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Chapitre CLXIX
En chapelle

Selon l'ordre donné par Speciale, les condamnés furent conduits à la Vicaria, et Luisa ramenée au Château-Neuf.

Toutefois, les deux amants, trouvant dans les soldats plus de pitié que dans les juges, eurent le loisir de se faire leurs adieux et d'échanger un dernier baiser.

Plein de confiance dans son père, Salvato affirma à son amie qu'il avait bonne espérance, et que, cette espérance, il ne la perdrait même pas au pied de l'échafaud.

Luisa ne répondait que par ses larmes.

Enfin, à la porte, il fallut se séparer.

Les condamnés prirent par la calata Trinita-Maggiore, par la strada Trinita et par le vico Stoto ; après quoi, la rue des Tribunaux les conduisit tout droit à la Vicaria.

Luisa, au contraire, redescendit la strada Monte-Oliveto, la strada Medina et rentra au Château-Neuf, où, en vertu d'une recommandation du prince François, apportée par un homme inconnu, elle fut enfermée dans une chambre particulière.

Nous n'essayerons pas de peindre la situation dans laquelle on la laissa : c'est à nos lecteurs de s'en faire une idée.

Quant aux condamnés, ils s'acheminaient, comme nous l'avons dit, vers la Vicaria, jusqu'à la porte de laquelle leur firent cortège ceux qui avaient assisté à la séance du jugement.

Il faut en excepter cependant le chevalier San Felice et le moine, qui s'étaient rapprochés l'un de l'autre, courant ensemble, au premier angle de la strada della Guercia, c'est-à-dire à l'angle du vico du même nom.

La porte de la Vicaria était constamment ouverte ; elle recevait du tribunal les condamnés, les gardait douze, quatorze, quinze heures, puis les rejetait à l'échafaud.

La cour était pleine de soldats. Le soir, on étendait pour eux des matelas sous les arcades, et ils y couchaient, enveloppés dans leur capote ou dans leur manteau. D'ailleurs, on était aux jours les plus chauds de l'année.

Les condamnés rentrèrent vers deux heures du matin, et furent conduits directement en chapelle.

Ils étaient évidemment attendus : la chambre où se trouvait l'autel était éclairée avec des cierges ; l'autre, avec une lampe suspendue au plafond.

à terre étaient six matelas.

Une escouade de geôliers attendaient dans cette chambre.

Les soldats s'arrêtèrent sur la porte, prêts à faire feu si, au moment où l'on ôterait les chaînes aux condamnés, quelque rébellion se manifestait parmi eux.

Ce n'était point à craindre. Arrivé à ce point, chacun d'eux se sentait non-seulement sous le regard curieux des contemporains, mais encore sous le regard impartial de la postérité, et nul n'était assez ennemi de sa renommée pour obscurcir, par quelque imprudente colère, la sérénité de sa mort.

Ils se laissèrent donc, avec la même tranquillité que s'il s'agissait d'autres qu'eux, détacher les chaînes qui leur liaient les mains et mettre aux pieds celles qui les scellaient au parquet.

L'anneau était assez près du lit et la chaîne assez longue pour que le condamné pût se coucher.

Levé, il ne pouvait pas s'écarter du lit de plus d'un pas.

En dix minutes, la double opération fut faite : les geôliers se retirèrent les premiers, les soldats ensuite.

Puis la porte, avec ses triples verrous et ses doubles barres, se referma sur eux.

– Mes amis, dit Cirillo, dès que le dernier grincement des portes fut éteint, laissez-moi, comme médecin, vous donner un conseil.

– Ah ! pardieu ! dit en riant le comte de Ruvo, il sera le bienvenu, attendu que je me sens bien malade ; si malade, que je ne passerai pas trois heures de l'après-midi.

– Aussi, mon cher comte, répliqua Cirillo, ai-je dit un conseil et non pas une ordonnance.

– Oh ! alors, je retire mon observation : prenons que je n'ai rien dit.

– Je parie, fit à son tour Salvato, que je devine le conseil que vous alliez nous donner, mon cher Hippocrate : vous alliez nous conseiller de dormir, n'est-ce pas ?

– Justement : le sommeil, c'est la force, et, quoique nous soyons hommes, l'heure venue, nous aurons besoin de notre force, et de toute notre force.

– Comment, mon cher Cirillo, dit Manthonnet, vous qui êtes un homme de précaution, comment ne vous êtes-vous pas, dans la prévision de cette heure, prémuni d'une certaine poudre ou d'une liqueur quelconque qui nous dispense de danser au bout d'une corde, en face de ces imbéciles de lazzaroni, la gigue ridicule dont nous sommes menacés !

– J'y ai pensé ; mais, égoïste que je suis, ne me doutant pas que nous dussions mourir de compagnie, je n'y ai pensé que pour moi seul. Cette bague, comme celle d'Annibal, renferme la mort de celui qui la porte.

– Ah ! dit Caraffa, je comprends maintenant pourquoi vous nous conseillez de dormir : vous vous seriez endormi avec nous, mais vous ne vous seriez pas réveillé.

