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Chapitre CXI
Le secret de Luisa

Restée seule, Luisa retomba sur sa chaise et demeura immobile, perdue dans un abîme de réflexions.

Et d'abord quel pouvait être cet ennemi caché et anonyme si bien au courant de tout ce qui se passait dans la maison, et qui, dans une dénonciation adressée au comité royaliste, avait mentionné les moindres détails de la vie privée de Luisa ?

Quatre personnes seulement connaissaient les détails mentionnés dans la dénonciation. Le docteur Cirillo, Michel le Fou, la sorcière Nanno et Giovannina. Le docteur Cirillo ! le soupçon ne pouvait pas même s'arrêter sur lui ; Michel le Fou eût donné sar vie pour sa sœur de lait.

Restaient la sorcière Nanno et Giovannina.

La sorcière Nanno pouvait dénoncer Salvato et Luisa à une époque où cette dénonciation eût été payée ce qu'elle valait : elle ne l'avait point fait. On ne pouvait donc attribuer à la cupidité la dénonciation qu'avait reçue Backer, elle ne pouvait être l'effet de la haine.

Giovannina : les soupçons s'arrêtèrent et, quoique bien vaguement, se fixèrent sur elle.

Quelle cause Giovannina pouvait-elle avoir de haïr sa maîtresse ?

évidemment, aucune ne se présentait à l'esprit de Luisa ; cependant, déjà depuis longtemps la jeune femme remarquait dans l'humeur de sa camériste des altérations qui, tant qu'elle n'avait point eu à s'en rendre compte, lui avaient paru de simples bizarreries de caractère, mais qui maintenant lui revenaient en mémoire et lui inspiraient des doutes sans lui donner une explication. Elle avait surpris chez sa femme de chambre des coups d'œil furtifs, des sourires mauvais, des paroles amères, et cela surtout depuis la nuit où, devant s'embarquer, au lieu de s'embarquer elle était revenue à la maison, et avait, d'une façon inattendue, reparu aux yeux de la jeune fille. Ces signes de mécontentement étaient devenus plus fréquents encore depuis l'arrivée des Français à Naples, et surtout depuis qu'elle et Salvato s'étaient revus.

Dans son dédain trop grand de l'humble position de Giovannina, il ne lui vint pas même à l'idée qu'elle pût aimer Salvato et être jalouse, et que les mêmes passions qui s'agitaient dans le cœur de la grande dame pussent s'agiter dans le cœur de la paysanne.

Seulement, ces soupçons de haine de la part de Giovannina persistèrent sans que la cause de cette haine lui fût connue.

Elle prit la carte fleurdelisée, la mit dans sa poitrine, et, s'éclairant elle-même, elle sortit du cabinet du chevalier, en referma la porte et passa dans sa chambre à coucher.

Dans sa chambre à coucher, elle trouva Giovannina, qui lui préparait sa toilette de nuit.

Prévenue qu'elle était contre la jeune fille, elle surprit le coup d'œil dont celle-ci l'accueillit à son entrée dans sa chambre. Ce coup d'œil malfaisant fut suivi d'un sourire gracieux ; mais le sourire ne fut point tellement rapide, que la première impression ne demeurât dans son esprit.

Ne pouvant se douter de ce qui s'était passé, et n'ayant aucune idée des soupçons qui germaient dans le cœur de sa maîtresse, Nina voulut entamer une conversation avec elle. Cette conversation, quelques détours qu'elle eût pris, si Luisa lui eût permis de continuer, eût certainement abouti à la visite qu'elle venait de recevoir ; mais Luisa y coupa court en lui disant sèchement qu'elle n'avait pas besoin de ses services.

Nina tressaillit, – elle n'était point habituée à être congédiée si durement, – et, avec son mauvais sourire, elle regagna sa chambre.

La visite du jeune banquier lui donnait fort à penser. Après lui avoir défendu sa porte, non-seulement Luisa avait consenti à le recevoir à deux heures du matin, mais encore elle l'avait reçu loin de tous les regards, les portes fermées, et dans l'appartement du chevalier.

Luisa, il est vrai, avait accueilli le jeune homme avec une physionomie sévère ; mais, à son départ, elle était rentrée dans sa chambre le visage préoccupé seulement, attendri même. On voyait que ses yeux avaient, sinon pleuré, du moins senti l'humidité des larmes.

Qui avait pu ramener cette fière Luisa à des sentiments plus doux ?

L'amour du beau jeune homme avait-il trouvé grâce dans son cœur, et y avait-il place dans ce cœur pour un amour nouveau à côté de l'amour ancien ?

C'était impossible à croire ; cependant, ce qui venait de se passer était bien extraordinaire.

Luisa, nous l'avons dit, avait remarqué le mauvais regard de Giovannina ; mais elle avait à réfléchir sur quelque chose de plus grave que le nom du dénonciateur à trouver. Elle avait à réfléchir sur l'emploi qu'elle ferait de ce secret sans compromettre celui qui le lui avait confié, et comment elle sauverait Salvato sans perdre Backer.

Il fallait, avant tout, qu'elle vît le jeune officier ; mais elle ne le voyait jamais que le soir chez la duchesse. Là, leur rencontre était toute naturelle, le salon de la duchesse étant, comme l'avait dit Backer, un véritable club.

