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Chapitre CLXIV
Les remords de Fra Pacifico

La fête de Nelson avait fini, comme le songe d'Athalie, par un coup de tonnerre.

Emma Lyonna avait d'abord voulu tenir ferme devant la terrible apparition ; mais le mouvement de la houle qui venait du sud-est, poussant d'un mouvement visible le cadavre vers le vaisseau, elle était rentrée à reculons et était tombée à moitié évanouie sur un fauteuil.

C'est alors que Nelson, inébranlable dans son courage comme il était implacable dans sa haine, avait donné à Harry l'ordre que nous avons entendu.

Harry avait obéi à l'instant même : une barque du vaisseau avait glissé sur ses palans, six hommes et un contre-maître y étaient descendus, et le capitaine Harry les avait suivis.

Comme une volée d'oiseaux au milieu desquels s'abat un milan, toutes les barques, nous l'avons dit, s'étaient écartées du cadavre, et, musique muette, flambeaux éteints, glissaient à la surface de la mer, faisant jaillir à chaque coup de rames une gerbe d'étincelles.

Celles qui étaient séparées de la terre par le cadavre faisaient un grand détour pour le contourner et agitaient d'autant plus leurs avirons qu'elles avaient un plus grand cercle à parcourir.

Sur le bâtiment, tous les convives, levés de table, s'étaient rejetés en arrière et se pressaient du côté opposé à l'apparition, chacun appelant ses bateliers. Les officiers anglais, seuls, occupaient la galerie, et, par des railleries plus ou moins grossières, apostrophaient le cadavre, vers lequel s'avançaient à grands coups d'avirons le capitaine Harry et ses hommes.

Arrivé près de lui, et voyant que ses hommes hésitaient à le toucher, Harry le prit par les cheveux et essaya de le soulever hors de l'eau ; mais on eût dit, tant le corps était pesant, qu'il était retenu dans la mer par une force invisible, et les cheveux restèrent dans la main du capitaine.

Il fit entendre un juron dans l'accent duquel le dégoût dominait, lava sa main dans la mer et ordonna à deux de ses hommes de prendre le cadavre par la corde restée à son cou, et de le tirer dans la barque.

Mais la tête détachée du corps, dont elle ne pouvait supporter le poids, obéit seule à leur effort et vint rouler dans la barque.

Harry frappa du pied.

– Ah ! démon ! murmura-t-il, tu as beau faire, tu y viendras tout entier, dussé-je t'arracher membre à membre !

Le roi priait dans sa cabine, tenant le chapelain par le collet de son habit et le secouant d'un tremblement nerveux ; Nelson faisait respirer des sels à la belle Emma Lyonna ; sir William essayait d'expliquer l'apparition à l'aide de la science ; les officiers raillaient de plus en plus ; les barques continuaient de fuir.

Les matelots, d'après l'ordre du capitaine Harry, avaient passé la corde, qui serrait le cou de Caracciolo, sous ses bras, et attiraient à eux ; mais, quoique les corps, dans l'eau, perdent un tiers à peu près de leur pesanteur, les efforts des quatre hommes réunis parvinrent a grand'peine à faire passer le tronc par-dessus le bordage du canot.

Les officiers anglais battirent des mains avec de grands éclats de rire et en criant :

– Hourra pour Harry !

La barque regagna le bâtiment et fut amarrée sous le beaupré.

Les officiers, curieux de connaître le cause de ce phénomène, passèrent du gaillard d'arrière au gaillard d'avant, tandis que les convives quittaient furtivement le vaisseau par les escaliers de tribord et de bâbord, pressés qu'ils étaient de fuir un spectacle qui, pour la plupart d'entre eux, avait quelque chose de diabolique, ou tout au moins de surnaturel.

Sir William avait rencontré juste en disant que les corps des noyés, après un certain temps, se remplissaient d'air et d'eau, et revenaient naturellement à la surface de la mer ; mais ce qu'il y avait d'étonnant, d'extraordinaire, de miraculeux, c'est que celui de l'amiral avait exécuté cette ascension, qui avait si fort épouvanté le roi, malgré les deux boulets qui lui avaient été attachés aux pieds.

Le capitaine Harry, au rapport duquel nous empruntons ces détails, pesa les deux boulets ; il affirme qu'ils pesaient deux cent cinquante livres.

Le chapelain de la Minerve, celui-là même qui avait préparé Caracciolo à la mort, fut appelé et consulté sur ce qu'il y avait à faire du cadavre.

