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Chapitre CL
Les élus de la vengeance

Au milieu du chœur de joie et de tristesse qui s'élevait de cette foule d'exilés, selon qu'ils tenaient plus à la vie ou à la patrie, deux jeunes gens, silencieusement et tristement, se tenaient embrassés dans une des chambres du Château-Neuf.

Ces deux jeunes gens étaient Salvato et Luisa.

Luisa n'avait pris encore aucun parti, et c'était le lendemain, 24 juin, qu'il fallait choisir entre son mari et son amant, entre rester à Naples ou partir pour la France.

Luisa pleurait, mais, de toute la soirée, n'avait point eu la force de prononcer une parole.

Salvato était resté longtemps à genoux et, lui aussi, muet devant elle ; puis enfin il l'avait prise entre ses bras, et la tenait serrée contre son cœur.

Minuit sonna.

Luisa releva ses yeux baignés de larmes et brillants de fièvre, et compta, les unes après les autres, les douze vibrations du marteau sur le timbre ; puis, laissant tomber son bras autour du cou du jeune homme :

– Oh ! non, dit-elle, je ne pourrai jamais !

– Que ne pourras-tu jamais, ma Luisa bien-aimée ?

– Te quitter, mon Salvato. Jamais ! jamais !

– Ah ! fit le jeune homme respirant avec joie.

– Dieu fera de moi ce qu'il voudra, mais ou nous vivrons ou nous mourrons ensemble !

Et elle éclata en sanglots.

– écoute, lui dit Salvato, nous ne sommes point forcés de nous arrêter en France ; où tu voudras aller, j'irai.

– Mais ton grade ? mais ton avenir ?

– Sacrifice pour sacrifice, ma bien-aimée Luisa. Je te le répète, si tu veux fuir au bout du monde les souvenirs que tu laisses ici, j'irai au bout du monde avec toi. Te connaissant comme je te connais, ange de pureté, ce ne sera pas trop de ma présence et de mon amour éternels pour te faire oublier.

– Mais je ne partirai point ainsi, comme une ingrate, comme une fugitive, comme une adultère ; je lui écrirai, je lui dirai tout. Son beau, son grand, son sublime cœur me pardonnera un jour, il me donnera l'absolution de ma faute, et, à partir de ce jour seulement, je me pardonnerai à moi-même.

Salvato détacha son bras du cou de Luisa, s'approcha d'une table, y prépara du papier, une plume et de l'encre ; puis, revenant à elle et l'embrassant au front :

– Je te laisse seule, sainte pécheresse, dit-il. Confesse-toi à Dieu et à lui. Celle sur laquelle Jésus a étendu son manteau n'était pas plus digne de pardon que toi.

– Tu me quittes ! s'écria la jeune femme presque effrayée de rester seule.

– Il faut que ta parole coule dans toute sa pureté, de ton âme chaste à ton cœur dévoué : ma présence en troublerait le limpide cristal. Dans une demi-heure, nous serons de retour et nous ne nous quitterons plus.

Luisa tendit son front à son amant, qui l'embrassa et sortit.

Puis elle se leva, et, à son tour, s'approchant de la table, s'assit devant elle.

Tous ses mouvements avaient la lenteur que prend le corps dans les moments suprêmes ; son œil fixe semblait chercher à reconnaître, à travers la distance et l'obscurité, la place où le coup frapperait, et à quelle profondeur s'enfoncerait le glaive de la douleur.

Un sourire triste passa sur ses lèvres, et elle murmura en secouant la tête :

– Oh ! mon pauvre ami ! comme tu vas souffrir !

Puis, plus bas, et d'une voix presque inintelligible :

– Mais pas plus, ajouta-t-elle, que je n'ai souffert moi-même.

Elle prit la plume, laissa tomber son front sur sa main gauche et écrivit :

« Mon bien-aimé père ! mon ami miséricordieux !

