisse faire ce qu'en attendait maître Jacques.

– Et qu'irai-je faire à Nantes ?

– Dire à celui ou à celle que vous appelez Petit-Pierre que le secret de sa demeure a été vendu et acheté ; qu'elle ait à la quitter au plus vite. Tout asile est plus sûr que celui qu'elle occupe maintenant. La trahison est sur elle ; et Dieu veuille que vous arriviez à temps !

– Trahie ! s'écria Bertha, trahie ! et par qui ?

– Par celui qui, une fois déjà, avait envoyé chez moi les soldats pour la prendre, par Courtin, le métayer de la Logerie.

– Courtin ! vous l'avez vu ?

– Oui, répondit laconiquement Marianne.

– Oh ! s'écria Bertha en joignant les mains, ne pourrai-je le voir ?

– Jeune fille, jeune fille, dit la veuve évitant de répondre à la question, c'est moi, que les partisans de cette femme ont faite veuve, qui vous dis de vous hâter ! et c'est vous, qui vous vantez d'être une de ses fidèles, qui hésitez à partir !

– Non, non ; vous avez raison, dit Bertha, je n'hésite pas, je pars ! Et, en effet, la jeune fille fit un mouvement pour sortir.

– Vous ne pouvez aller à Nantes à pied, vous n'arriveriez pas à tenir ; Mais, dans l'écurie de cette maison, il y a deux chevaux ; prenez celui que vous voudrez, et faites-vous-le seller par le garçon d'écurie.

– Oh ! dit Bertha, soyez tranquille, je le sellerai bien moi-même. Mais que pourra donc faire pour vous, pauvre veuve, celle que, pour la seconde fois, vous avez sauvée ?

– Dites-lui qu'elle se souvienne de ce que je lui ai dit dans ma chaumière, près de ce lit où deux hommes tués pour elle, gisaient étendus ; dites-lui que c'est un crime d'apporter la discorde et la guerre dans un pays où ses ennemis eux-mêmes la défendent contre la trahison. Allez, allez, mademoiselle, et Dieu vous conduise !

Et, à ces mots, la veuve s'élança hors de la maison, et se rendit d'abord chez le curé de Saint-Philbert, qu'elle pria de passer au donjon ; puis, aussi rapidement que la chose était possible, elle se dirigea à travers champ, vers sa métairie.

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