– Le roi a-t-il été prévenu ? demanda-t-il.

– Le roi est un des premiers qui aient vu l'apparition, lui fut-il répondu.

– Et qu'a-t-il dit ?

– Dans sa frayeur, il a permis que le cadavre eût une sépulture chrétienne.

– Eh bien, alors, dit le chapelain, il faut faire ce que le roi a ordonné.

– Faites ce qu'il y a à faire, lui fut-il répondu.

Et l'on ne s'occupa plus de Caracciolo, tout le soin des funérailles étant abandonné au chapelain.

Mais il lui vint bientôt un aide auquel il ne s'attendait pas.

Le corps de l'amiral était resté, toujours vêtu de ses habits de paysan, moins la veste, qu'on lui avait ôtée pour l'exécution, au fond du canot qui l'avait recueilli. Le chapelain s'était assis à l'arrière de la barque, et, à la lueur d'un falot, il lisait les prières des morts, que, par cette belle nuit de juillet, il eût pu lire à la simple lumière de la lune.

Vers le point du jour, il vit venir à lui une barque conduite par deux bateliers et montée par un seul moine. Ce moine, qui était de haute taille, se tenait debout à l'avant, aussi solide sur la pointe la plus étroite du bateau que s'il eût été marin lui-même.

Comme il fut facilement reconnu par l'officier de quart que les nouveaux arrivants avaient affaire à la barque mortuaire et non au bateau, et que Nelson avait ordonné, sinon de faire, du moins de laisser faire, on ne s'inquiétait aucunement de ce canot, qui, d'ailleurs, ne portait qu'un moine et deux bateliers.

En effet, les deux bateliers dirigeaient le canot droit sur la barque, près de laquelle il se rangea bord à bord.

Le moine échangea quelques paroles avec le chapelain, sauta dans la barque, contempla un instant le cadavre en silence et en laissant échapper de grosses larmes de ses yeux.

Pendant ce temps, le chapelain passa sur le canot qui avait amené le moine, et monta à bord du Foudroyant.

Il venait y demander les derniers ordres de Nelson.

Ces derniers ordres furent de faire du cadavre ce que l'on voudrait, le roi ayant permis qu'il eût une sépulture chrétienne.

Cette permission fut rapportée par le chapelain au moine, qui prit alors le cadavre entre ses bras robustes et le transborda de la barque dans le canot.

Le chapelain l'y suivit.

Puis, sur l'ordre du moine, les deux rameurs qui étaient partis du quai del Piliere, nagèrent directement vers Sainte-Lucie, paroisse de Caracciolo.

Quoique le quartier de Sainte-Lucie fût essentiellement royaliste, Caracciolo y avait fait tant de bien, qu'il y était adoré ; d'ailleurs, du quartier Sainte-Lucie, la marine napolitaine tire ses meilleurs matelots, et tous ceux qui avaient servi sous l'amiral avaient conservé un vif souvenir de ces trois qualités d'un homme qui commande à d'autres hommes : le courage, la bonté, la justice.

Or, Caracciolo réunissait à un degré supérieur ces trois qualités.

Aussi, aux premiers mots qu'eut échangés le moine avec les quelques pêcheurs qu'il rencontra, et à peine le bruit eut-il couru que le corps de l'amiral venait chercher une sépulture au milieu de ses anciens amis, que tout le quartier fut en rumeur et que le moine n'eut que le choix à faire de la maison où le corps attendrait le moment de la sépulture.

Il donna la préférence à celle qui se trouvait la plus rapprochée de la barque.

Vingt bras s'offrirent pour transporter le cadavre ; mais, comme il avait déjà fait, le moine le prit entre ses bras, traversa le quai avec son précieux fardeau, le coucha sur un lit, et revint chercher la tête pour la transporter à son tour comme il avait fait du tronc.

Il demanda un drap pour l'ensevelir, et, cinq minutes après, vingt femmes revenaient, chacune criant :

– C'était un martyr : prenez le mien ; il portera bonheur à la maison.

Le moine choisit le plus beau, le plus neuf, le plus fin, et, tandis que le chapelain continuait de lire les prières, que les femmes à genoux faisaient cercle autour du lit où l'amiral était déposé, et que les hommes, debout derrière elles, encombraient la porte qui dégorgeait jusque dans la rue, le moine, pieusement, dépouilla le corps, réunit la tête au tronc et l'ensevelit dans un double linceul.

