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Chapitre CLXXV
Petits événements groupés autour des grands

Si la scène se fût passée de jour, au lieu de se passer dans la nuit, le chevalier se fût précipité par les escaliers, sans s'inquiéter du geôlier en chef, et en continuant de s'écrier : « Je la sauverai ! » Mais le corridor était dans l'obscurité la plus complète, n'ayant pas même le rayon de lune qui éclairait la prison de Luisa.

Force lui fut donc d'attendre le guichetier et sa lanterne.

Celui-ci le reconduisit avec les mêmes marques d'attention dont il l'avait comblé à son arrivée. Aussi, arrivé dans la cour, le chevalier mit-il la main à sa poche et, en tirant les quelques pièces d'or qu'elle contenait, les offrit-il au geôlier.

Celui-ci les prit et les pesa d'un air mélancolique dans sa main en secouant la tête.

– Mon ami, dit San Felice, c'est bien peu, je le sais ; mais je me souviendrai de toi, sois tranquille ; seulement, c'est à la condition que tu auras toute sorte d'égards pour la pauvre femme qui est ta prisonnière.

– Je ne me plains pas de ce que Votre Excellence me donne, tant s'en faut ! répondit-il. Mais, si Son Excellence voulait, elle pourrait, d'un mot, faire plus pour moi que je ne pourrai jamais faire pour elle.

– Et que puis-je faire pour toi ? demanda San Felice.

– J'ai un fils, Excellence, et, depuis un an, je sollicite sans pouvoir l'obtenir, son admission comme geôlier dans la forteresse. S'il y était, je le chargerais spécialement du service de la dame en question, dont je ne peux pas m'occuper, n'ayant que la surveillance générale.

– Je ne demande pas mieux, dit San Felice, qui pensa tout de suite au parti qu'il pouvait tirer de ce protecteur de bas étage. Et de qui dépend sa nomination ?

– Sa nomination dépend du chef de la police.

– T'es-tu déjà adressé à lui ?

– Oui ; mais, vous comprenez, Excellence, il faudrait pouvoir... (et il fit le geste d'un homme qui compte de l'argent), et je ne suis pas riche.

– C'est bien : tu feras une demande et tu me l'adresseras.

– Excellence, dit le geôlier en chef en tirant un papier de sa poche, pendant que vous étiez dans la chambre de la prisonnière, j'ai rédigé ma demande, pensant que vous seriez assez bon pour vous en charger.

– Je m'en charge, en effet, mon ami, dit le chevalier, et il ne dépendra pas de moi que tu n'obtiennes ce que tu désires. Si tu as besoin de moi, viens chez Son Altesse royale le duc de Calabre et demande le chevalier San Felice.

Et, mettant la pétition dans sa poche, le chevalier prit congé de son protégé, sortit de la forteresse et se dirigea vers la place des Quatre-Cantons, où, on se le rappelle, il avait rendez-vous avec le faux capitaine américain.

Celui-ci l'attendait, et, en l'apercevant, marcha droit à lui.

Tous deux s'abordèrent en s'interrogeant.

Joseph Palmieri raconta sa visite au roi, se félicita de la façon dont il avait été reçu et surtout de la certitude où il était maintenant de pouvoir rester à son mouillage, c'est-à-dire dans le voisinage du fort.

De son côte, le chevalier lui fit part de son projet, et, pour qu'il s'en rendit bien compte, lui donna à lire la demande en grâce rédigée par le duc de Calabre.

Joseph Palmieri s'approcha de la lampe d'une madone et lut ; dans sa distraction, le chevalier s'était trompé et lui avait donné à lire la supplique du geôlier en chef, au lieu de la demande en grâce du duc.

Mais Joseph Palmieri n'était pas homme à laisser passer à portée de sa main une circonstance qui pût lui être utile sans mettre la main dessus. Il commença par prendre l'adresse du futur geôlier : Tonino Monti, via della Salute, n°7 ; et, rendant la supplique au chevalier :

– Vous vous êtes trompé de papier, lui dit-il.

Le chevalier fouilla à sa poche et y trouva, en effet, le placet qu'il avait cru donner et en place duquel il avait donné la supplique du geôlier en chef.

Joseph Palmieri la lut avec plus d'attention encore que la première.

– Oui, sans doute, dit-il, si Ferdinand a un cœur, il y a une chance ; mais je doute qu'il en ait un.

Et il remit la demande en grâce au chevalier.

– à quelle époque, demanda-t-il, comptez-vous sur l'accouchement de la princesse ?

– Mais elle attend sa délivrance du jour au lendemain.

– Attendons comme elle, dit Palmieri. Mais, si le roi refuse, ou si elle accouche d'une fille ?...

– Alors, vous recevrez cette même supplique déchirée en morceaux, ce qui voudra dire que vous pouvez agir à votre tour, attendu que, de notre côté, il n'y aura plus d'espoir ; ou sinon ce seul mot : SAUVEE ! vous dira tout ce que vous aurez besoin de savoir. Seulement, vous me donnez votre parole de ne rien tenter d'ici là ?

– Je vous la donne ; seulement, vous me permettrez de m'informer topographiquement de la chambre qu'occupe la prisonnière dans la forteresse ?

Le chevalier saisit la main de son interlocuteur, en la lui serrant avec un mouvement de fiévreuse énergie.