– Tu te trompes, Hector. Je suis parfaitement décidé à mourir comme vous et avec vous, et, s'il y a quelqu'un qui ait mal dormi et qui, au moment de faire le grand voyage, se sente quelque faiblesse, cette bague est à lui.

– Diable ! fit Michele, c'est tentant.

– La veux-tu, pauvre enfant du peuple, qui n'as pas comme nous, pour t'aider à mourir, la ressource de la science et de la philosophie ? demanda Cirillo.

– Merci, merci, docteur ! dit Michele ; ce serait du poison perdu.

– Pourquoi cela ?

– Mais parce que la vieille Nanno m'a prédit que je serais pendu, et que rien ne peut m'empêcher d'être pendu. Faites donc votre cadeau à quelqu'un qui soit libre de mourir à sa façon.

– J'accepte, docteur, dit la Pimentel ; j'espère ne pas m'en servir ; mais je suis femme, et, au moment suprême, je puis avoir un moment de faiblesse. Si ce malheur m'arrive, vous me pardonnerez, n'est-ce pas ?

– La voici ; mais vous avez tort de douter de vous-même, dit Cirillo : je réponds de vous.

– N'importe ! fit éléonore en tendant la main, donnez toujours.

Le matelas du docteur était trop éloigné de celui d'éléonore Pimentel pour que Cirillo passât l'anneau de la main à la main ; mais il le donna au prisonnier le plus proche de lui, qui le fit passer à son voisin, lequel le remit à éléonore.

– On dit, fit celle-ci, que, lorsqu'on apporta à Cléopâtre l'aspic couché dans un panier de figues, elle commença par caresser le reptile en disant : « Sois la bienvenue, hideuse petite bête ! tu me sembles belle, à moi, car tu es la liberté. » Toi aussi, tu es la liberté, ô bague précieuse, et je te baise comme une sœur.

Salvato, ainsi qu'on l'a vu, n'avait point pris part à la conversation. Il se tenait assis sur son lit, les coudes posés sur ses genoux, sa tête dans ses mains.

Hector Caraffa le regardait avec inquiétude. De son matelas, il pouvait atteindre jusqu'à lui.

– Dors-tu ou rêves-tu ? demanda-t-il.

Salvato tira de ses mains sa tête parfaitement calme, et qui n'était triste que parce que la tristesse était le caractère de cette physionomie.

– Non, dit-il, je réfléchis.

– à quoi ?

– à un cas de conscience.

– Ah ! dit en riant Manthonnet, quel malheur que le cardinal Ruffo ne soit pas là !

– Ce n'est pas à lui que je m'adresserais ; car, ce cas de conscience, vous seul pouvez le résoudre.

– Ah ! pardieu ! s'écria Hector Caraffa, je ne me doutais point que l'on m'enfermât ici pour faire partie d'un concile.

– Cirillo, notre maître en philosophie, en science, en honneur surtout, a dit tout à l'heure : « J'ai du poison, mais je n'en ai que pour moi seul ; donc, je ne m'en servirai pas. »

– Le voulez-vous ? dit vivement éléonore. Je ne serais pas fâchée de vous le rendre, il me brûle les mains.

– Non, merci ; c'est une simple question qu'il me reste à vous poser. Vous ne voulez pas mourir seul, mon cher Cirillo, d'une mort douce et tranquille, tandis que vos compagnons mourraient d'une mort cruelle et infamante ?

– C'est vrai. Condamné en même temps qu'eux, il m'a semblé que je devais mourir avec eux et comme eux.

– Maintenant, si, au lieu de la possibilité de mourir, vous aviez la certitude de vivre ?

– J'eusse refusé la vie par les mêmes raisons qui m'ont fait repousser la mort.

– Vous pensez tous comme Cirillo ?

– Tous, répondirent d'une seule voix les quatre hommes.

éléonore Pimentel écoutait avec une avidité croissante.

– Mais, continua Salvato, si votre salut pouvait amener le salut d'un autre, d'un être faible et innocent, qui, pour se soustraire à la mort, ne compte que sur vous, n'espère qu'en vous, et qui mourrait sans vous ?

– Oh ! alors, s'écria vivement éléonore Pimentel, ce serait notre devoir d'accepter.

– Vous parlez en femme, éléonore.

– Et nous parlons en hommes, nous, reprit Cirillo, et, comme elle, nous vous disons : « Salvato, ce serait notre devoir d'accepter. »

– C'est votre avis, Ruvo ? Demanda le jeune homme.

– Oui.

– C'est votre avis, Manthonnet ?

– Oui.

– C'est votre avis, Michele ?

– Oh ! oui, cent fois oui !

Et, se penchant du côté de Salvato :

– Au nom de la Madone, monsieur Salvato, sauvez-vous et sauvez-la ! Ah ! si je pouvais être sûr qu'elle ne mourra point, j'irais à la potence en dansant, et je crierais : « Vive la Madone ! » la corde au cou.