» Pourquoi m'avez-vous quittée quand je voulais vous suivre ! pourquoi n'êtes-vous pas revenu quand je vous ai crié du rivage, à vous qui disparaissiez dans la tempête :

« Ne savez-vous pas que je l'aime ! »

» Il était temps encore : je partais avec vous, j'étais sauvée !

» Vous m'avez abandonnée, je suis perdue !

» Il y a eu fatalité.

» Je ne veux pas m'excuser, je ne veux pas vous répéter les paroles que, la main étendue vers le crucifix, vous avez dites au lit de mort du prince de Caramanico, lorsqu'il insistait et que j'insistais moi-même peur que je devinsse votre épouse. Non : je suis sans excuse ; mais je connais votre cœur. La miséricorde sera toujours plus grande que la faute.

» Compromise politiquement par cette même fatalité qui me poursuit, je quitte Naples, et, partageant le sort des malheureux qui s'exilent, et parmi lesquels, ô mon doux juge ! je suis la plus malheureuse, je pars pour la France.

» Les derniers moments de mon exil sont à vous comme les dernières heures de ma vie seront à vous. En quittant la patrie, c'est à vous que je songe ; en quittant l'existence, c'est à vous que je songerai.

» Expliquez cet inexplicable mystère ; mon cœur a failli, mon âme est restée pure ; la meilleure partie de moi-même, vous l'avez prise et gardée.

» écoutez, mon ami ! écoutez, mon père !

» Je vous fuis encore plus par honte de vous revoir, que par amour pour l'homme que je suis. Pour lui, je donnerais ma vie en ce monde ; mais, pour vous, mon salut dans l'autre. Partout où je serai, vous le saurez. Si, pour un dévouement quelconque, vous aviez besoin de moi, rappelez-moi, et je reviendrai tomber à genoux devant vous.

» Maintenant, laissez-moi vous prier pour une créature innocente, qui non-seulement ne sait pas encore qu'elle devra le jour à une faute, mais qui même ne sait pas encore qu'elle vit. Elle peut se trouver seule sur la terre. Son père est soldat : il peut être tué ; sa mère est désespérée : elle peut mourir. Promettez-moi que, tant que vous vivrez, mon enfant ne sera point orphelin.

» Je n'emporte point avec moi un seul ducat de l'argent déposé chez les Backer. Est-il besoin de vous dire que je suis parfaitement innocente de leur mort, et que j'eusse subi les tortures avant de dire un mot qui les compromit ! Sur cet argent, vous ferez à l'enfant que je vous lègue, en cas de mort, la part que vous voudrez.

» Vous ayant dit tout cela, vous pouvez croire, mon père adoré, que je vous ai tout dit ; il n'en est rien. Mon âme est pleine, ma tête déborde. Depuis que je vous écris, je vous revois, je repasse dans mon cœur les dix-huit ans de bontés que vous avez eues pour moi, je vous tends les bras comme au dieu qu'on adore, que l'on offense, et vers lequel on voudrait s'élancer. Oh ! que n'êtes-vous là, au lieu d'être à deux cents lieues de moi ! je sens que c'est à vous que j'irais, et qu'appuyée à votre cœur, rien ne pourrait m'en arracher.

» Mais ce que Dieu fait est bien fait. Aux yeux de tous, maintenant, je suis non-seulement épouse ingrate, mais encore sujette rebelle, et j'ai à rendre compte, tout à la fois, et de votre bonheur perdu et de votre loyauté compromise. Mon départ vous sauvegarde, ma fuite vous innocente, et vous avez à dire : « Il n'y a pas à s'étonner qu'étant femme adultère, elle soit sujette déloyale. »

» Adieu, mon ami, adieu, mon père ! Quand vous voudrez vous faire une idée de ma souffrance, songez à ce que vous avez souffert vous-même. Vous n'avez que la douleur ; moi, j'ai le remords.

» Adieu, si vous m'oubliez et si je vous suis inutile !

» Mais, si vous avez jamais besoin de moi, au revoir !