Dans la maison voisine, qui était celle d'un menuisier, on entendait retentir les coups de marteau : c'était la bière que l'on clouait à la hâte.

à neuf heures, la bière fut apportée. Le moine y déposa le corps ; puis toutes les femmes du quartier y apportèrent chacune, soit une branche de ce laurier qui pousse dans tous les jardins, soit une de ces fleurs qui pendent à toutes les fenêtres, de façon que le corps en fût entièrement couvert.

En ce moment, les cloches de la petite église de Sainte-Lucie tintèrent tristement, et le clergé parut à la porte.

On ferma la bière : six matelots la prirent sur leurs épaules ; le moine la suivit, marchant derrière elle ; toute la population de Sainte-Lucie suivit le moine.

Une dalle était levée dans le chœur, à gauche de l'autel ; les chants funèbres commencèrent.

Exagéré en tout, ce peuple napolitain, qui peut-être avait battu des mains en voyant pendre Caracciolo, fondait en larmes et éclatait en sanglots au chant des prêtres qui priaient sur sa bière.

Les hommes se frappaient la poitrine du poing, les femmes se déchiraient le visage avec leurs ongles.

On eût dit qu'un malheur public, qu'une calamité universelle frappait le royaume.

Mais cela ne s'étendait que de la descente du Géant au château de l'œuf ; à cent pas de là, on égorgeait et l'on brûlait les patriotes.

Le corps de Caracciolo fut déposé dans le caveau improvisé pour lui et qui n'était point celui de sa famille ; la pierre fut scellée sur son corps, et aucune marque distinctive n'indiqua que c'était là que reposait la victime de Nelson et le défenseur de la liberté napolitaine.

Les San-Luciotes, hommes et femmes, prièrent jusqu'au soir sur la tombe, et le moine avec eux.

Le soir venu, le moine se leva, prit son bâton de laurier, qu'il avait laissé derrière la porte de la maison où avait été enseveli Caracciolo, remonta la descente du Géant, suivit la rue de Tolède au milieu des marques de vénération que lui donnait toute la basse population, entra au couvent de Saint-Estreim, en sortit un quart d'heure après, en poussant devant lui un âne avec lequel il prit le chemin du pont de la Madeleine.

Quand il atteignit les avant-postes de l'armée du cardinal, les témoignages de sympathie qu'il recueillit furent encore plus nombreux et surtout plus bruyants que ceux qu'il avait recueillis dans la ville, et ce fut précédé de la rumeur qu'excitait sa vue qu'il arriva à la petite maison du cardinal, dont les portes s'ouvrirent devant lui comme devant une ancienne connaissance.

Il attacha son âne à l'un des anneaux de la porte et monta l'escalier qui conduisait au premier étage.

Le cardinal prenait le frais du soir sur sa terrasse, laquelle donnait sur la mer.

Au bruit des pas du moine, il se retourna :

– Ah ! c'est vous, fra Pacifico, dit-il.

Le moine poussa un soupir.

– Moi-même, éminence, dit-il.

– Ah ! ah ! je suis aise de vous revoir. Vous avez été un bon et brave serviteur du roi pendant toute la campagne. Venez-vous me demander quelque chose ? Si ce que vous venez me demander est en mon pouvoir, je le ferai. Mais je vous préviens d'avance, ajouta-t-il avec un sourire amer, que mon pouvoir n'est pas grand.

Le moine secoua la tête.

– J'espère que ce que je viens vous demander, dit-il, ne dépasse pas les limites de votre pouvoir, monseigneur.

– Parlez, alors.

– Je viens vous demander deux choses, monseigneur : mon congé, la campagne étant finie, et la route que je dois suivre pour aller à Jérusalem.

Le cardinal regarda fra Pacifico avec étonnement.

– Votre congé ? dit-il. Il me semble que vous l'avez pris sans me le demander.

– Monseigneur, j'étais rentré à mon couvent, c'est vrai ; mais je m'y tenais aux ordres de Votre éminence.

Le cardinal fit un signe d'approbation.

– Quant à la route de Jérusalem, dit-il, rien de plus facile que de vous l'indiquer. Mais, auparavant, cher fra Pacifico, puis-je vous demander, sans être indiscret, ce que vous allez faire en terre sainte ?

– Un pèlerinage au tombeau de Jésus, monseigneur.

– êtes-vous envoyé là par votre couvent, ou est-ce une pénitence que vous vous imposez ?

– C'est une pénitence que je m'impose.

Le cardinal demeura un instant pensif.

