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Chapitre CLX
Ce qui empêchait le colonel Mejean de sortir du fort Saint-Elme avec Salvato, pendant la nuit du 27 au 28 juin

On se rappelle que, peu confiants, non pas dans la parole de Ruffo, mais dans l'adhésion de Nelson, Salvato et Luisa étaient allés chercher un refuge au château Saint-Elme, et l'on n'a point oublié que ce refuge avait été accordé par le comptable Mejean moyennant la somme de vingt-cinq mille francs par personne.

Salvato, on se le rappelle encore, dans un voyage rapide qu'il avait fait à Molise, avait réalisé une somme de deux cent mille francs.

Sur cette somme, cinquante mille francs, à peu près, avaient passé dans l'organisation de ses volontaires calabrais, dans les dépenses que les besoins des plus pauvres avaient nécessitées, dans l'aide donnée aux blessés et dans les gratifications accordées aux serviteurs qui leur avaient rendu des soins pendant leur séjour au Château-Neuf.

Cent vingt-cinq mille francs, comme l'avait écrit Salvato à son père, avaient été enterrés, dans une cassette, au pied du laurier de Virgile, près de la grotte de Pouzzoles.

Au moment de se séparer de Michele, qui avait suivi le sort de ses compagnons et qui s'était embarqué à bord des tartanes, Salvato avait fait accepter au jeune lazzarone, afin qu'il ne se trouvât point complétement dénué sur la terre étrangère, une somme de trois mille francs.

Il restait donc à Salvato, au moment où il se réfugia au fort Saint-Elme, une somme de vingt-deux a vingt-trois mille francs.

Son premier acte, au moment où il vint demander, au prix de quarante mille francs, l'hospitalité convenue entre le commandant du château Saint-Elme et lui, fut de remettre au colonel Mejean la moitié de la somme arrêtée, c'est-à-dire vingt mille francs, en lui promettant le reste pour la nuit même.

Le colonel Mejean compta les vingt mille francs avec le plus grand soin, et, comme le compte s'y trouvait, le colonel installa Salvato et Luisa dans les deux meilleures chambres du château, après avoir enfermé les vingt mille francs dans le tiroir de son bureau.

Le soir venu, Salvato annonça au colonel Mejean qu'il serait obligé de faire une course de nuit. Il le priait, en conséquence, de lui donner le mot d'ordre, afin de pouvoir rentrer au château quand le but de cette course serait rempli.

Mejean répondit que Salvato, militaire, devait connaître mieux que personne la rigidité des règlements militaires ; qu'il lui était impossible de confier à qui que ce fût un mot d'ordre qui, tombé dans une oreille infidèle, pouvait compromettre la sûreté du fort ; mais, devinant pourquoi Salvato demandait à quitter momentanément le fort, il ajouta qu'il pouvait faire accompagner Salvato d'un de ses officiers, ou, s'il préférait sa compagnie, l'accompagner lui-même.

Salvato répondit que la compagnie du colonel Mejean lui était on ne peut plus agréable, et que, si le colonel Mejean était libre, cette course aurait lieu la nuit même.

La chose était impossible, le lieutenant-colonel auquel la garde du château devait être confiée ne devant revenir que dans la journée du surlendemain.

Le colonel ajouta fort galamment, au reste, que, si c'était pour le payement des vingt mille francs, il pouvait, ayant un gage vivant entre les mains, et la moitié du prix convenu étant donnée d'avance, il pouvait attendre quelques jours.

Salvato répondit que les bons comptes faisaient les bons amis, et que plus tôt il pourrait donner au colonel les vingt-mille francs restants, mieux vaudrait pour tous deux.

La vérité était que le colonel Mejean avait réservé la prochaine nuit à une négociation personnelle.

Il voulait tenter auprès du cardinal Ruffo une seconde ouverture, et, en conséquence, lui avait fait demander un sauf-conduit pour un de ses officiers, chargé de nouvelles propositions pour la reddition du fort.

Cet officier, c'était lui-même.

On ne nous accusera point de ménager nos compatriotes. Il s'est trouvé, du commissaire Feypoult au colonel Mejean, dans toute cette affaire de la conquête de Naples, quelques misérables comme les bureaux en dégorgent toujours à la suite des armées ; et, de même que nous avons glorifié ceux qui avaient droit à la gloire, il faut que nous jetions la honte à la face de ceux qui n'ont droit qu'à la honte.

Le devoir du cardinal Ruffo était d'accueillir toutes les ouvertures ayant pour but de ménager l'effusion du sang. Il envoya donc, à l'heure convenue, c'est-à-dire à dix heures du soir, le marquis Malaspina, porteur du sauf-conduit, et lui donna une escorte de dix hommes pour le faire respecter.