» Votre enfant coupable, mais qui ne cessera jamais de croire en votre miséricorde,

« LUISA. »

Comme Luisa achevait ces derniers mots, Salvato rentra. Elle l'entendit, se retourna, lui tendit la lettre ; mais, en voyant le papier tout baigné de larmes et en comprenant ce qu'elle aurait à souffrir tandis qu'il lirait ce papier, il le repoussa.

Elle comprit cette délicatesse de son amant.

– Merci, mon ami, dit-elle.

Elle plia la lettre, la cacheta, mit l'adresse.

– Maintenant, dit-elle, comment faire passer cette lettre au chevalier San Felice ? Vous comprenez bien, n'est-ce pas, qu'il faut qu'il la reçoive, lui et non pas un autre ?

– C'est bien simple, répondit Salvato, le commandant Massa a un sauf-conduit. Je vais le lui demander, et je porterai moi même la lettre au cardinal, avec prière de la faire passer à Palerme, en lui disant de quelle importance il est qu'elle arrive sûrement.

Luisa avait grand besoin de la présence de Salvato. Tant qu'il était là, sa voix écartait les fantômes qui l'assaillaient dès qu'il avait disparu. Mais, comme elle l'avait dit, il était nécessaire que cette lettre parvînt au chevalier.

Salvato monta à cheval : Massa, outre son sauf-conduit, lui donna un homme pour porter devant lui le drapeau blanc ; de sorte qu'il arriva sans accident au camp du cardinal.

Celui-ci n'était pas encore couché. à peine Salvato se fut-il nommé, que le cardinal ordonna de l'introduire auprès de lui.

Le cardinal le connaissait de nom. Il savait quels prodiges de valeur il avait faits pendant le siège. Brave lui-même, il appréciait les hommes braves.

Salvato lui exposa la cause de sa visite, et ajouta qu'il avait voulu venir en personne non seulement pour veiller à la sûreté de la lettre, mais encore pour voir l'homme extraordinaire qui venait d'accomplir l'œuvre de la restauration. Malgré le mal qu'à son avis cette restauration faisait, Salvato ne pouvait s'empêcher de reconnaître que le cardinal avait été tempérant dans la victoire, et que les conditions qu'il avait accordées étaient celles d'un vainqueur généreux.

Tout en recevant les compliments de Salvato, ce qu'il semblait faire avec toutes les apparences de l'orgueil satisfait, le cardinal jeta les yeux sur la lettre que lui recommandait Salvato, et y lut l'adresse du chevalier San Felice.

Il tressaillit malgré lui.

– Cette lettre, demanda le cardinal, serait-elle, par hasard, de la femme du chevalier ?

– D'elle-même, Votre éminence.

Le cardinal se promena un instant soucieux.

Puis, tout à coup, s'arrêtant devant Salvato :

– Cette dame, lui dit-il en le regardant fixement, vous intéresse-t-elle ?

Salvato ne put réprimer une expression d'étonnement.

– Oh ! dit le cardinal, ce n'est point une question de curiosité que je vous fais, et vous le verrez tout à l'heure ; d'ailleurs, je suis prêtre, et un secret qu'on me confie devient dès lors une confession sacrée.

– Oui, Votre éminence, elle m'intéresse, et infiniment !

– Eh bien, alors, monsieur Salvato, comme une preuve de l'admiration que j'ai pour votre courage, laissez-moi vous dire tout bas, bien bas, que la personne à laquelle vous vous intéressez est cruellement compromise, et, si elle était dans la ville, et ne se trouvait point comprise dans la capitulation des forts, il faudrait la conduire immédiatement soit au château de l'œuf, soit au Château-Neuf, et trouver moyen d'y antidater son entrée de cinq ou six jours.

– Mais, dans le cas contraire, Votre éminence, aurait-elle encore à craindre ?

– Non, ma signature la couvrirait, je l'espère. Seulement, dans l'un ou l'autre cas, prenez toutes vos précautions pour qu'elle soit embarquée une des premières. Une personne très-puissante la poursuit et veut sa mort.