– C'est bien, dit Salvato, je sais ce que je voulais savoir ; merci.

Et tout rentra dans le silence.

La lampe seule, qui avait épuisé son huile, pétilla un instant, jeta de petits éclairs, et lentement s'éteignit.

Bientôt une lueur grisâtre, annonçant le jour qui devait être le dernier jour des condamnés, transparut tristement à travers les barreaux.

– Voilà l'emblème de la mort : la lampe s'éteint, la nuit se fait, puis vient le crépuscule.

– êtes-vous bien sûr du crépuscule ? demanda Cirillo.

à huit heures du matin, ceux des condamnés qui dormaient furent éveillés par le bruit que fit, en s'ouvrant, la porte de la première chambre, c'est-à-dire celle où était l'autel.

Les geôliers entrèrent dans la chambre des condamnés, et leur chef dit à haute voix :

– La messe des morts !

– à quoi bon la messe ? dit Manthonnet. Croit-on que nous ne sachions pas bien mourir sans cela ?

– Nos bourreaux veulent mettre le bon Dieu de leur côté, répondit Ettore Caraffa.

– Je ne vois nulle part que la messe soit instituée par l'évangile, fit, à son tour, Cirillo, et l'évangile est ma seule foi.

– C'est bien, dit la même voix impérative : ne détachez que ceux qui voudront assister à l'office divin.

– Détachez-moi, dit Salvato.

éléonore Pimentel et Michele firent la même demande.

On les détacha tous trois.

Ils passèrent dans la chambre à côté. Le prêtre était à l'autel : des soldats gardaient la porte, et l'on voyait briller dans le corridor les baïonnettes indiquant que le détachement était nombreux et que, par conséquent, les précautions étaient prises.

Salvato ne s'était fait détacher que pour ne pas laisser échapper une occasion de se mettre en communication avec son père ou les agents de son père qui auraient entrepris de le sauver.

éléonore avait demandé à entendre la messe parce que, femme et poëte, son esprit la portait à participer au mystère divin.

Michele, parce que, Napolitain et lazzarone, il était convaincu que, sans messe, il n'y avait pas de bonne mort.

Salvato se tint debout, près de la porte de communication des deux chambres ; mais il eut beau interroger des yeux les assistants et plonger son regard dans le corridor, il ne vit rien qui pût lui faire soupçonner que l'on s'occupât de son salut.

éléonore prit une chaise et s'inclina, appuyée sur le dossier.

Michele s'agenouilla sur les marches mêmes de l'autel.

Michele représentait la foi absolue ; éléonore, l'espérance ; Salvato, le doute.

Salvato écouta la messe avec distraction ; éléonore avec recueillement ; Michele avec extase.

Il n'avait été que quatre mois patriote et colonel, il avait été toute sa vie lazzarone.

La messe finie, le prêtre demanda :

– Qui veut communier ?

– Moi ! s'écria Michele.

éléonore s'inclina sans répondre ; Salvato secoua la tête en signe de dénégation.

Michele s'approcha du prêtre, se confessa à voix basse et communia.

Puis tous trois furent réintégrés dans la seconde chambre, où on leur apporta à déjeuner, ainsi qu'à leurs compagnons.

– Pour quelle heure ? demanda, Cirillo aux geôliers qui apportaient le repas.

L'un d'eux s'approcha de lui.

– Je crois que c'est pour quatre heures, monsieur Cirillo, lui dit-il.

– Ah ! lui dit le docteur, tu me reconnais ?

– Vous avez, l'année dernière, guéri une femme d'une fluxion de poitrine !

– Et elle va bien depuis ce temps ?

– Oui, Excellence.

– Puis, à voix basse :

– Je vous souhaiterais, ajouta-t-il en poussant un soupir, d'aussi longs jours que ceux qu'elle a probablement à vivre.

– Mon ami, lui répondit Cirillo, les jours de l'homme sont comptés ; seulement, Dieu est moins sévère que Sa Majesté le roi Ferdinand : Dieu, parfois, fait grâce ; le roi Ferdinand, jamais ! Tu dis que c'est pour quatre heures ?

– Je le crois, répondit le geôlier ; mais, comme vous êtes beaucoup, ça avancera peut-être d'une heure, afin qu'on ait le temps.

Cirillo tira sa montre.

– Dix heures et demie, dit-il.

Puis, comme il allait la remettre à son gousset :

– Bon ! dit-il, j'allais oublier de la remonter. Ce n'est point une raison qu'elle s'arrête parce que je m'arrêterai.

Et il remonta tranquillement sa montre.

– Y a-t-il quelques-uns des condamnés qui désirent recevoir les secours de la religion ? demanda le prêtre en apparaissant sur le seuil de la porte.

– Non, répondirent d'une seule voix Cirillo, Ettore Caraffa et Manthonnet.

– Comme vous voudrez, répondit le prêtre ; c'est une affaire entre Dieu et vous.

– Je crois, mon père, répondit Cirillo, qu'il serait plus juste de dire entre Dieu et le roi Ferdinand.

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