Le colonel Mejean revêtit un habit bourgeois, se donna à lui-même pleins pouvoirs pour traiter, et, sous le titre de secrétaire du commandant du fort, suivit le marquis Malaspina et ses dix hommes.

à onze heures, après être descendu par l'Infrascata, la rue Floria et la route de l'Arenaccia, jusqu'au pont de la Madeleine, le faux secrétaire arrivait à la maison du cardinal et était introduit près de Son éminence.

Cette entrevue avait lieu – forcé que nous sommes de revenir en arrière par les divers embranchements des nombreux épisodes de notre histoire – dans la nuit du 27 au 28 juin, avant que le cardinal connût le manque de foi de Nelson, mais quand, au contraire, ayant reçu dans la journée, des capitaines Troubridge et Bail, l'assurance que l'amiral ne s'opposait point à l'embarquement, il croyait encore à la fidèle observance des traités.

Seulement, nous l'avons dit, le colonel Mejean avait déjà fait une première tentative auprès du cardinal, tentative qui avait été repoussée par cette simple réponse : « Je fais la guerre avec du fer et non avec de l'or ! »

Le cardinal Ruffo, déjà prévenu contre Mejean, fit donc médiocre visage à son secrétaire, ou plutôt, sans s'en douter, à lui-même :

– Eh bien, monsieur, lui dit-il, êtes-vous chargé de me faire de vive voix des propositions, je ne dirai pas plus raisonnables, mais plus militaires que celles qui m'avaient été faites par écrit, et auxquelles vous connaissez sans doute ma réponse ?

Mejean se mordit les lèvres.

– Mes propositions, c'est-à-dire celles du colonel Mejean, que j'ai l'honneur de représenter près de Votre éminence, dit-il, ont deux faces : l'une spécifique, et par laquelle l'humanité m'ordonne de débuter ; l'autre militaire, à laquelle le colonel ne recourra qu'à la dernière extrémité, mais à laquelle il recourra si Votre éminence l'y force.

– J'écoute, monsieur.

– Mes collègues, ou plutôt les collègues du colonel Mejean, le commandant Massa et le commandant L'Aurora, ont traité et ont fait et obtenu les conditions que des rebelles pouvaient faire et doivent être trop contents d'avoir obtenues. Mais il n'en est point ainsi du colonel Mejean : ce n'est point un rebelle, c'est un ennemi, et un ennemi puissant, puisqu'il représente la France. S'il traite, il a donc droit à une meilleure capitulation que celle de MM. L'Aurora et Massa.

– C'est trop juste, répondit le cardinal, et voici celle que j'offre : Les Français sortiront du fort Saint-Elme tambours battants, mèche allumée, avec tous les honneurs de la guerre, et se réuniront à leurs compatriotes, encore en garnison à Capoue et à Gaete, sans aucun engagement qui enchaîne leur libre arbitre.

– Je ne vois pas là une grande amélioration sur le traité fait entre Votre éminence et les commandants Massa et L'Aurora ; eux aussi sortaient tambours battants, mèche allumée, et avaient droit de rester à Naples ou de se retirer en France.

– Oui ; mais, sur la plage, avant de s'embarquer, ils déposaient les armes.

– Simple formalité, Votre éminence en conviendra. Qu'eussent fait de leurs armes des bourgeois révoltés partant pour l'exil ou restant chez eux ?

– Alors, chez vous, monsieur, il me semble du moins, répliqua le cardinal, la question d'orgueil militaire est complétement mise de côté ?

– C'est la question avec laquelle on dirige les fanatiques et les sots. Les hommes intelligents, – et Votre éminence ne trouvera point mauvais que je la range dans cette dernière catégorie, – les hommes intelligents voient au delà de cette fumée qu'on appelle la vanité.

– Et que voyez-vous, monsieur, ou plutôt que voit le commandant Mejean au delà de cette fumée que l'on appelle la vanité ?

– Il voit une affaire, et même une bonne affaire ; pour Votre éminence et lui.

– Une bonne affaire ? Je me connais mal en affaires, monsieur, je vous en préviens. N'importe, expliquez-vous.