Or, c'était bien du temps perdu que d'attendre un soir sur trois jours : c'était un jour de perdu. Il fallait donc l'envoyer chercher, et à Michele seul on pouvait confier un message de cette espèce.

Elle étendit le bras pour sonner Giovannina ; mais, depuis dix minutes à peu près qu'elle l'avait renvoyée, Giovannina était peut-être couchée. Luisa pensa qu'il était plus simple d'aller à la chambre de la jeune fille et de lui porter l'ordre que de la forcer à le venir chercher.

La chambre de Giovannina n'était séparée de celle de sa maîtresse que par le corridor qui conduisait chez la duchesse Fusco.

Cette chambre était fermée par une porte vitrée seulement. La lumière y brillait encore, et, soit que le pas de Luisa fût si léger que Giovannina ne pût l'entendre, soit que l'occupation à laquelle elle se livrait l'absorbât trop profondément pour qu'elle songeât à autre chose, Luisa, en arrivant à la porte, put voir, à travers le rideau de fine mousseline qui en couvrait le vitrage, sa femme de chambre assise à une table et écrivant.

Comme peu importait à Luisa de savoir à qui Giovannina écrivait, elle ouvrit tout simplement et tout naturellement la porte. Mais sans doute il importait à Giovannina que sa maîtresse ne sût point qu'elle écrivait ; car elle poussa un faible cri de surprise et se leva pour se placer entre Luisa et sa lettre.

Quoique étonnée que Nina écrivît à trois heures du matin, au lieu de se coucher et de dormir, Luisa ne lui fit aucune question, et se contenta de lui dire :

– Je voudrais voir Michele ce matin d'aussi bonne heure que possible : faites-le-lui savoir.

Puis, refermant la porte et rentrant chez elle, Luisa laissa sa femme de chambre libre de continuer sa lettre.

Comme on le comprend bien, Luisa dormit peu. Vers sept heures du matin, elle entendit du bruit dans la maison : c'était Giovannina qui se levait et sortait pour accomplir l'ordre de sa maîtresse.

Giovannina fut absente pendant près d'une heure et demie. Il est vrai qu'elle rentra avec Michele. Pour que la commission de sa maîtresse fût bien faite, elle avait voulu sans doute la faire elle-même.

Au premier coup d'œil que le lazzarone jeta sur Luisa, il comprit qu'il venait de se passer quelque chose de grave.

Luisa était tout à la fois pâle et fiévreuse ; ses yeux étaient entourés de ce cercle bleuâtre qui dénonce l'insomnie.

– Qu'as-tu donc, petite sœur ? demanda Michele avec inquiétude.

– Rien, répondit Luisa en essayant de sourire ; seulement, le plus promptement possible j'ai besoin de voir Salvato.

– Ce ne sera pas difficile, petite sœur, et un saut est vite fait d'ici au palais d'Angri.

Et, en effet, Salvato logeait, avec le général Championnet, rue Toledo, à ce même palais d'Angri où, soixante ans plus tard, logea Garibaldi.

– Alors, dit Luisa, va, et reviens vite !

Michele ne fit qu'un saut, comme il avait dit ; mais, avant qu'il fût revenu, un soldat de planton apportait une lettre de Salvato.

Elle était conçue en ces termes :

« Ma bien-aimée Luisa, ce matin, à cinq heures, j'ai reçu l'ordre du général de partir pour Salerne et d'y organiser une colonne que l'on envoie en Basilicate, où, à ce qu'il paraît, nous avons quelques troubles. J'estime que cette organisation, en y mettant toute l'activité possible, me prendra deux jours. Je pense donc être de retour vendredi soir.

» Si j'espérais, à mon retour, trouver la fenêtre de la ruelle ouverte, et si je pouvais passer une heure avec vous dans la chambre heureuse, je bénirais presque mon exil de deux jours qui me vaudrait une pareille faveur.

» J'ai laissé au palais d'Angri des hommes chargés de m'apporter mes lettres. J'en attends plusieurs, mais je n'en espère qu'une.

» Oh ! l'adorable soirée que j'ai passée hier ! oh ! l'ennuyeuse soirée que je vais passer aujourd'hui !

» Au revoir, ma belle madone au Palmier ! J'attends et j'espère.

» Votre SALVATO. »

Luisa fit un geste de désespoir.

Si Salvato n'était de retour que vendredi soir, comment aurait-elle le temps de le soustraire au massacre de la nuit ?

Elle aurait le temps de mourir avec lui à peine !

Le planton attendait une réponse.

Qu'allait répondre Luisa ? Elle n'en savait rien. Sans doute, la conspiration était organisée à Salerne comme à Naples. Le révélateur n'avait-il pas dit qu'elle devait éclater à Naples et dans ses environs ?

Elle crut un instant qu'elle allait devenir folle.

Giovannina, implacable comme la haine, lui répétait que le messager attendait une réponse.

