La San Felice Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CLXXIV
La femme et le mari

On se rappelle comment le prince de Calabre avait eu vent des nouvelles qu'il venait d'apporter à sa mère.

Un homme à lui, se trouvant à la police, avait entendu répéter quelques paroles dites en l'air par le capitaine Skinner au directeur de la Salute.

Le capitaine avait-il dit ces paroles avec intention ou au hasard ? C'est ce que lui seul eût pu expliquer.

Cet homme à lui, dont parlait le duc de Calabre, n'était autre que le chevalier San Felice, qui, avec une recommandation du prince, allait demander au préfet de police une autorisation de pénétrer jusqu'à la malheureuse prisonnière.

Cette autorisation, il l'avait obtenue, mais en promettant la plus entière discrétion, la prisonnière étant recommandée à la sévérité du préfet par le roi lui-même.

Aussi était-ce pendant l'obscurité, entre dix et onze heures, que le chevalier devait être introduit dans la prison de sa femme.

En rentrant au palais sénatorial, qu'habitait, comme nous l'avons dit, le prince royal, le chevalier raconta à Son Altesse ce qu'il avait entendu répéter à la police des propos tenus par un officier américain sur la rencontre que celui-ci aurait faite en mer du général Bonaparte.

Le prince avait la vue longue, et il avait à l'instant même deviné les conséquences d'un pareil retour. Aussi la nouvelle lui avait-elle paru des plus importantes, et, pour en vérifier le degré de vérité, il avait prié le chevalier San Felice de se faire conduire à l'instant même a bord du bâtiment américain.

San Felice eût dans tous les temps obéi au prince avec la rapidité du dévouement ; mais, ce jour même, le prince l'avait comblé de bontés, et il regrettait de n'avoir, pour lui rendre service, qu'un ordre si simple à exécuter.

Le chevalier, le cas échéant, était chargé de ramener au prince le capitaine américain.

Il s'était donc, à l'instant même, rendu sur le port et, serrant soigneusement dans son portefeuille son ordre d'entrer dans la prison, il avait pris une de ces barques qui font des courses dans la rade et avait invité, avec sa douceur ordinaire, les mariniers qui la montaient à le conduire à la goëlette américaine.

Si vulgaire et si fréquent que soit l'événement, l'entrée d'un navire dans un port est toujours un événement. Aussi à peine le chevalier San Felice eût-il annoncé le but de sa course, que les mariniers, secondant ses désirs, mirent le cap sur le petit bâtiment, dont les deux mâts, gracieusement penchés en arrière, juraient par leur hauteur avec l'exiguïté de sa coque.

Une garde assez sévère se faisait à bord de la goëlette ; car à peine le matelot de quart eut-il aperçu la barque et jugé qu'elle se dirigeait vers le petit bâtiment, que le capitaine, rentré depuis une heure à peine de la Salute, fut prévenu de l'incident et monta rapidement sur le pont, suivi de son lieutenant, jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. Mais à peine eurent-ils jeté un coup d'œil rapide sur la barque, qu'avec l'accent de l'étonnement et de l'inquiétude, ils échangèrent quelques paroles, et que le jeune homme disparut par l'escalier qui conduisait au salon.

Le capitaine attendit seul.

Le chevalier San Felice, quoiqu'il n'y eût que deux marches à franchir pour monter sur le pont, crut devoir demander en anglais, au capitaine, la permission d'entrer à son bord. Mais celui-ci répondit par un cri de surprise, l'attira à lui et l'entraîna tout étonné sur une petite plate-forme située à l'arrière, entourée d'une balustrade de cuivre et formant tillac.

Le chevalier ne savait que penser de cette réception, qui, au reste, n'avait rien d'hostile, et il regarda l'Américain d'un œil interrogateur.

Mais, alors, celui-ci, en excellent italien :

– Je vous remercie de ne pas me reconnaître, chevalier, lui dit-il ; cela prouve que mon déguisement est bon, quoique l'œil d'un ami soit souvent moins perçant que celui d'un ennemi.

Le chevalier continuait de regarder le capitaine, tâchant de rassembler ses souvenirs, mais ne se rappelant pas où il avait pu voir cette physionomie loyale et vigoureuse.

– Je vais entrer dans votre vie, monsieur, lui dit le faux Américain, par un triste mais noble souvenir. J'étais au tribunal de Monte-Oliveto le jour où vous êtes venu sauver la vie à votre femme. C'est moi qui vous ai suivi et abordé au sortir du tribunal. Je portais alors l'habit d'un moine bénédictin.

San Felice fit un pas en arrière et pâlit légèrement.

– Alors, murmura-t-il, vous êtes le père ?

– Oui. Vous souvenez-vous de ce que vous me dîtes lorsque je vous fis cette demi-confidence ?