– Voici deux forts rendus sur trois, c'est vrai ; mais le troisième, et par sa position et par les hommes qui la défendent, est à peu près imprenable, ou bien nécessitera un long siége. Où sont vos ingénieurs, où sont vos pièces de gros calibre, où est votre armée pour faire le siège d'une citadelle comme celle que commande le colonel Mejean ? Vous échouerez en arrivant au but, et, en échouant, Votre éminence perdra tout le mérite d'une campagne magnifique, tandis que, pour quelques misérables centaines de mille livres que vous pouvez, en supposant que vous ne les ayez pas, lever en deux heures sur Naples, vous couronnez l'édifice de la restauration et vous pouvez dire au roi : « Sire, le général Mack, avec une armée de soixante mille soldats, avec cent canons, avec un trésor de vingt millions, a perdu les états romains, Naples, la Calabre, le royaume enfin ; moi, avec quelques paysans, j'ai reconquis tout ce que le général Mack avait perdu. Il m'en a coûté, il est vrai, cinq cent mille francs ou un million pour prendre le fort Saint-Elme ; mais qu'est-ce qu'un million comparé au dégât qu'il pouvait faire ? Car, enfin, sire, vous le savez mieux que personne, pourrez-vous ajouter, le fort Saint-Elme a été bâti, non point pour défendre Naples, mais pour la menacer, et la preuve, c'est qu'il existe une loi, rendue par votre auguste père, qui défend d'élever des maisons au-dessus d'une certaine hauteur, attendu qu'à une certaine hauteur, elles pourraient gêner le jeu des boulets et des obus. Or, Naples bombardée, ce n'était point une perte de cinq cent mille francs ou d'un million, c'était une perte incalculable. » Et, devant cette explication de votre conduite, le roi, croyez-moi, est un homme d'un trop grand sens pour ne point vous donner raison.

– Alors, en cas de siège, reprit le cardinal, le colonel Mejean compte bombarder Naples ?

– Mais sans doute.

– Ce sera une infamie gratuite.

– Pardon, Votre éminence, ce sera un cas de légitime défense : on nous attaque, nous ripostons.

– Oui, mais ripostez du côté où l'on vous attaque, et, comme on vous attaquera du côté opposé à la ville, vous ne pourrez pas riposter du côté de la ville.

– Bon ! qui sait où vont les boulets et les bombes ?

– Ils vont du côté où on les pointe, monsieur : la chose est parfaitement sue, au contraire.

– Eh bien, on les pointera du côté de la ville, en ce cas.

– Pardon, monsieur ; mais, si vous portiez l'habit militaire, au lieu de porter l'habit bourgeois, vous sauriez qu'une des premières lois de la guerre défend aux assiégés de tirer sur les maisons situées en un point d'où ne vient point l'attaque. Or, les batteries que l'on dirigera contre le château Saint-Elme étant établies du côté opposé à la ville, le feu du château Saint-Elme, sous peine de manquer à toutes les conventions qui régissent les peuples civilisés, ne pourra lancer un seul boulet, un seul obus, ou une seule bombe du côté opposé aux batteries qui l'attaqueront. Ne vous obstinez donc pas dans une erreur que ne commettrait certainement point le colonel Mejean, si j'avais l'honneur de discuter avec lui, au lieu de discuter avec vous.

– Et si, cependant, il la commettait, cette erreur, et qu'au lieu de la reconnaître, il y persistât, que dirait Votre éminence ?

– Je dirais, monsieur, que, s'écartant des lois reconnues par tous les peuples civilisés, lois que la France, qui se prétend à la tête de la civilisation, doit connaître mieux qu'aucun autre pays, il doit s'attendre à être traité lui-même en barbare. Et, comme il n'y a pas de forteresse imprenable, et que, par conséquent, le fort Saint-Elme serait pris un jour ou l'autre, ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus aux créneaux de la citadelle.

– Diable ! comme vous y allez, monseigneur ! dit le faux secrétaire avec une feinte gaieté.

– Et ce n'est pas le tout ! dit le cardinal en se levant à la force de ses poignets appuyés sur la table et en regardant fixement l'ambassadeur.

– Comment, ce n'est pas le tout ? Il lui arriverait donc encore quelque chose après avoir été pendu ?

– Non, mais avant de l'être, monsieur.

– Et que lui arriverait-il, monseigneur ?

– Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant comme indigne de son caractère et de son rang de discuter plus longtemps les intérêts des rois et la vie des hommes avec un coquin de son espèce, l'inviterait à sortir de sa maison, et, s'il n'obéissait pas à l'instant même, le ferait jeter par la fenêtre.

Le plénipotentiaire tressaillit.

– Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix jusqu'à la courtoisie et son visage jusqu'au sourire, comme vous n'êtes point le commandant du château Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je me contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter mot pour mot la conversation que nous venons d'avoir ensemble, en l'assurant bien positivement qu'il est tout à fait inutile qu'il tente à l'avenir aucune nouvelle négociation avec moi.

Sur quoi, le cardinal s'inclina, et, d'un geste moitié poli, moitié impératif, indiqua la porte au colonel, qui sortit, plus furieux encore de voir sa spéculation manquée qu'humilié de l'injure qui lui était faite.

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