– La jeunesse est puissante devant le Seigneur, dit-il. La fenêtre de la prisonnière donne directement sur la goëlette le Runner.

Et il s'éloigna rapidement en cachant son visage dans son manteau.

Le chevalier ne s'était pas trompé, et, cette fois encore, les sympathiques effluves de la jeunesse avaient divisé leurs courants magnétiques. à peine le chevalier avait-il quitté la chambre de Luisa, après lui avoir fait remarquer cet homme, qui, à une demi-encablure du pied de la forteresse, se promenait pensif sur le pont de la goëlette, que Salvato – car c'était bien Salvato lui-même – crut entendre passer dans l'air son nom emporté par la brise de la nuit.

Il leva la tête, ne vit rien et crut s'être trompé.

Mais le même son frappa une seconde fois son oreille.

Ses yeux se fixèrent alors sur l'ouverture sombre qui se dessinait dans la muraille grise, et, à travers les barreaux de cette ouverture, il crut voir s'agiter une main et un mouchoir.

Le cri correspondant à celui qui sortait du cœur de la prisonnière s'élança du sien, et les ondes de l'air frémirent de nouveau, agitées par ces deux syllabes : « Luisa ! »

Le mouchoir se détacha de la main, flotta un instant dans l'air et tomba au pied de la muraille.

Salvato eut la prudence d'attendre un instant, de regarder autour de lui si personne n'avait vu ce qui venait de se passer, et, s'étant assuré que tout était bien resté entre lui et la prisonnière, sans prévenir aucun des hommes de l'équipage, il mit le youyou à la mer, et, comme un pêcheur qui tend ses lignes, il s'approcha de la plage.

Un espace de terrain d'une dizaine de mètres séparait le quai du pied du mur de la prison, et le bonheur voulut qu'aucune sentinelle n'y fût placée.

Salvato amarra son canot au rivage, ne fit qu'un bond, se trouva au pied de la muraille, ramassa le mouchoir et revint au canot.

à peine y avait-il repris sa place, qu'il entendit le pas mesuré d'une patrouille ; mais, au lieu de s'éloigner du quai, ce qui eût pu donner des soupçons, il enfonça le mouchoir dans sa poitrine et resta dans le canot, faisant avec sa ligne ce mouvement de haut en bas que fait un homme qui pêche à la palangre.

La patrouille parut au pied de la tour ; le sergent qui la commandait se détacha des rangs et s'approcha du canot.

– Que fais-tu là ? demanda-t-il à Salvato, vêtu en simple marin.

Celui-ci lui fit répéter la question une seconde fois, comme s'il n'eût pas compris ; puis :

– Vous le voyez bien, répondit Salvato avec un accent anglais très-prononcé, je pêche.

Quoique détestés par les Siciliens, les Anglais devaient à la présence de Nelson certains égards que l'on n'accordait point aux individus des autres nations.

– Il est défendu d'amarrer des bateaux au quai, répondit le chef de la patrouille, et il y a de la place dans le port pour pêcher sans venir pêcher ici. Au large donc, l'ami !

Salvato fit entendre un grognement de mauvaise humeur, tira du fond de la mer sa palangre, à laquelle il eut la chance de trouver pendu un calamaris, et rama vers la goëlette.

– Bon ! dit le sergent en rejoignant sa patrouille, voilà qui le changera de son bœuf salé.

Et, enchanté de la plaisanterie, il disparut un instant sous une voûte dont il explora la profondeur sombre, reparut et continua sa ronde de nuit en longeant les murs extérieurs de la forteresse.

Quant à Salvato, il s'était déjà plongé dans l'intérieur de la goélette, baisant le mouchoir marqué d'une L, d'une S et d'une F.

Un des quatre coins était noué ; il y porta vivement la main et sentit un papier.

Sur le papier étaient écrits ces mots :

« Je t'ai reconnu, je te vois, je t'aime ! Voici mon premier moment de joie depuis que je t'ai quitté.

» Mon Dieu, pardonnez-moi si c'est parce que j'espère en lui que j'espère en vous !

» Ta LUISA. »

Salvato remonta sur le pont ; ses yeux se reportèrent immédiatement vers l'ouverture.

La main blanche se dessinait toujours sur les barreaux sombres.

Salvato secoua le mouchoir, le baisa, et son nom passa de nouveau à son oreille avec la brise de la nuit.

Mais, comme il eût été imprudent, par une nuit aussi claire, de continuer un semblable échange de signes, Salvato s'assit et demeura immobile, tandis qu'à travers le double barreau, son œil, habitué aux ténèbres, pouvait encore distinguer la blanche apparition, vers laquelle ne le guidait plus la main imprudente.

Quelques instants après ; on entendit le bruit d'une double rame qui battait la mer, et l'on vit, à travers le labyrinthe de bâtiments qui couvraient le port, s'avancer une barque qui s'arrêta au pied du petit escalier de la goëlette.

C'était Joseph Palmieri qui rentrait à bord.

– Bonne nouvelle ! s'écria en anglais Salvato, s'élançant dans les bras de son père. Elle est là, là, à cette fenêtre ! Voilà son mouchoir et une lettre d'elle !

Joseph Palmieri sourit d'un ineffable sourire et murmura :

– ô pauvre chevalier ! tu avais bien raison de dire : « La jeunesse est puissante devant Dieu ! »

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