Elle prit une plume et écrivit :

« Je reçois votre lettre, mon frère bien-aimé. En toute autre circonstance, je me serais contentée de vous répondre : « Vous aurez votre fenêtre ouverte, » et je vous attendrai dans la chambre heureuse. » Mais il faut que je vous voie avant deux jours. Je vous enverrai aujourd'hui Michele à Salerne ; il vous portera une lettre de moi, que je vous écrirai aussitôt que j'aurai remis un peu d'ordre dans mes idées.

» Si vous quittez votre hôtel, ou le palais de l'Intendance, ou le logement que vous aurez choisi enfin et où Michele ira vous chercher, dites où vous serez, afin que, partout où vous serez, il vous trouve.

Votre sœur, LUISA. »

Elle ferma, cacheta cette lettre et la remit au planton.

Celui-ci se croisa dans le jardin avec Michele.

Michele venait annoncer à Luisa ce que Luisa savait déjà, c'est-à-dire l'absence de Salvato et l'ordre qu'il avait donné de lui envoyer ses lettres à Salerne.

Luisa le pria de rester à la maison. Elle aurait sans doute, dans la journée, quelques commissions importantes à lui donner ; peut-être l'enverrait-elle à Salerne.

Puis, plus agitée que jamais, elle rentra dans sa chambre et s'y enferma.

Michele, qui avait l'habitude de voir sa sœur de lait si calme, se retourna vers la jeune femme de chambre.

– Qu'a donc ce matin Luisa ? lui demanda-t-il. Est-ce que, depuis que je suis devenu raisonnable, elle deviendrait folle, par hasard ?

– Je ne sais, répondît Giovannina ; mais elle est ainsi depuis la visite que lui a faite, cette nuit, M. André Backer.

Michele vit le mauvais sourire qui passait sur les lèvres de Giovannina. Ce n'était point la première fois qu'il le remarquait, mais, cette fois, ce sourire avait une telle expression de haine, que peut-être allait-il en demander l'explication, lorsque Luisa sortit de sa chambre enveloppée d'une mante de voyage. Son visage, plus ferme, sinon plus calme, donnait à sa physionomie l'impression d'une résolution prise et à laquelle il eût été inutile de s'opposer.

– Michele, dit-elle, tu peux disposer de toute ta journée, n'est-ce pas ?

– De toute ma journée, de toute ma nuit, de toute ma semaine.

– Alors, viens avec moi.

Puis, se retournant vers Giovannina :

– Si je ne reviens pas ce soir, ne soyez pas inquiète, dit-elle ; cependant, attendez-moi toute la nuit.

Et, faisant signe à Michele de la suivre, elle sortit la première.

– Madame, pour la première fois de sa vie, ne m'a pas tutoyée, dit Giovannina à Michele ; tâchez donc de savoir d'elle pourquoi.

– Bon ! répondit le lazzarone, elle t'aura vue sourire.

Et il descendit rapidement le perron pour rejoindre Luisa, qui l'attendait impatiente à la porte du jardin.

à Naples, les moyens de locomotion sont faciles, justement parce qu'il n'y a aucun service officiel arrêté.

S'il s'agit, par exemple, d'aller à Salerne et que le vent soit favorable, on traverse le golfe en barque, on prend une voiture à Castellamare, et l'on est à Salerne en trois heures et demie ou quatre heures.

Si le vent est contraire, on prend une voiture à Naples, à la première place, au premier angle de rue, au premier carrefour ; on contourne le golfe par Resina, Portici, Torre-del-Greco ; on s'enfonce dans la montagne par la Cava, et l'on arrive à Salerne à peu près dans le même espace de temps.

à peine sur le quai, Michele s'informa du but du voyage, et, ayant appris que le but du voyage était Salerne, demanda à sa sœur de lait quel était le mode de locomotion qu'elle préférait.

– Le plus rapide, répondit Luisa.

Michele interrogea des yeux l'horizon ; l'horizon était pur et promettait une journée magnifique. à Naples, le printemps commence en janvier, et, avec le printemps, les beaux jours. Une jolie brise soufflait du large et ridait doucement la surface du golfe, sur lequel on voyait glisser en tout sens une foule de balancelles, de tartanes, de felouques, dont on reconnaissait la destination à leur grandeur, et la nationalité à leur coupe ou à leur voilure. Michele proposa à Luisa la voie de mer, qui fut acceptée sans discussion.

Michele descendit sur la plage de Mergellina et fit prix : moyennant deux piastres, il avait la barque pour vingt-quatre heures.

S'il eût fallu ramer, la barque eût coûté le double ; mais on pouvait aller à la voile, et l'absence de fatigue fut estimée deux piastres.

Luisa, enveloppée dans une mante de voyage qui lui cachait entièrement le visage, descendit dans la barque et s'assit sur le manteau de Michele plié en quatre.

La petite voile triangulaire fut orientée, et la barque partit, gracieuse et blanche comme une mouette qui ouvre ses ailes.

On rasa la pointe du château de l'œuf, sur lequel flottait le drapeau tricolore français, uni au drapeau tricolore napolitain, et l'on coupa diagonalement le golfe, le sillage du bateau formant la corde de l'arc.

Les deux mariniers avaient reconnu Michele. Malgré son brillant uniforme, ou peut-être même à cause de cela, la conversation s'engagea sur les affaires du temps.

Michele était un des auditeurs les plus assidus de Michelangelo Ceccone, ce bon prêtre patriote qui, mandé par Cirillo, avait assisté à ses derniers moments le sbire blessé par Salvato. Il avait traduit l'évangile en patois napolitain, et expliquait aux lazzaroni ce livre, source de toute morale, qui leur était parfaitement inconnu.

L'esprit souple et facile du jeune lazzarone s'était rapidement imprégné de l'esprit démocratique dont le souffle divin anime ce grand livre ; et, prosélyte de la Révolution, il ne manquait jamais une occasion de lui faire des prosélytes.

Aussi, dès que l'on fut en marche et qu'après avoir d'un regard insouciant interrogé l'horizon, les deux mariniers eurent abandonné leur barque à la brise du nord-ouest, Michele leur adressa-t-il la parole.

– Eh bien, leur demanda-t-il en se frottant les mains, vous êtes contents, mes bons amis, j'espère ?

– Contents de quoi ? demanda le plus vieux des deux mariniers, qui ne paraissait point apprécier son bonheur à la mesure de celui de Michele.

– Sans doute, vous pourrez pêcher partout dans le golfe maintenant, du Pausilippe au cap Campanella, sans que le tyran vous en empêche.

– Quel tyran ? demanda toujours le plus vieux.

– Comment, quel tyran ? Mais Ferdinand, je suppose.

– On n'est point un tyran, parce que l'on pêche chez soi, répliqua le plus jeune, qui paraissait partager entièrement les opinions de son aîné, et qu'on empêche les autres d'y pêcher.

– Comment ! tu prétends que la mer est au roi ?

– Certainement que je le prétends.

– Eh bien, moi, je soutiens que la mer est à toi, à moi, à tout le monde.

– Tu as là une drôle d'idée.

– Sans doute. Et la preuve...

– Voyons la preuve.

– écoute bien ceci.

– Nous écoutons.

– La terre est aux riches.

– Tu en conviens.

– Oui ; et la preuve qu'elle est à eux et qu'ils y ont des droits, c'est qu'elle est divisée entre eux par des murs, des fossés, des bornes, des limites quelconques, tandis que fais-moi un peu le plaisir de me montrer les limites, les bornes, les haies, les fossés et les murs de la mer !

Un des deux mariniers voulut faire une observation.

– Attends, dit Michele, je n'ai pas fini. La terre, pour qu'elle produise, il faut la labourer, l'ensemencer ; la mer se laboure toute seule et s'ensemence d'elle-même. Nous avons beau y puiser des moissons de soles, de rougets, de mulets, de lamproies, de murènes, de raies, de homards, de turbots, de langoustes, plus nous en prenons, plus il y en a ; les moissons succèdent aux moissons, sans qu'on ait besoin d'engraisser ou de fumer la mer. C'est ce qui me fait dire : la terre est aux riches, mais la mer est aux pauvres et à Dieu. Or, il faut être un tyran, et un tyran abominable, pour ôter aux pauvres ce que Dieu leur a donné, quand l'évangile dit : « Qui donne aux pauvres prête à Dieu. »

– Hum ! hum ! fit le plus éloquent des deux mariniers, embarrassé un instant.

– Voyons, réponds à cela, dit Michele se croyant déjà vainqueur.

– Eh bien, oui, je réponds.

– Que réponds-tu ?

– Je réponds que le roi a un casino à Mergellina...

– Oui, celui où il vendait son poisson.

– Un palais à Naples, un château à Portici, une villa à la Favorite, tout cela au bord du golfe.

– Eh bien, que prouve cela ?

– Cela prouve que le golfe est à lui, sinon la mer. Est-ce que nous avons des châteaux sur le bord du golfe, nous ?

– Oui, répéta le second marinier, encouragé par la polémique du premier, est-ce que nous avons des châteaux sur le bord du golfe ? Et toi, tout le premier, avec tes beaux habits, en as-tu ? Réponds.

– Alors, dit Michele, pourquoi ne bâtit-il pas un grand mur de la pointe du Pausilippe au cap Campanella, avec des portes pour laisser passer les barques et les vaisseaux ?

– Il est assez riche pour cela, s'il le voulait faire.

– Oui ; mais il n'est point assez puissant ; et rien qu'à la première tempête, Dieu, en soufflant sur ces murs, les ferait tomber comme ceux de Jéricho.

– Mais, alors, pourquoi, puisque toute sorte de prospérités devaient nous arriver, du moment que les Français seraient maîtres de Naples, pourquoi le pain et le macaroni sont-ils toujours au même prix que du temps du tyran ?

– C'est vrai : mais la municipalité a rendu un décret qui fixe, à partir du 15 février prochain, le prix du pain et du macaroni au-dessous de l'ancien cours.

– Pourquoi au 15 février et pas tout de suite ?

– Parce que le tyran a fait vendre à ses amis les Anglais tous les navires chargés de grain qui viennent des Pouilles et de Barbarie ; il faut bien donner le temps à d'autres d'arriver. Que devons-nous faire en les attendant ? Le haïr, le combattre, mourir plutôt que de rentrer sous sa domination. Les Français n'ont-ils pas fait ce qu'ils ont pu faire ? N'ont-ils pas aboli le privilège de la pêche ? Tout le monde ne peut-il pas pêcher aujourd'hui dans les réserves du roi ?

– ça, c'est vrai.

– Et n'y trouvez-vous pas des poissons en abondance ?

– Le fait est que c'est à croire qu'il avait choisi pour lui le plus beau et le meilleur.

– N'ont-ils pas aboli l'impôt du sel ?

– C'est vrai.

– L'impôt de l'huile ?

– C'est vrai.

– L'impôt sur le poisson séché ?

– C'est vrai. Mais pourquoi ont-ils aboli le titre d'excellence ? Qu'est-ce qu'elle leur a fait, cette pauvre excellence ? Elle ne coûtait rien à personne.

– à cause de l'égalité.

– Qu'est-ce que cela, l'égalité ? Est-ce que nous connaissons cela, nous ?

– Et voilà justement le malheur, c'est que vous ne la connaissiez pas. Autrefois, il y avait des princes, des ducs ; aujourd'hui, il n'y a que des citoyens. Tu es citoyen, toi, comme le prince de Maliterno, comme le duc de Rocca-Romana, comme les ministres, comme le maire, comme les conseillers municipaux !

– à quoi cela m'avance-t-il ?

– à quoi cela t'avance ?

– Oui, je te le demande.

– Regarde-moi.

– Je te regarde.

– Suis-je habillé comme toi ?

– Il s'en faut.

– Eh bien, voilà ce que c'est que l'égalité, Giambardella. L'égalité, c'est pouvoir, étant né lazzarone, devenir colonel... Autrefois, les seigneurs étaient colonels dans le ventre de leur mère. Es-tu venu au monde avec un parchemin dans ta poche et des galons sur tes manches, toi ? As-tu vu nos femmes faire de pareils enfants ? Non, c'étaient les nobles qui en faisaient ainsi. Eh bien, moi, je suis colonel, grâce à quoi ? à l'égalité. Avec l'égalité, tu peux devenir lieutenant de marine, ton fils peut devenir capitaine, ton petit-fils amiral.

Giambardella fit un geste de doute.

– Il faudra du temps pour arriver là, dit-il.

– Bon ! répondit Michele, il ne faut pas tout demander à la fois. Le bon Dieu lui-même, qui est tout-puissant, a fait le monde en sept jours. Le gouvernement d'aujourd'hui est, comme on dit, un gouvernement provisoire, ce n'est point encore la république. La constitution qui doit faire notre bonheur se discute : quand elle sera faite, nous pourrons, selon notre bien-être ou nos souffrances, établir une comparaison entre le présent et le passé. Les savants, comme le chevalier San Felice, le docteur Cirillo, M. Salvato, savent pourquoi les saisons changent ; nous autres imbéciles, nous nous apercevons seulement que nous avons chaud et froid. Nous en avons souffert bien d'autres sous le tyran, et, grâce à Dieu, nous y avons survécu : guerres, pestes, famines, sans compter les tremblements de terre. Les savants disent que nous serons heureux sous la république ; ils se réunissent et travaillent à notre bien ; laissons-leur le temps d'accomplir leur ouvrage.

Et il ajouta sentencieusement :

– Celui qui veut récolter vite sème des radis, et, au bout d'un mois, mange des radis ; celui qui veut du pain sème du blé et attend un an. Il en est ainsi de la république : c'est le blé du peuple. Attendons patiemment qu'il pousse, et, quand il sera mûr, nous le moissonnerons.

– Amen ! dit Giambardella fort ébranlé, sinon convaincu, par la démonstration de Michele. Mais, c'est égal, ajouta-t-il avec un soupir, tant qu'il faudra que l'homme travaille pour vivre, il ne sera point parfaitement heureux.

– Dame, fit Michele, il y a du vrai là dedans ; mais, que veux-tu ! il paraît que cela ne peut pas être autrement, et la preuve, c'est que voilà le vent qui tombe et que tu vas être obligé d'amener ta voile et de ramer jusqu'à Castellamare.

En effet, depuis quelques minutes, le vent mollissait et la voile battait contre le mât. Les mariniers l'abaissèrent, prirent leurs avirons et, avec un soupir, commencèrent à ramer.

Heureusement, on était arrivé à la hauteur de Torre-del-Greco, et, après trois quarts d'heure de nage, on aborda à Castellamare.

Les mariniers payés, Michele se mit en quête d'une voiture, et l'on partit pour Salerne, où l'on arriva deux heures après.

La voiture s'arrêta à l'Intendance. Là, Michele s'informa et apprit que Salvato venait de la quitter, il y avait une demi-heure à peine, et on lui dit qu'on le trouverait à l'hôtel de la Ville.

Le cocher reçut l'ordre d'aller à l'hôtel de la Ville.

Salvato était dans son appartement, et avait dit que, si quelqu'un venait de Naples, on l'introduisit à l'instant même près de lui.

Il était évident qu'il avait reçu la réponse de la lettre adressée à Luisa, et qu'il attendait Michele.

Lorsque s'ouvrit sa porte, il se leva vivement pour aller au-devant du messager ; mais, en voyant entrer une femme au lieu d'un homme qu'il attendait, il jeta un cri de surprise, puis, en reconnaissant Luisa au lieu de Michele, un cri de joie.