– Je vous dis : « Faisons tout ce que nous pourrons pour la sauver. »

– Et aujourd'hui ?

– Oh ! aujourd'hui, de tout cœur, je vous répète la même chose.

– Eh bien, moi, dit le faux Américain, je suis ici pour cela.

– Et moi, dit le chevalier, j'ai l'espoir d'y réussir cette nuit.

– Voudrez-vous me tenir au courant de vos tentatives ?

– Je vous le promets.

– Maintenant, qui vous conduit vers moi, puisque vous ne m'avez pas reconnu ?

– L'ordre du prince royal. Le bruit s'est répandu que vous apportiez des nouvelles très-graves, et le prince m'envoie à vous avec l'intention de vous conduire au roi. Répugnez-vous à être présenté à Sa Majesté.

– Je ne répugne à rien de ce qui peut servir vos projets et ne demande pas mieux que de détourner les regards de la police du véritable but qui m'amène ici. – Au reste, je doute qu'elle reconnaisse, sous ce costume et dans cette condition le frère Joseph, chirurgien du couvent du Mont-Cassin. Et reconnût-elle le frère Joseph, chirurgien du Mont-Cassin, qu'elle serait à cent lieues de se douter de ce qu'il vient faire à Palerme.

– écoutez-moi donc, alors.

– J'écoute.

– Tandis qu'avec le prince royal, vous irez au palais, et tandis que le roi vous y recevra, moi, avec une permission de la police, je pénétrerai jusqu'auprès de la prisonnière. Je vais lui faire part d'un projet arrêté aujourd'hui entre le duc, la duchesse de Calabre et moi. Si notre projet réussit, et je vous dirai ce soir quel est ce projet, vous n'avez plus rien à faire : la malheureuse est sauvée et l'exil remplace pour elle la peine capitale. Or, l'exil pour elle, c'est le bonheur : que Dieu lui donne donc l'exil ! Si notre projet échoue, elle n'aura plus, je vous le déclare, d'espoir qu'en vous. Ce moment venu, vous me direz ce que vous désirez de moi. Coopération active ou simples prières, vous avez le droit de tout exiger. J'ai déjà fait le sacrifice de mon bonheur au sien : je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie à la sienne.

– Oh ! oui, nous savons cela : vous êtes l'ange du dévouement.

– Je fais ce que je dois, et c'est dans cette ville même que j'ai pris l'engagement que je remplis aujourd'hui. Maintenant, vous sortirez du palais à la même heure à peu près où je sortirai de la prison ; le premier libre attendra l'autre à la place des Quatre-Cantons.

– C'est convenu.

– Alors, venez.

– Un ordre à donner, et je suis à vous.

On comprend le sentiment de délicatesse qui avait éloigné Salvato au moment où le chevalier était monté ; mais son père, jugeant de quelles angoisses il devait être agité, voulait, en s'éloignant de la goëlette, lui dire ce qu'il ne savait que très-superficiellement, c'est-à-dire les conditions dans lesquelles les choses se trouvaient.

Donc, tout était pour le mieux : Luisa était prisonnière mais vivante, et le chevalier San Felice, le duc et la duchesse de Calabre conspiraient pour elle.

Il était impossible qu'avec de pareilles protections, on ne parvînt pas à la sauver.

D'ailleurs, si l'on échouait, il serait là, lui, pour tenter, avec son père, quelque coup désespéré dans le genre de celui qui l'avait sauvé lui-même.

Joseph Palmieri remonta : le chevalier l'attendait dans le canot qui l'avait amené. Le faux capitaine donna, en effet, très-haut quelques ordres en américain, et prit place près du chevalier.

Nous avons vu comment les choses s'étaient passées au palais, et quelles nouvelles apportait le propriétaire de la goëlette ; il nous reste à voir maintenant ce qui, pendant ce temps-là, s'était passé dans la prison, et quel était le projet qui avait été arrêté entre le chevalier et ses deux puissants protecteurs, le duc et la duchesse de Calabre.

à dix heures précises, le chevalier frappait à la porte de la forteresse.

Ce mot de forteresse indique que la prison dans laquelle était renfermée la malheureuse Luisa était plus qu'une prison ordinaire : c'était un donjon d'état.

Ce fut donc au gouverneur que le chevalier fut conduit.

En général, les militaires sont exempts de ces petites passions qui, dans les prisons civiles, se mettent au service des haines de la puissance. Le colonel qui remplissait la charge de gouverneur reçut et salua poliment le chevalier, prit connaissance de l'autorisation qu'il avait de communiquer avec la prisonnière, fit appeler le geôlier en chef et lui ordonna de conduire le chevalier à la chambre de la personne qu'il avait la permission de visiter.