– Vous avez commis quelque gros péché ? demanda-t-il.

– J'en ai peur ! répondit le moine.

– Vous savez, dit le cardinal, que j'ai reçu de grands pouvoirs de l'église ?

Le moine secoua la tête.

– Monseigneur, dit-il, je crois que la pénitence que l'on s'impose soi-même est plus agréable à Dieu que celle qui nous est imposée.

– Et comment comptez-vous faire ce voyage ?

– à pied et en demandant l'aumône.

– Il est long et fatigant !

– Je suis fort.

– Il est dangereux !

– Tant mieux ! Je ne serais pas fâché d'avoir à frapper, pendant la route, sur autre chose que sur le pauvre Giacobino.

– Vous serez obligé, pour ne pas mettre un trop long temps à votre voyage, de demander de temps en temps passage à des capitaines de bâtiment.

– Je m'adresserai à des chrétiens, et, lorsque je leur dirai que je vais adorer le Christ, ils me l'accorderont.

– à moins, toutefois, que vous ne préfériez que je vous recommande à quelque bâtiment anglais faisant voile pour Beyrouth ou Saint-Jean-d'Acre ?

– Je ne veux rien des Anglais, ce sont des hérétiques ! dit fra Pacifico avec une expression de haine bien prononcée.

– N'avez-vous que cela à leur reprocher ? demanda Ruffo en fixant sur le moine son œil perçant.

– Et puis, ajouta fra Pacifico en étendant le poing vers la flotte britannique, et puis ils ont pendu mon amiral !

– Et c'est là le crime dont tu vas demander pardon pour eux au tombeau du Christ ?

– Pour moi !... pas pour eux.

– Pour toi ? dit Ruffo avec étonnement.

– N'y ai-je pas contribué ? demanda le moine.

– Comment ?

– En servant une mauvaise cause.

Le cardinal sourit.

– Tu crois donc la cause du roi une mauvaise cause ?

– Je crois que la cause qui a mis à mort mon amiral – qui était la justice, l'honneur, la loyauté en personne – ne pouvait être une bonne cause.

Un nuage passa sur le front du cardinal, qui poussa un soupir.

– Puis, continua le moine d'une voix sombre, le ciel a fait un miracle.

– Lequel ? demanda le cardinal, déjà instruit de la singulière apparition qui avait troublé la fête donnée la veille à bord du Foudroyant.

– Le cadavre du martyr est sorti du fond de la mer, où il était depuis treize jours, pour venir reprocher sa mort au roi et à l'amiral Nelson ; et, certes, le Seigneur n'eût point permis cela si cette mort eût été juste.

Le cardinal baissa la tête.

Puis, après un instant de silence :

– Je comprends, dit-il. Et tu veux expier la part involontaire que tu as prise à cette mort ?

– Justement, monseigneur et voilà pourquoi je vous prie de m'enseigner la route la plus directe pour aller en terre sainte.

– La route la plus directe serait de t'embarquer à Tarente et de débarquer à Beyrouth ; mais, puisque tu ne veux rien devoir aux Anglais...

– Rien, monseigneur.

– Eh bien, voici ton itinéraire... Le veux-tu par écrit ?

– Je ne sais pas lire ; mais j'ai bonne mémoire, ne craignez rien.

– Eh bien, tu partiras d'ici par Avellino, Bénévent, Manfredonia ; à Manfredonia, tu t'embarqueras pour Scutari ou Delvino ; tu traverseras le Pirée et tu iras à Salonique ; à Salonique, tu trouveras un bâtiment qui te conduira soit à Smyrne, soit à Chypre, soit à Beyrouth. Une fois à Beyrouth, en trois jours tu es à Jérusalem. Tu descends au couvent des Franciscains ; tu vas faire tes dévotions au saint sépulcre, et, en priant Dieu de te pardonner ta faute, tu le pries, en même temps, de me pardonner la mienne.

– Votre éminence aussi a donc commis une faute ? demanda fra Pacifico en regardant le cardinal avec étonnement.

– Oui, et une grande faute, que Dieu, qui lit dans le fond des cœurs, me pardonnera peut-être, mais que la postérité ne me pardonnera point.

– Laquelle ?

– J'ai remis sur le trône, dont la Providence l'avait précipité, un roi parjure, stupide et cruel. Va, frère, va ! et prie pour nous deux !

Cinq minutes après, fra Pacifico, monté sur son âne, prenait le chemin de Nola, sa première étape sur la route de Jérusalem.

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