Salvato pâlit affreusement.

– La signora San Felice, dit-il d'une voix étouffée, n'a pas quitté le Château-Neuf depuis le commencement du siège. Elle se trouve donc jouir du bénéfice de la capitulation que le général Massa a signée avec Votre éminence. Je ne vous en remercie pas moins, monsieur le cardinal, de l'avis que vous m'avez donné et dont j'ai pris bonne note.

Salvato salua et s'apprêta à se retirer ; mais le cardinal lui posa la main sur le bras.

– Encore un mot, lui dit-il.

– J'écoute, éminence, répliqua le jeune homme.

Quoi qu'en eût dit le cardinal, il était évident qu'il hésitait à parler et qu'un combat se livrait en lui.

Enfin, le premier mouvement l'emporta.

– Vous avez dans vos rangs, dit-il, un homme qui n'est point mon ami, mais que j'estime à cause de son courage et de son génie. Cet homme, je voudrais le sauver.

– Cet homme est condamné ? demanda Salvato.

– Comme la chevalière San Felice, répliqua le cardinal.

Salvato sentit une sueur froide perler à la racine de ses cheveux.

– Et par la même personne ? demanda Salvato.

– Par la même personne, répéta le cardinal.

– Et Votre éminence dit que cette personne est très-puissante ?

– Ai-je dit très-puissante ? Je me suis trompé alors : j'aurais dû dire toute-puissante.

– J'attends que Votre éminence me nomme celui qu'elle honore de son estime et couvre de sa protection.

– François Caracciolo.

– Et que lui dirai-je ?

– Vous lui direz ce que vous voudrez ; mais, à vous, je vous dis que sa vie n'est en sûreté, ou plutôt ne sera en sûreté que lorsqu'il aura les deux pieds hors du royaume.

– Je remercie pour lui Votre éminence, dit Salvato ; il sera fait selon ses désirs.

– On ne confie de pareils secrets qu'à un homme comme vous, monsieur Salvato, et on ne lui recommande pas le silence, tant on est certain qu'il en comprend la valeur.

Salvato s'inclina.

– Votre éminence, demanda-t-il, a-t-elle d'autres recommandations à me faire ?

– Une seule.

– Laquelle ?

– De vous ménager, général. Les plus braves de mes hommes qui vous ont vu combattre vous ont accusé de témérité. Votre lettre sera remise au chevalier San Felice, monsieur Salvato, je vous en jure ma foi.

Salvato comprit que le cardinal lui donnait congé. Il salua, et, toujours précédé de son homme portant un drapeau blanc, reprit tout rêveur le chemin du Château-Neuf.

Mais, avant d'y rentrer, Salvato s'arrêta au môle, descendit dans une barque et se fit conduire dans le port militaire, où Caracciolo s'était réfugié avec sa flottille.

Les marins s'étaient dispersés ; quelques-uns de ces hommes seulement qui ne quittent le pont de leur bâtiment qu'à la dernière extrémité, étaient restés à bord.

Il parvint à la chaloupe canonnière qui avait porté Caracciolo dans le combat du 13.

Trois hommes seulement se trouvaient à bord.

L'un d'eux était le contre-maître, vieux marin qui avait fait toutes les campagnes avec l'amiral.

Salvato le fit venir et l'interrogea.

Le matin même, l'amiral, voyant que le cardinal n'avait pas traité directement avec lui, et qu'il n'était pas compris dans la capitulation des forts, s'était fait mettre à terre, déguisé en campagnard, disant qu'on ne s'inquiétât point de son sort, et qu'en attendant qu'il pût quitter le royaume, il avait un asile sûr chez un de ses serviteurs, du dévouement duquel il était certain.

Salvato rentra au Château-Neuf, monta à la chambre de Luisa et la retrouva assise devant la table, la tête appuyée dans sa main, dans l'attitude même où il l'avait laissée.

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