Puis, remarquant que la permission avait été délivrée sur la demande du prince et reconnaissant San Felice pour être un des familiers du palais :

– Je prie Votre Excellence, dit-il en prenant congé du chevalier, de mettre mes respects et mes hommages aux pieds de Son Altesse royale.

Le chevalier, touché de rencontrer cette courtoisie là où il craignait de se heurter à quelque brutalité, promit non-seulement de s'acquitter de la commission, mais encore de dire à Son Altesse royale combien le gouverneur avait eu d'égards à sa recommandation.

De son côté, le geôlier en chef, voyant la courtoisie avec laquelle le gouverneur parlait au chevalier, jugea que le chevalier était un très-grand personnage, et se hâta de le conduire avec toute sorte de saluts à la chambre de Luisa, située au second étage d'une des tours.

Au fur et à mesure qu'il montait, le chevalier sentait sa poitrine s'oppresser. Comme nous l'avons dit, il n'avait pas revu Luisa depuis la séance du tribunal, et ce n'était point sans une profonde émotion qu'il allait se trouver en face d'elle. Aussi, en arrivant à la porte de la chambre, et au moment où le geôlier allait mettre la clef dans la serrure, il lui posa la main sur l'épaule en murmurant :

– Par grâce, mon ami, un instant !

Le geôlier s'arrêta. Le chevalier s'appuya contre la muraille, les jambes lui manquaient.

Mais les sens des prisonniers acquièrent, dans le silence, dans la solitude et dans la nuit, une acuité toute particulière. Luisa avait entendu des pas dans l'escalier, et avait reconnu que ces pas s'arrêtaient à sa porte.

Or, ce n'était pas l'heure à laquelle on avait l'habitude d'entrer dans sa prison. Inquiète, elle était descendue de son lit, où elle s'était jetée tout habillée ; l'oreille tendue, les bras allongés, elle s'était rapprochée de la porte dans l'espoir de saisir quelque bruit qui lui permît de deviner dans quel but on venait la visiter au tiers de la nuit.

Elle savait que, jusqu'à l'heure de son accouchement, sa vie était sauvegardée par l'ange protecteur qu'elle portait dans son sein ; mais elle comptait les jours avec terreur ; elle allait accomplir son septième mois.

Pendant que le chevalier, appuyé à la muraille extérieure, et la main sur sa poitrine, tâchait de calmer les battements de son cœur, elle, de l'autre côté de la porte, écoutait donc, haletante et pleine d'angoisses.

Le chevalier comprit qu'il ne pouvait rester ainsi éternellement. Il fit un appel à ses forces, et, d'une voix assez ferme :

– Ouvrez maintenant, mon ami, dit-il au geôlier.

Ces paroles étaient à peine prononcées qu'il lui sembla, de l'autre côté de la porte, entendre un faible cri ; mais ce cri, si c'en était un, fut immédiatement étouffé par le grincement de la clef dans la serrure.

La porte s'ouvrit ; le chevalier s'arrêta sur le seuil.

à deux pas, dans l'intérieur de la chambre, baignée tout entière par un rayon de la lune qui passait à travers la fenêtre grillée, mais sans vitres, Luisa était agenouillée, blanche, les cheveux épars, les mains allongées sur ses genoux et pareille à la Madeleine de Canova.

Elle avait, à travers la porte, reconnu la voix de son mari, et elle l'attendait dans l'attitude où la femme adultère attendait le Christ.

Le chevalier, à son tour, poussa un cri, la souleva entre ses bras, et, à demi évanouie, l'emporta sur son lit.

Le geôlier referma la porte en disant :

– Quand Votre Excellence entendra sonner onze heures...

– C'est bien, lui répondit San Felice ne lui donnant pas le temps d'achever sa phrase.

La chambre demeura sans autre lumière que le rayon de lune qui, suivant le mouvement de la nocturne planète, se rapprochait lentement des deux époux. Nous eussions dû dire : de ce père et de cette fille. Rien n'était plus paternel, en effet, que ce baiser dont Luciano couvrait le front pâle de Luisa ; rien n'était plus filial que cette étreinte dont les bras tremblants de Luisa serraient Luciano.

Ni l'un ni l'autre ne disaient une parole : on entendait seulement des sanglots étouffés.

Le chevalier comprenait que la honte n'était pas la seule cause des sanglots de Luisa. Elle n'avait pas revu Salvato, elle avait entendu prononcer sa condamnation, elle ne savait pas ce qu'il était devenu.

Elle n'osait faire une question, et, par un sentiment d'exquise délicatesse, le chevalier n'osait répondre à sa pensée.

En ce moment, les angoisses de la mère se traduisaient par un mouvement si violent de l'enfant, que Luisa poussa un cri.