Son premier mouvement fut de bondir vers la jeune femme, de la serrer contre son cœur et d'appuyer ses lèvres contre ses lèvres.

Ce fut au tour de Luisa de pousser un cri d'étonnement et de bonheur. Elle n'avait jamais été si complétement abandonnée aux bras de son amant, et, sous la flamme de ce baiser, elle avait éprouvé une sensation de volupté telle, que cette sensation ne s'était arrêtée que sur les limites de la douleur.

Michele n'avait point dépassé le seuil de la porte, et, sans avoir été vu, il se retira sur la pointe du pied et se tint dans la chambre qui précédait celle des deux amants.

– Vous ! vous ! s'écria Salvato. Vous êtes venue vous-même !

– Oui, moi-même, mon bien-aimé Salvato ; car ni messager si habile qu'il fût, ni lettre si pressante qu'elle fût, ne pouvaient me remplacer.

– Vous avez raison, ma sœur chérie. Qui pourrait, fût-ce l'ange de l'amour lui-même, remplacer votre présence bénie ? Est-ce que toutes les flammes de la terre réunies pourraient remplacer un rayon de soleil ? Mais enfin, qui me vaut un pareil bonheur ? Vous savez, chère Luisa, que je ne serai bien sûr que vous êtes là que quand je connaîtrai la cause qui vous amène.

– Ce qui m'amène, Salvato, – écoute bien ceci ! – c'est la certitude que tu ne sauras pas me refuser une prière que je te ferai à genoux, une chose à laquelle je te dirai que ma vie est attachée ; c'est que tu m'accorderas ma demande sans t'informer pourquoi cette demande t'est adressée ; c'est que, lorsque je te dirai : « Fais cela ! » tu le feras aveuglément, sans discussion, sans retard, à l'instant même.

– Et tu as eu raison de compter sur mon obéissance, Luisa, si tu ne me demandes rien contre mon devoir ni contre mon honneur.

– Oh ! je me doutais bien que tu allais me faire quelque objection du genre de celle-là. Contre ton devoir ! contre ton honneur ! N'as-tu pas fait ton devoir jusqu'aujourd'hui, au delà du devoir ? Ton honneur, ne l'as tu pas porté assez haut pour qu'il ne puisse recevoir aucune atteinte ? Il ne s'agit point de ton honneur, il ne s'agit point de ton devoir ; il s'agit de savoir si tu m'obéiras aveuglément dans une circonstance où il est question de ma vie.

– Ta vie ! Quel risque peut courir ta vie, je te le demande ?

– Crois-tu en moi, Salvato ?

– Comme je croirais dans l'ange de la vérité.

– Eh bien, alors, fais ce que je vais te dire, sans objection et sans lutte.

– Dis.

– Demande à ton général, aujourd'hui, pour Rome, par exemple, une mission qui te fasse sortir du royaume avant vendredi soir.

Salvato regarda Luisa avec un profond étonnement.

– Que je demande une mission qui m'éloigne du royaume, c'est-à-dire qui me sépare de toi ! répondit Salvato. Quel besoin as-tu donc de me voir loin de toi ?

– écoute, mon Salvato, ne te quitter jamais, t'avoir sans cesse sous les yeux, demeurer éternellement à tes côtés comme j'y suis maintenant, ce serait le vœu de mon cœur, le bonheur de ma vie ; mais, que veux-tu ! il y a des choses mystérieuses et absolues auxquelles il faut obéir. Crois-moi quand je te dis : nous sommes menacés d'un grand malheur, épargne-nous ce malheur en t'éloignant.

– Ce malheur qui nous menace, car il me semble, ma bien-aimée Luisa, que tu parles pour moi et pour toi ?...

– Pour moi et pour toi, Salvato, plus pour moi encore que pour toi.

– Ce malheur qui nous menace, reprit Salvato, vient-il de la Sicile ? Le chevalier San Felice a-t-il des soupçons et rentre-t-il à Naples ?

– Le chevalier n'a pas de soupçons et ne rentre point à Naples. Si le chevalier avait des soupçons et me disait le premier mot de ces soupçons, je me jetterais à ses pieds et je lui dirais : « Pardonne-moi, mon père ! un amour irrésistible, une indomptable fatalité m'a entraînée vers lui. Je l'aime plus que ma vie, puisque je l'aime plus que mon devoir. Ce malheur que, dans ta sagesse infinie, tu avais prévu, au lit de mort de mon père, ce malheur est arrivé. Pardonne-moi, pardonne-nous ! » Et il nous pardonnerait. Non : la menace est plus terrible et ne vient point de là.

– D'où vient-elle donc, alors ? Dis-le ; et, au lieu de fuir devant elle comme un enfant, on y fera face comme un homme et comme un soldat.

– Tu ne peux point y faire face, tu ne peux pas la combattre ; là est le malheur ; tu peux l'éviter, voilà tout, et en faisant aveuglément ce que je te dis.

– Chère Luisa, permets à ma raison de se révolter contre mon amour lui-même. Je ne fuirais pas un danger que je connaîtrais, à plus forte raison un danger inconnu.

– Ah ! voilà justement ce que je craignais. Le démon de l'orgueil est là qui te dit : « Résiste ! » Cependant, si j'avais la prescience d'un tremblement de terre qui dût t'engloutir, d'un orage dont la foudre pût te frapper, est-ce que, quand je te dirais : « Dérobe-toi au tremblement de terre, évite la foudre, » je te conseillerais quelque chose contre ton devoir ou contre ton honneur ?

– Oui, si, placé par mon général à un poste quelconque, j'abandonnais ce poste, dans la crainte d'un danger imaginaire ou réel.

– Eh bien, Salvato, si ma prière prenait une autre forme, si je te disais : « J'ai à faire à Rome un voyage indispensable ; j'ai peur de traverser seule ces implacables bandes de brigands ; demande à ton général la permission d'accompagner une sœur, une amie, » ne la demanderais-tu pas ?

– Attends que ce que j'ai à faire ici soit achevé, et, samedi matin, je te le promets, je demande un congé de huit jours au général.

– Samedi matin ! C'est trop tard ! c'est trop tard !... Ah ! mon Dieu, inspirez-moi ! Que faire, que dire pour le décider ?

– Une chose bien simple, ma Luisa : transmets-moi tes craintes, apprends-moi ce qui te fait désirer mon absence, et fais-moi juge de la question ; tu seras sûre alors de ne pas m'entraîner dans quelque fausse voie où s'égarerait mon honneur.

– Et voilà justement ce qui fait ma situation fausse, voilà pourquoi tu hésites, voilà pourquoi tu doutes. C'est que, moi aussi, j'ai, quoique femme, mon honneur d'honnête homme, si je puis dire cela ; c'est que j'ai reçu une confidence, c'est que j'ai promis, c'est que j'ai juré, c'est que j'ai fait un serment à moi-même de ne pas dire le nom de celui qui me l'a faite ; car sa confiance en moi a été telle, que, tout en mettant sa vie entre mes mains, il ne m'a demandé aucune garantie.

– Et comment ne m'as-tu rien dit de cela hier au soir ?

– Hier au soir, je n'en savais rien.

– Alors, dit Salvato en regardant fixement Luisa, c'est le jeune homme qui t'attendait chez toi et qui n'est sorti de chez toi qu'à trois heures du matin, qui est venu te faire cette confidence que tu ne peux révéler.

Luisa pâlit.

– Qui t'a dit cela, Salvato ? demanda-t-elle.

– C'est donc vrai ?

– Oui, c'est vrai. Mais est-il possible, mon bien-aimé Salvato, qu'après l'avoir quittée, tu aies eu l'idée d'épier ta Luisa ?

– Moi, t'épier, faire le rôle de jaloux autour d'un ange ? Dieu me garde, je ne dirai pas d'une pareille folie, mais d'une pareille lâcheté ! Ma Luisa peut recevoir qui elle voudra, à quelque heure que ce soit, sans que jamais, de ma part du moins, un soupçon ternisse le pur miroir de sa chasteté. Non, je n'ai point cherché à voir ; non, je n'ai point vu. J'ai reçu cette lettre un quart d'heure avant ton arrivée, par un des messagers que j'avais laissés pour m'apporter ma correspondance ; je la lisais quand tu es entrée, et je me demandais quelle âme abjecte pouvait vouloir semer entre toi et moi la plante amère du doute.

– Une lettre ? demanda Luisa ; tu as reçu une lettre ?

– La voici ; tiens, lis.

Et Salvato, en effet, présenta à Luisa une lettre visiblement écrite par un de ces hommes qui prêtent leur plume à l'amour comme à la haine et que vont chercher, pour leurs sombres projets, les dénonciateurs anonymes.

Luisa lut la lettre ; elle était conçue en ces termes :

« M. Salvato Palmieri est prévenu que madame Luisa San Felice a trouvé chez elle, en rentrant de chez la duchesse Fusco, un homme jeune, beau et riche, avec lequel elle est restée enfermée jusqu'à trois heures du matin.

» Cette lettre est d'un ami, désespéré de voir M. Salvato Palmieri si mal placer son cœur. »

Luisa vit, comme à la lueur d'un éclair, Giovannina écrivant dans sa chambre et se levant pour lui cacher ce qu'elle écrivait. Mais l'idée que cette jeune fille qui lui devait tant pouvait la trahir s'écarta rapidement, et d'elle-même, de son esprit.

– Il n'y a pas dans cette lettre un mot qui ne soit vrai, mon ami ; par bonheur, soit que celui ou celle qui l'a écrite ne sache pas le nom de l'homme que j'ai reçu, soit qu'elle n'ait pas voulu le dire, Dieu a permis que ce nom ne s'y trouvât point.

– Et pourquoi, chère Luisa, est-ce une permission de Dieu ?

– Parce que, s'il s'y trouvait, j'étais, aux yeux de ce malheureux qui a risqué sa tête pour moi, une femme sans foi, sans honneur, une dénonciatrice enfin.

– Tu dis vrai, Luisa, répliqua Salvato devenu plus sombre ; car, s'il y était, je me trouvais, d'après ce que je devine maintenant, obligé de tout dire au général.

– Et que devines-tu ?

– Que cet homme, pour un motif quelconque que je ne cherche point à approfondir, est venu te révéler quelque conspiration qui menace ma vie, celle de mes compagnons, la sûreté du nouveau gouvernement, et voilà pourquoi, dans ton irréflexion dévouée, tu voulais m'éloigner, me faire passer la frontière, me mettre hors de l'atteinte des conspirateurs ; voilà pourquoi tu ne voulais pas me révéler le danger que je devais fuir, parce qu'un tel danger, je ne le fuirais pas.

– Eh bien, tu as deviné juste, mon bien-aimé, et je vais tout te dire, excepté le nom de celui qui m'a avertie ; et alors, toi, l'homme d'honneur, l'esprit juste, le cœur loyal, tu me conseilleras.

– Dis, ma bien-aimée Luisa, dis ; je t'écoute. Oh ! si tu savais combien je t'aime ! Parle, parle ! Contre moi, contre ma poitrine, sur mon cœur !

La jeune femme resta un instant la tête renversée, les yeux fermés, la bouche entr'ouverte, aux bras du jeune homme ; puis, comme s'arrachant à un rêve délicieux :

– Oh ! mon ami, dit-elle, pourquoi ne nous est-il point donné de vivre ainsi, loin des troubles politiques, loin des révolutions, loin des conspirateurs ! Quelles délices ce serait, une pareille vie ! Dieu ne le veut pas ; soumettons-nous à Dieu !

Luisa poussa un soupir et passa sa main sur ses yeux ; puis :

– C'est ce que tu as dit, mon ami, continua-t-elle. Oh ! pourquoi cet homme m'a-t-il fait cette confidence ? Ne valait-il pas mieux que nous mourussions ensemble ?

– Explique – toi, ma bien-aimée.

– Une conspiration contre-révolutionnaire doit éclater dans la nuit de jeudi à vendredi : tous les Français, tous les patriotes dont les maisons seront marquées dans la soirée, doivent être massacrés pendant la nuit, à l'exception de ceux qui pourront présenter cette carte et faire ce signe de reconnaissance.

Et Luisa montra à Salvato la carte fleurdelisée et fit le signe indiqué par André Backer.

– Une carte avec une fleur de lis, répéta Salvato, se mordre la première phalange du pouce. (Tels étaient, on s'en souvient, les signes de salut.) Les malheureux ! qu'on veut arracher à l'esclavage et qui veulent être esclaves à tout prix !

– Eh bien, maintenant que je t'ai tout raconté, dit Luisa se laissant glisser aux genoux du jeune homme, que faut-il faire ? Réfléchis et conseille-moi.

– Il est inutile de réfléchir, ma Luisa bien-aimée. Il faut répondre à la loyauté par la loyauté. Cet homme a voulu te sauver.

– Et toi aussi ; car il sait tout, ta blessure, les soins que j'ai pris de toi, ton séjour de six semaines chez la duchesse ; il sait notre mutuel amour, et il m'a dit : « Sauvez-le avec vous. »

– Raison de plus, comme je te le disais, pour répondre à la loyauté par la loyauté. Cet homme a voulu nous sauver : sauvons-le.

– Comment cela ?

– En lui disant : « Votre complot est découvert ; le général Championnet est prévenu ; où vous croyez trouver un massacre facile, vous trouverez une résistance désespérée ; vous allez inutilement faire couler le sang dans les rues de Naples. Renoncez à votre complot, et gagnez l'étranger ; le conseil que vous m'avez donné, suivez-le.

– C'est l'honneur lui-même qui parle par ta voix, mon Salvato ; ce que tu me dis de faire, je le ferai. Mais écoute donc.

– Quoi ?

– Il m'a semblé entendre du bruit dans cette chambre, on a fermé une porte. Nous écoutait-on ? sommes-nous épiés ?

Salvato s'élança : la chambre était vide.

– Nul n'était dans cette chambre que Michele, dit-il ; vois-tu un malheur à ce que Michele nous ait entendus ?

– Non, car il ignore le nom de la personne qui est venue chez moi. Sans cela, mon cher Salvato, ajouta Luisa en riant, tu en as fait un tel patriote, qu'il serait capable d'aller tout courant le dénoncer.

– Et bien, dit Salvato, tout est convenu ainsi, et ta conscience est en repos, n'est-ce pas ?

– Tu m'assures que nous avons agi selon toutes les lois de la loyauté ?

– Je te le jure.

– Tu es bon juge en matière d'honneur, Salvato, et je te crois. à son retour à Naples, je préviendrai le chef des conjurés. Son nom n'est point sorti de ma bouche, même vis-à-vis de toi. Il ne peut donc être compromis en rien ; ou, s'il l'est, ce sera en dehors de ma volonté. Ne pensons plus qu'à nous, au bonheur d'être ensemble. Tout à l'heure, je maudissais les troubles politiques, les révolutions, les conspirateurs... j'étais folle. Sans les troubles politiques, tu n'eusses point été envoyé à Naples par ton général ; sans las révolutions, je ne t'eusse pas connu ; sans les conspirateurs, je ne serais pas à cette heure près de toi. Bénies soient les choses que Dieu fait, elles sont bien faites.

Et la jeune femme, toute joyeuse, toute consolée, toute souriante, se jeta dans les bras de son amant.

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