Le chevalier l'avait senti, et un frisson avait passé par tous ses membres ; mais, de sa voix douce :

– Tranquillise-toi, innocente créature, dit-il : ton père vit, il est libre et ne court aucun danger.

– Oh ! Luciano ! Luciano ! s'écria Luisa en se laissant glisser aux pieds de San Felice.

– Mais, continua vivement le chevalier, je suis venu pour autre chose : je suis venu pour parler de toi, avec toi, mon enfant chéri.

– De moi ?

– Oui, nous voulons te sauver, ma fille bien-aimée.

Luisa secoua la tête en signe qu'elle croyait la chose impossible.

– Je le sais, répondit San Felice répondant à sa pensée, le roi t'a condamnée ; mais nous avons un moyen d'obtenir ta grâce.

– Ma grâce ! un moyen ! répéta Luisa ; vous connaissez un moyen d'obtenir ma grâce ?

Et elle secoua la tête une seconde fois.

– Oui, reprit San Felice, et ce moyen, je vais te le dire. La princesse est grosse.

– Heureuse mère ! s'écria Luisa, elle n'attend pas avec terreur le jour où elle embrassera son enfant !

Et elle se renversa en arrière, sanglotant et se tordant les bras.

– Attends, attends, dit le chevalier, et prie pour sa délivrance : le jour de sa délivrance sera celui de ta liberté.

– Je vous écoute, dit Luisa, ramenant sa tête en avant et la laissant tomber sur la poitrine de son mari.

– Tu sais, continua San Felice, que, quand la princesse royale de Naples accouche d'un garçon, elle a droit à trois grâces, qui ne lui sont jamais refusées ?

– Oui, je sais cela.

– Eh bien, le jour où la princesse royale accouchera, au lieu de trois grâces, elle n'en demandera qu'une, et cette grâce sera la tienne.

– Mais, dit Luisa, si elle accouche d'une fille ?

– D'une fille ! d'une fille ! s'écria San Felice, à la pensée duquel cette alternative ne s'était pas présentée. C'est impossible ! Dieu ne le permettra pas !

– Dieu a bien permis que je fusse injustement condamnée, dit Luisa avec un douloureux sourire.

– C'est une épreuve ! s'écria le chevalier, et nous sommes sur une terre d'épreuves.

– Ainsi, c'est votre seul espoir ! demanda Luisa.

– Hélas ! oui, répondit San Felice ; mais n'importe ! Tiens (il tira un papier de sa poche), voici une supplique rédigée par le duc de Calabre, écrite par sa femme, signe-la, et fions-nous en Dieu.

– Mais je n'ai ni plume ni encre.

– J'en ai, moi, répondit le chevalier.

Et, tirant un encrier de sa poche, il y trempa une plume ; puis, soutenant Luisa, il la conduisit près de la fenêtre, pour que, éclairée par le rayon de la lune, elle pût signer.

Luisa signa.

– La ! dit-il en relevant la tête, je vais te laisser cette plume, cette encre et un cahier de papier ; tu trouveras bien moyen de les cacher quelque part : ils peuvent t'être utiles.

– Oh ! oui, oui, donnez, mon ami ! dit Luisa. Oh ! comme vous êtes bon et comme vous pensez à tout ! Mais qu'avez-vous, et que regardez-vous ?

En effet, les regards du chevalier s'étaient, à travers les doubles barreaux de la fenêtre, fixés sur la partie du port que l'on pouvait apercevoir par l'ouverture.

à trente ou quarante mètres du pied de la tour, se balançait la goëlette du capitaine Skinner.

– Miracle du ciel ! murmura le chevalier. Allons ! je commence à croire que c'est lui qui est destiné à te sauver.

Un homme se promenait de long en large sur le pont, et, de temps en temps, jetait un regard avide sur le fort, comme s'il eût voulu en sonder les murailles.

En ce moment, la clef grinça dans la serrure : onze heures sonnaient.

Le chevalier prit la tête de Luisa entre ses deux mains et dirigea son regard vers le pont du petit bâtiment.

– Vois-tu cet homme ? lui dit-il à voix basse.

– Oui, je le vois. Eh bien, après ?

– Eh bien, Luisa, cet homme, c'est lui.

– Qui, lui ? demanda la jeune femme toute frissonnante.

– Celui qui te sauvera si je ne te sauve pas, moi. Mais (il lui prit la tête et lui baisa passionnément le front et les yeux) je te sauverai ! je te sauverai ! je te sauverai !

Et il s'élança hors de la prison, dont la porte se referma sans que Luisa s'en aperçût.

Toute son âme était passée dans ses yeux, et ses yeux dévoraient de leur regard cet homme qui se promenait sur le pont de la goëlette.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente